La guerre est une affaire trop sérieuse pour être confiée à des militaires, disait Clemenceau. Je me demande si aujourd’hui elle n’est pas devenue trop sérieuse pour être confiée à nos politiques. Ou plutôt, si nos politiques ne sont pas devenus trop peu sérieux pour s’occuper d’elle.
Prenez par exemple notre politique de défense et de sécurité : Le 12 novembre, notre gouvernement était convaincu qu’on pouvait réduire les dépenses de défense sans mettre en danger la sécurité des français, au point de faire voter une Loi de Finances dans ce sens. Le 14 novembre, il était convaincu du contraire au point d’annoncer un vote en sens contraire. En quarante-huit heures, le gouvernement a changé du tout au tout une position qui concerne la plus régalienne des politiques publiques et qui par conséquent – du moins on aimerait le croire – a du faire l’objet de mois de mûre réflexion, de consultations, de discussions, d’arbitrages.
Comment expliquer qu’en deux jours et sans le moindre travail de fond on fasse demi-tour sur une telle question ?
Peut-on improviser sur une affaire qui concerne la défense du pays ?
Et ce n’est pas le seul domaine. Pensez à la « déchéance de nationalité », par exemple. Une vieille revendication du Front National qui, à l’aube du 13 novembre, était encore qualifiée par tous les ténors de la majorité parlementaire d’irréaliste, de contraire à la tradition républicaine, d’un premier pas vers le fascisme. Quelques coups de Kalachnikov plus tard, le Président se déclare lui-même est prêt à la porter solennellement devant le Congrès réuni à Versailles. Avec en prime une réforme de la Constitution aux contours flous mais dont on se dit qu’elle aura été préparée dans un temps record. A-t-on demandé l’avis des juristes avant de proposer de telles mesures ?
A-t-on organisé le moindre débat d’experts, la moindre consultation, a-t-on consulté les militants des partis politiques ?
Non. Cela a été décidé dans le huit clos du président avec ses conseillers en communication, probablement. Et si je dis « probablement », c’est parce que je vois quotidiennement comment des décisions qui engagent le pays sur des longues périodes sont prises.
La première question n’est pas de savoir en quoi consiste la mesure, mais qu’est ce qu’on met dans le communiqué de presse, que dira tel ou tel lobby, tel ou tel journaliste. Que la mesure marche ou pas, on s’en fout. Tout cela traduit un formidable mépris non seulement pour les « experts », mais aussi et surtout pour toute réflexion à long terme, de tout processus d’élaboration rationnelle des politiques publiques.
Finalement, à quoi bon tous ces mois de travail, de réunions, de consultations puisqu’on peut faire aussi bien en trois coups de cuillère à pot et dans l’urgence ? A quoi bon prendre des positions solides, débattues par les militants dans un congrès, puisqu’une crise peut faire d’une mesure qualifiée de « fasciste » une mesure « républicaine » ?
On s’imagine – à tort, croyez-moi – que nous vivons dans un Etat technocratique. Que les politiques publiques sont pensées, réfléchies, construites par des techniciens et des experts. Mais ça, c’était avant, quand on réunissait des véritables commissions qui produisaient des vrais rapports confidentiels (1) pour orienter la décision, et non pas des comités Théodule dont le but est de produire un rapport « transparent » pour justifier auprès du public des politiques décidées à l’avance en fonction de considérations électorales.
L’Etat technocratique qui a reconstruit la France après 1945 est mort. Que sa mort soit – espérons-le – provisoire n’implique pas qu’on ne doive le considérer aujourd’hui comme disparu. Ceux qui le vouaient aux gémonies ont eu ce qu’ils voulaient : un Etat véritablement gouverné uniquement et exclusivement par les politiques et par les politiques seuls.
Une telle constatation pourrait conduire le citoyen à se réjouir. A priori, quoi de mieux qu’un Etat gouverné par les représentants du peuple ? Le problème, c’est que dans un système démocratique l’homme politique est toujours soumis à la tentation de séduire l’électeur en s’adressant à ses émotions plutôt qu’à sa Raison. Pour gagner un débat d’experts, il faut des arguments solides et sérieux. Mais sur l’arène politique, on peut gagner l’adhésion par le rire ou les larmes, faire jouer la peur, la honte, l’avarice.
Ce changement express dans les politiques publiques traduit cet appel à l’émotion. Hollande a tout de suite compris combien cette crise pouvait permettre au « président normal » de se transformer en « président sécuritaire » et de couper ainsi l’herbe sous le pied du candidat Sarkozy. Et peu importe si cela renforce le Front National, puisque l’important pour le candidat socialiste est de passer devant celui de LR au premier tour.
L’ennui, c’est qu’enfourcher la politique sécuritaire s’apparente à chevaucher un tigre. Une fois dessus, on a du mal à descendre sans se faire bouffer par le félin.
Et dans ces affaires, il n’y a que le premier pas qui coûte : une fois qu’on a repris deux ou trois idées chez le FN, pourquoi ne les reprendre toutes ?
Si la déchéance de nationalité pour les terroristes devient moralement acceptable, pourquoi serait-elle moralement inacceptable pour les autres ? Il n’est pas inutile de rappeler la dérive des socialistes au pouvoir pendant la guerre d’Algérie, qui de concession en concession a conduisit Guy Mollet et les siens à couvrir la torture et les exécutions extrajudiciaires. On n’en est pas là aujourd’hui, mais pensez-vous que si la victoire en 2017 était à ce prix Hollande et les siens hésiteraient ? Leur volte-face de cette semaine me dit que la réponse est négative.
Descartes
(1) On n’insistera jamais assez sur ce point. Pour penser librement, il faut être protégé de la pression de l’opinion. Lorsque vous savez que chacune de vos paroles sera diffusée, interprétée, manipulée, déformée en fonction des intérêts de chacun, utilisée pour faire pression sur celui qui vous a commandé le rapport, vous apprendrez rapidement à ne plus rien dire qui ne soit consensuel, neutre, lisse. La transparence – thème à la mode dans les écoles de management – tue le débat, la discussion, la pensée. De peur de déplaire, on ne dit que ce qui est « acceptable ».