Blog de Jacques Sapir sur la Russie et l'Europe
La campagne électorale connaît probablement aujourd’hui une importante inflexion. Les derniers sondages, et ce quels que soient les doutes que l’on peut raisonnablement avoir sur leur fiabilité, dans un contexte où le nombre des futurs électeurs toujours plongés dans l’indécision est extrêmement important, semblent en attester.
Vivons-nous aujourd’hui un « moment Mélenchon » ? Cette question mérite d’être posée. Les sondages semblent indiquer que la campagne de Jean-Luc Mélenchon connaît un succès grandissant. S’il faut garder la tête froide, et toujours se souvenir que les sondages, outre leurs imperfections, sont largement manipulables, il semble bien que l’on soit entré dans une nouvelle phase de la campagne électorale. Car, le succès grandissant du représentant de la « France insoumise » n’est pas le seul fait nouveau de ces derniers jours. La campagne de Nicolas Dupont-Aignan elle aussi accélère de manière spectaculaire. Le « moment Mélenchon » pourrait donc bien être révélateur d’un tournant plus profond dans cette campagne.
Les symptômes d’un tournant
Ce tournant se caractérise par les difficultés croissantes que semblent rencontrer aujourd’hui les candidatures suscitées par le « système », c’est à dire par les oligarques qu’ils viennent de l’économie ou qu’ils sévissent dans la presse.
Le premier symptôme a été l’arrêt de la progression d’Emmanuel Macron. Ce dernier était porté ces dernières semaines par le soutien indéfectible d’une large partie de la presse. Il ne comptait plus les ralliements dont il bénéficiait. Puis sont venus des difficultés qui étaient attendues mais qui ont surpris et ses soutiens et le candidat lui-même. L’imprécision des propos sur certains points, les palinodies sur d’autres (comme le service militaire de 1 mois ou les déclarations sur le « pénibilité ») sont venues jeter le trouble. Le départ spectaculaire de certains membres de sa campagne, comme le Général Soubelet ou son directeur de campagne, témoignent de ce que des désaccords importants se sont faits jour au sein de cette alliance hétéroclite qui se nomme (en toute modestie bien sur) « En marche ».
Le second symptôme a été la descente aux enfers de François Fillon, certes pilonné, parfois de manière suspecte, tant par la justice que par la presse, mais non sans quelques raisons. Le personnage s’est révélé ouvertement intéressé et âpre au gain. Nous sommes ici non dans le registre du financement d’un parti ou d’un mouvement, mais dans celui de l’enrichissement personnel. L’image qu’il voulait présenter d’un homme intègre a été largement réduite en miettes par les différentes affaires. Même si ces dernières n’ont pas de suites judiciaires, et il convient de rappeler encore et toujours que mise en examen ne vaut pas condamnation, l’image du candidat est durablement atteinte. C’est, en partie, ce dont profite actuellement Nicolas Dupont-Aignan.
Le troisième symptôme n’est autre que l’effondrement de la campagne de Benoît Hamon. Ce dernier est ouvertement trahi par un nombre croissant de hiérarques socialistes, le dernier cas étant bien entendu le honteux ralliement de Manuel Valls à Emmanuel Macron, qui n’ont à l’esprit que leur intérêt personnel. Mais, et c’est le fait le plus important, il est désormais abandonné par un nombre croissant de ses électeurs. La logique du vote dit « utile », dont il avait beaucoup usé contre Jean-Luc Mélenchon se retourne désormais contre lui. On peut penser que cette tendance va s’accélérer, entraînant des pans entiers de son électorat vers le candidat de la « France insoumise ».
Les implications de ce tournant
Le tournant de cette campagne se déroule alors que l’incertitude de nombreux électeurs est toujours importante. Mais, cette indécision d’une partie de l’électorat tien beaucoup au choix qu’ont voulu lui imposer les médias et ce que l’on peut appeler le « système ». On peut concevoir que l’appétit de vote pour Macron, Fillon ou Hamon soit des plus faibles. Le pourcentage des électeurs potentiels d’Emmanuel Macron, tout comme de Benoît Hamon, qui se disent prêt à changer d’avis en témoigne. Mais, l’important ici n’est pas seulement la question de l’appétit.
Jean-Luc Mélenchon est en train d’infléchir sa campagne. On avait pu le voir lors de la « marche » pour la VIème République où les drapeaux français l’emportaient sur les drapeaux rouges. Réaffirmant l’importance des frontières, assumant des choix protectionnistes et de remise en cause de l’Union européenne, Mélenchon se place en réalité plus fermement dans le cadre d’un moment souverainiste qui domine la politique française depuis l’été 2015. L’effondrement spectaculaire du mécanisme des « primaires », que ce soit à droite comme à « gauche », le reniement de certains, n’est-ce pas MM. Valls, Le Driant ou Boutih, valide complètement a-posteriori sa stratégie de refus de participer à ces « primaires ». Il n’est pas complètement impossible de le voir dépasser François Fillon, et s’imposer comme le « 3ème homme » de cette campagne, voire de rejoindre, à terme un Emmanuel Macron dont la dynamique semble s’être éteinte.
Nicolas Dupont-Aignan, quant à lui, est devenu audible et semble en passe de mordre très significativement sur l’électorat traditionnel de François Fillon. Sorti, semble-t-il définitivement, de la zone des 2% où il a longtemps été encalminé, il pourrait aujourd’hui atteindre les 8% à 10% des suffrages. Ceci implique que le gaullisme sera à nouveau représenté dans l’espace politique français.
L’importance de ces phénomènes doit aussi être perçu à l’aune de la très grande stabilité du vote pour Marine le Pen. Cette dernière bénéficie non seulement d’un électorat potentiel très convaincu, mais semble en mesure d’attirer à elle de nouveaux pans de l’électorat.
L’heure des choix
Le vote lors de cette Présidentielle est donc en train de prendre une tournure ouvertement anti-oligarchique. Cette clarification nous la devons en partie aux oligarques eux-mêmes ainsi qu’aux candidats qu’ils soutiennent. Que ce soit le comportement personnel de François Fillon, ou la mascarade des ralliements à Emmanuel Macron, ou encore la lamentable exhibition de Benoît Hamon en Allemagne, ces comportements ont largement contribué à la clarification des débats.
Au-delà des personnes, il convient de mesurer ce que ces mouvements pourraient indiquer. Nous aurions, si ces tendances se confirment, et il convient de savoir que dans les trois semaines qui nous séparent du 1er tour bien des choses peuvent survenir, trois candidats souverainistes rassemblant près de 50% des sondages. Cette situation était impensable il y a quelques semaines, et en particulier pour les oligarques et leurs stipendiés. Elle est pourtant aujourd’hui parfaitement possible. Cette configuration politique n’est que la forme spécifique prise dans une élection présidentielle de l’alliance qui avait rejeté le projet de Traité Constitutionnel Européen lors du référendum de 2005. Or, ce rejet avait rassemblé autour du « non » 55% des suffrages. Cela donne à penser et à réfléchir.
Bien entendu, des différences importantes existent entre ces candidats. Certaines d’entre elles sont bien réelles ; d’autres relèvent de l’imaginaire, du fantasme. Quoi qu’il soit, ces divergences seront abondamment exploitées par le camp de l’alliance oligarchique qui est en train de se constituer pour chercher à tout prix à éviter une réédition du vote de 2005. Il est donc de la responsabilité de chacun de ces candidats de savoir si ces différences, aussi justifiées puissent-elles être, justifient et justifieront des attaques qui – dans les faits – feront le jeu de l’alliance oligarchique qui s’est dressée en face. Il est donc aussi de leur responsabilité de comprendre que des gestes forts doivent aussi survenir pour que le camp du peuple soit rassemblé.