Des Yéménites à la recherche de survivants après le bombardement par l'aviation de la coalition arabe de leur maison dans la vieille ville de Sanaa, le 12 juin 2015. © MOHAMMED HUWAIS / AFP
Le Point -
À l'abri des regards, le pays le plus pauvre de la péninsule arabique vit un véritable drame humanitaire. Depuis le début de l’opération militaire arabe lancée le 26 mars par l’Arabie saouditecontre les rebelles chiites houthis, au moins 2 600 personnes, dont un grand nombre de civils, ont perdu la vie. Quelque 11 000 ont été blessées, et plus d’un demi-million de personnes ont été déplacées. "La situation est catastrophique et se détériore de jour en jour", s'alarme Grant Pritchard, responsable de l'ONG Oxfam pour le Yémen. "21 millions de Yéménites sont aujourd’hui touchés par le blocus de facto exercé sur le pays, soit 80 % de la population."
Baptisée "Tempête décisive" avant d’être renommée "Restaurer l’espoir", la campagne militaire dirigée par Riyad vise officiellement à appliquer les termes de la résolution 2216 du Conseil de sécurité de l’ONU. Adopté le 14 avril, le texte exhorte les rebelles houthis (issus du zaïdisme, une branche dissidente du chiisme qui représente un tiers de la population yéménite) de se retirer des zones conquises depuis septembre 2014 (notamment la capitale Sanaa) afin de permettre le retour au pays du président légitime Hadi, élu en février 2012 et réfugié en Arabie saoudite.
Entre les lignes, le royaume saoud souhaite avant tout reprendre la main dans un pays qu’il a toujours considéré comme son arrière-cour face à l’Iran chiite, son grand rival régional et principal soutien des rebelles houthis. Pour éviter que ces derniers ne soient alimentés en armes par Téhéran, les Saoudiens ont réussi à imposer à l’ONU un embargo sur les armes en direction des combattants chiites. "Dans les faits, cet embargo s’est traduit par un véritable blocus sur les biens de première nécessité", pointe Lucile Grosjean, chargée de plaidoyer pour l'ONG Action contre la faim. "Presque plus aucun avion n'atterrit au Yémen, quasiment plus aucun bateau n'accoste", s'alarme l'humanitaire. "Or, le pays dépend déjà à 90 % des importations pour ce qui est des produits alimentaires, et à 50 % pour le fuel."
La pénurie de carburant a en effet de graves conséquences sur la vie quotidienne des Yéménites, qui s'en servent aussi bien pour faire fonctionner leurs générateurs électriques que pour filtrer l'eau. "20 millions d'habitants n'ont plus accès à l'eau potable, et beaucoup de villes n'ont bénéficié au cours des dernières semaines que de quelques heures d'électricité", pointe ainsi Grant Pritchard de l'ONG Oxfam. "Des millions de personnes risquent de mourir à cause du conflit, des maladies et de la faim", s'insurge Hanibal Abiy Worku, directeur des opérations de Norwegian Refugee Council (ONG norvégienne) au Yémen. "Que le monde continue à regarder en toute indifférence le désastre humanitaire sans précédent qui se déroule actuellement au Yémen est inacceptable et irresponsable."
En effet, outre la crise humanitaire en cours, les populations civiles sont également en première ligne de l'imposante campagne de bombardements saoudiens. "Les frappes aériennes et les combats sur le terrain ont été menés de façon indiscriminée, détruisant de nombreuses cibles - des écoles, des hôpitaux et des générateurs électriques - en violation du droit humanitaire", souligne Grant Pritchard. En témoigne la destruction des locaux de l'ONG Action contre la faim à Sanaa, anéantis par une explosion pourtant survenue à plusieurs centaines de mètres de là.
"Les grandes villes du pays sont très densément peuplées, ce qui provoque beaucoup de victimes collatérales", rappelle Lucile Grosjean, qui invite la coalition arabe à respecter le "principe de proportionnalité", c'est-à-dire d'éviter de provoquer des pertes civiles et des dommages matériels excessifs par rapport à l'avantage militaire conféré. Et les Saoudiens sont désormais également accusés de détruire des sites historiques, après qu'ils ont réduit en cendres plusieurs maisons de la vieille ville de Sanaa, inscrite au patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco.
"La logique saoudienne est de couper des têtes (parmi les chefs de la rébellion, NDLR)", analyse David Rigoulet-Roze, spécialiste de la région rattaché à l'Institut français d'analyses stratégiques (Ifas). "Or, ces chefs ne se cachent pas dans des casernes militaires mais dans des maisons de particuliers". Si elle se défend de viser délibérément des civils, la coalition arabe accuse en revanche les rebelles houthis de cacher leur arsenal en pleine ville. La situation rappelle à s’y méprendre les dernières guerres de Gaza. Pour justifier le grand nombre de pertes chez les populations palestiniennes, Israël a toujours accusé les combattants du Hamas de se cacher, ainsi que leurs armes, au beau milieu des civils.
Sauf qu’à la différence des opérations israéliennes à Gaza, dévastatrices mais n'excédant jamais un mois, la guerre saoudienne au Yémen est partie pour durer. Car en deux mois et demi de conflit, la donne n'a nullement changé sur le terrain. "Écrasante, la campagne aérienne saoudienne a détruit nombre de bases militaires houthis", indique le spécialiste David Rigoulet-Roze. "Mais elle n'a en revanche pas réussi à repousser les rebelles qui conservent la maîtrise sur une grande partie du territoire yéménite." Les miliciens chiites ont même réussi à étendre leur empire en s'emparant dimanche d'al-Hazem, capitale de la province de Jawf (Nord), se rapprochant dangereusement de l'Arabie saoudite, désormais régulièrement ciblée par des tirs de roquettes rebelles à sa frontière.
De l'avis des spécialistes, la campagne militaire arabe n’aura aucun effet sans intervention terrestre. Or, l’Égypte et le Pakistan, les deux plus grandes armées de la coalition, y sont pour l'heure opposés. "Les Saoudiens n’ont pas les moyens d’intervenir au sol en raison de la faiblesse de leurs forces terrestres, qui plus est face à des houthis extrêmement efficaces sur le terrain", analyse David Rigoulet-Roze. "Mais les rebelles chiites aussi sont en fâcheuse posture, car, aux yeux de la population yéménite, c'est leur logique d’appropriation territoriale entamée en 2014 qui a provoqué la guerre et entraîné le désastre humanitaire auquel on assiste. Ils en partagent donc la responsabilité avec la coalition."
Difficile, dès lors, d'imaginer une percée lors des pourparlers de paix qui se tiennent depuis lundi à Genève sous l'égide de l'ONU, bien que le secrétaire des Nations unies, Ban Ki-moon, ait réclamé une trêve humanitaire de deux semaines pour le Ramadan. Pour sa part, Lucile Grosjean renvoie les deux camps dos à dos et préfère interpeller les membres du Conseil de sécurité qui ont voté la résolution onusienne entraînant le blocus. "Des États comme la France et les États-Unis sont engagés au niveau des droits de l'homme à travers plusieurs traités et ont une responsabilité à ce titre", rappelle l'humanitaire d'Action conte la faim. "Or, c'est la population yéménite dans son ensemble qu est punie par l’intervention de la communauté internationale. Et en soutenant cette opération, Paris et Washington ne respectent pas leurs engagements."