Chère Madame Royal,
D’abord, j’ai cru à une plaisanterie : un appel de votre chef de cabinet adjoint me demandant si j’acceptais d’être décoré de la Légion d’honneur. J’ai retenu mon envie de rire. Et puis le courriel est arrivé, confirmant la proposition.
Je vous remercie de votre attention, mais ai l’honneur de refuser cette distinction. Elle me parait tout à fait incompatible avec l’exercice du métier de journaliste, dont un principe de base est, pour assurer sa liberté, de se tenir à distance des personnes de pouvoir et d’en refuser les avantages ou distinctions qu’elles voudraient lui prodiguer.
Permettez-moi, d’ailleurs, de vous rappeler l’état déplorable de la liberté de la presse :
- Quasiment tous les grands médias, écrits et audiovisuels, appartiennent à des milliardaires ou à des grandes entreprises. Voyez cette carte, dressée par Acrimed et Le Monde diplomatique :
- La liberté de la presse subit des attaques régulières : loi sur le « secret des affaires » en 2015, procès d’oligarques contre les médias libres, ou, en ce moment, projet de loi « Egalité et citoyenneté » ;
- Les journalistes sont de plus en plus fréquemment empêchés d’informer le public : qu’ils subissent des violences policières (comme l’a constaté le Rapport de la mission d’information civile sur les actions de maintien de l’ordre établi par Reporterre), ou qu’ils soient poursuivis en justice sous des prétextes fallacieux, comme notre confrère Gaspard Glanz ;
- Une journaliste de M6 et un photographe molestés à Rennes, le 2 juin.
- Et le journalisme environnemental est particulièrement visé dans le monde : depuis 2010, dix journalistes ont été assassinés parce qu’ils enquêtaient sur des scandales écologiques.
Tout ceci rend impossible à un journaliste, s’il lui en prenait la fantaisie, d’accepter une décoration de la part d’un gouvernement qui n’a rien fait, au contraire, pour limiter le pouvoir des oligarques et les atteintes à la liberté d’informer.
Je travaille, au sein de l’équipe de Reporterre et comme beaucoup de journalistes et de médias libres, pour que puissent être entendues d’autres voix que celles du néo-libéralisme, de la xénophobie, et du productivisme. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de décorations, mais de la liberté de travailler, et de l’équité.
Comment expliquez-vous qu’Aujourd’hui en France, qui appartient au milliardaire Arnault, Libération, qui appartient au milliardaire Drahi, Le Monde, qui appartient au milliardaire Niel et à ses comparses, Le Figaro, qui appartient au milliardaire Dassault, reçoivent de l’Etat respectivement 7,8 millions d’euros, 6,5 millions, 6,5 millions et 5,4 millions ? Alors que, pour prendre un exemple au hasard, Reporterre ne reçoit pas un centime de ces aides ?