Le 8 février, le gouverneur de la Banque de France et le président de la Bundesbank allemande prenaient la plume pour une tribune commune parue simultanément dans Le Monde et dans la Süddeutsche Zeitung. En tant que membres du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE), ils ne manquent jamais une occasion de rappeler la sacro-sainte indépendance des banquiers centraux. Ceux-ci ne doivent, selon les traités européens, ni solliciter ni accepter les remarques ou les conseils des élus nationaux. En revanche, nul texte ne leur interdit de distribuer urbi et orbi suggestions, propositions, et même consignes.
En l’espèce, ils ne s’en privent guère. Martelant d’emblée que « l’avenir de l’Europe ne peut se bâtir sur une renationalisation » mais bien plutôt sur « une monnaie solide » et des « valeurs fortes » (et même cotées, préciserait un esprit espiègle), ils mettent en garde sur la gravité des dangers : « montée du terrorisme », « afflux massif de réfugiés » et « tendances nationalistes (qui) s’exacerbent dans plusieurs Etats membres ». C’est fou comme le champ des prérogatives des banquiers centraux est vaste ! Les auteurs, qui signent pourtant ès qualité, précisent du reste que leur texte ne porte pas essentiellement sur la politique monétaire, domaine dont on croyait naïvement qu’il délimitait leur compétence institutionnelle.
Leur intervention intervient à un moment où les dirigeants européens les plus éminents ne cachent plus leur inquiétude quant à l’avenir même de l’Union européenne, confrontée à une « polycrise » de nature et d’ampleur inconnue depuis sa fondation, il y près de soixante ans.
Qu’à cela ne tienne, écrivent François Villeroy de Galhau et Jens Weidmann : il faut renforcer « trois piliers économiques » qui nous assureront enfin un avenir radieux. Le premier – qui brille par son côté aussi original qu’inattendu… – est constitué des « réformes structurelles nationales » qu’il faut « mener avec détermination ». C’est pourtant ce que font depuis quelques années les gouvernements – mais, manifestement, les banquiers estiment que ça ne va pas assez vite. Il faut donc hâter le pas, en France en particulier, pour réformer le marché du travail, le système d’éducation, et le droit fiscal, « au-delà » des mesures récentes d’allègements pour les entreprises (CICE, Pacte de responsabilité…). Comble de l’audace, les auteurs plaident également… pour un nouveau renforcement de la concurrence sur le marché des biens et des services.
Le deuxième pilier consiste en un « programme ambitieux d' »union de financement et d’investissement » ». Là, nos amis banquiers sont vraiment dans leur élément : ils plaident pour que l’« épargne abondante » soit mieux mobilisée à travers l’encouragement à l’émission d’actions par les entreprises.
Enfin, le troisième pilier n’est pas le moindre : il faut renforcer « la gouvernance de la zone euro ». Les différents Etats avaient vu leurs prérogatives notamment budgétaires drastiquement réduites à la faveur de la crise des dettes publiques (à partir de 2011), notamment par la mise en place du Traité européen sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), le « six-Pack », le « two-Pack », le semestre européen – autant de trouvailles européennes qui dessaisissaient déjà les gouvernements et les parlements de leur pouvoir sur leurs propres budgets nationaux.
Ca ne va pas encore assez loin, tonnent MM. Weidmann et Villeroy, qui vilipendent « l’asymétrie actuelle entre souveraineté nationale et solidarité commune ». Comprendre : il subsiste encore trop de souveraineté.
Dès lors, la solution « la plus simple » – on ne louera jamais assez le pragmatisme des banquiers – serait que « les Etats membres de la zone euro consentent à un partage de la souveraineté et des pouvoirs au niveau européen ». Comme le terme « partage » signifie bien sûr « abandon », leur proposition viserait en particulier à créer un « Trésor commun à la zone euro, conjointement avec un conseil budgétaire indépendant » – indépendant des peuples, faut-il le préciser ?
Les auteurs reprennent ainsi à leur compte ledit « rapport des cinq présidents » publié l’année dernière, piloté en particulier par Mario Draghi et Jean-Claude Juncker, dont le propos était identique, mais qui n’a pas abouti. Toujours moins de marge de liberté pour les Etats, tel est le mot d’ordre commun des élites dirigeantes.
Un tel objectif peut être atteint par une autre voie, précisent les banquiers centraux : « si les gouvernements et les parlements de la zone euro reculaient devant la dimension politique d’une véritable union, il ne resterait comme option envisageable qu’une approche fondée sur (…) des règles encore plus fortes ».
On comprend le souci de nos malheureux banquiers, qui s’affichent comme des « Européens engagés » : sans abandon total de souveraineté nationale, l’euro, qui règne sur des économies aux caractéristiques très différentes, ne peut tenir dans la durée. C’est donc d’une fuite en avant permanente qu’eux et leurs semblables se font les avocats angoissés.
D’autant plus angoissés que c’est précisément cette intégration « sans cesse plus étroite » qui provoque un rejet populaire croissant de l’UE, d’un bout à l’autre du continent. Face à cela, les « Européens engagés » continuent à ânonner le principe bien connu selon lequel : ce qui n’a pas marché avec l’Europe marchera… avec plus d’Europe.
Un principe qui est appliqué depuis des lustres avec le succès que l’on connaît… Pour combien de temps encore ?
Article de Pierre Lévy
initialement paru sur le site de RT France.
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