Parler ou écrire en français est désormais ringard dans certaines sphères, et l’européisme ambiant, de mauvais aloi, s’écrit en anglais. Il s’agit d’une question de classe, en sciences l’enjeu est d’importance.
L’usage du français est un enjeu national et international. Nous nous en tiendrons à l’aspect national : c’est un enjeu pour la démocratie, qui intéresse directement la pratique scientifique et le travail. Le français est la langue officielle de la République. Mais on voit l’anglais s’introduire dans des textes officiels, et il est question de reconnaître les langues dites « régionales » comme égales au français dans des documents officiels. Ainsi, dans le préambule de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires on trouve : « Considérant que le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique constitue un droit imprescriptible. » En fait c’est le droit de ne pas parler français. La SNCF, société anciennement nationale, lance une campagne de communication baptisée « Smiles ». La signification politique est claire : réduire la nation à un cadre inconsistant, dans une Europe atlantisée et morcelée en régions niant les frontières nationales. La menace est sérieuse. Redresser la barre est une exigence démocratique.
Le français n’est pas la seule langue pratiquée en France, l’arabe en particulier y a sa place, et dans certaines écoles les classes sont une mosaïque de langues de tous les continents. Si l’on n’y veille pas, l’usage du français est discriminant parmi les élèves. Mais, si on y veille, c’est au contraire un facteur de cohésion et de succès. La pratique du français ne s’oppose pas à celle d’autres langues, au contraire : on devrait, dans les collèges, faire une place plus grande aux autres langues, et pas seulement à l’anglais. On peut en dire autant du travail. Pour travailler et pour lutter, les travailleurs ont besoin du français comme langue commune, maternelle ou non.
Mais c’est la pratique de l’anglais qui joue un rôle discriminatoire : les états-majors de l’industrie communiquent en anglais, les ingénieurs et les cadres sont tentés de les imiter, l’anglais comme langue dominante est un élément de domination pour la classe dominante.
Que dire de la science ? Dans l’optique d’une appropriation collective des connaissances scientifiques, le français a un rôle majeur ; dans l’optique d’une subordination de la recherche aux intérêts dominants, l’anglais a un rôle exclusif. L’exclusivité de l’anglais a tendance à s’affirmer actuellement, et les arguments ad hoc ne manquent pas : c’est la langue qui permet la communication des chercheurs du monde entier, c’est celle des plus grandes revues scientifiques. On ne peut rester confiné au français ; les jeunes en particulier ne peuvent se faire reconnaître et apprécier que s’ils communiquent avec leurs pairs dans le monde entier, et là c’est l’anglais qui s’impose comme véhicule.
Il est bon pour s’orienter de regarder un peu en arrière. En 1982, le ministère de la Recherche et de la Technologie avait lancé des programmes mobilisateurs, et la mission interministérielle de l’information scientifique et technique (MIDIST) avait la charge de deux d’entre eux :
« La promotion du français langue scientifique » et « La diffusion de la culture scientifique et technique ». Le ministre était Jean- Pierre Chevènement, et j’étais président de la MIDIST. La culture scientifique s’est répandue, dans toute la France et dans tous les domaines, et l’on ne parle aujourd’hui de son insuffisance que parce qu’elle existe et qu’on devrait mieux faire. Et la langue de diffusion de cette culture est le français. Mais la pratique du français dans les milieux de la recherche a reculé de façon spectaculaire. Le dernier épisode, cautionné par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, est la création des « graduate schools ». Les articles originaux sont maintenant presque tous en anglais dans les sciences de la nature. Certaines grandes écoles recrutant des enseignants chercheurs ne leur demandent des CV qu’en anglais !
Pratiquer le français comme une langue scientifique vivante, c’est s’inscrire dans une démarche de reconnaissance de langues du monde entier dans l’élaboration d’un monde postcapitaliste.
Il faut aussi regarder ce qui se passe dans le monde. Le français est la langue d’autres peuples que le peuple français, et il est largement pratiqué. Le journal l’Humanité a publié le 25 février 2014 un excellent article sur les perspectives de la francophonie, fondé à la fois sur les actions de terrain dont le signataire, Jean-Claude Mairal, est familier et sur le récent rapport parlementaire « Pour une ambition francophone », accessible sur http://assemblée-nationale.fr.
Le monde change et va changer. Les modes de communication changent la donne pour toutes les langues. Il est imprudent de ne miser que sur l’anglais comme il est imprudent de croire le capitalisme éternel. Déjà aujourd’hui la Chine, naguère méprisée, fait figure de grande puissance scientifique, et le volume des publications chinoises, toujours méprisées, est considérable… et elles se feront de plus en plus en mandarin. Si l’on ne diversifie pas l’accès aux sources par la pratique de langues variées, l’avance scientifique des pays capitalistes développés peut s’effondrer. Pratiquer le français comme une langue scientifique vivante, c’est au contraire s’inscrire dans une démarche de reconnaissance de langues du monde entier dans l’élaboration d’un monde postcapitaliste.
Lipót (Léopold) Fejér est célèbre pour un théorème qu’il a établi en 1900, quand il avait vingt ans, et qui a renouvelé l’étude des séries de Fourier. Il a publié ses travaux dans les revues internationales de l’époque, en allemand et en français, exceptionnellement en anglais ; par exemple, son théorème de 1900 a été publié en français aux Comptes rendus de l’Académie des sciences. Ses oeuvres complètes traduites ont été publiées en 1970, et on y découvre qu’il a aussi publié en hongrois, sous forme souvent plus développée que dans les articles en langues étrangères, la quasi-totalité de sa production scientifique. C’était à dessein, et il s’en est expliqué : les Hongrois, en particulier les jeunes Hongrois, doivent disposer dans leur langue de toutes les connaissances nouvelles et du vocabulaire qui s’y attache. Dans la foulée, les Hongrois ont été pionniers dans l’édition de revues mathématiques pour les jeunes. Cela a eu des effets mesurables : les Hongrois ont occupé à partir de 1920 une place en mathématiques et en physique (prix Nobel et autres grands prix) hors de proportion avec leur effectif numérique.
LE JAPONAIS LANGUE MATHÉMATIQUE
Kyoshi Itô est un grand nom de la théorie moderne des probabilités. L’intégrale d’Itô s’avère être un outil indispensable dans la résolution des équations différentielles stochastiques, c’est-à-dire dont les données dépendent du hasard.
De ce fait, le nom d’Itô apparaît constamment dans les mathématiques financières, avec lesquelles il n’a aucun lien d’intérêt. L’intégrale d’Itô est exposée dans de nombreux ouvrages qui font figure de classiques du sujet. Mais l’édition des oeuvres d’Itô a révélé une source qui était inconnue hors du Japon : le premier article d’Itô sur le sujet, écrit en japonais, et traduit en anglais à l’occasion de la publication des OEuvres.
Cet article est lumineux, bien plus facile et agréable à lire que les exposés classiques. Les Japonais en ont bénéficié avant tout le monde. On peut penser que l’essor remarquable des probabilités au Japon a quelque chose à voir avec cet atout.
L’habilitation à diriger des recherches est décernée par les universités françaises sur la base de travaux suivant la thèse de doctorat. Elle est requise pour les positions de professeurs dans les universités. Les jurys sont composés comme ceux des thèses de doctorat, avec des membres et des rapporteurs, souvent étrangers.
En novembre 2013, un jeune mathématicien que je connais et que j’apprécie m’a adressé la version écrite de son habilitation, avant la soutenance orale. Tout était rédigé en anglais, à commencer par la page de couverture. Nous avons eu un échange de courriels, et il s’est révélé que c’était la demande de l’université : la première version était en français. Finalement, l’habilitation a été soutenue en français, avec une version écrite qui comprenait la présentation en français et la traduction en anglais.
Il s’agit d’une habilitation sur un sujet que j’avais travaillé autrefois et qui m’intéressait. Toute la présentation s’est passée en anglais, écrit comme oral. La raison invoquée était la présence dans le jury de professeurs asiatiques supposés ignorer le français. Puis est venue la discussion, en anglais d’abord naturellement.
Mais quand est venu le tour des Asiatiques, ils se sont mis à parler en français. La suite s’est passée en français. Le comique de la situation n’a échappé à personne.
Jean Pierre KAHANE
*Jean-Pierre KAHANE est mathématicien. Il est professeur émérite à l’université Paris-Sud, Orsay. Il est directeur de Progressistes. |