J’ai déjeuné dans un café parisien avec un journaliste qui a passé toute la campagne présidentielle française à dénigrer le candidat de gauche Jean-Luc Mélenchon, dans un journal hebdomadaire de centre-gauche respecté (même si déclinant), et à vanter les mérites du centriste Emmanuel Macron.
Ne présumez pas Marine Le Pen battue, c’est une dangereuse divagation. Je lui ai demandé s’il y avait eu un effort délibéré des intellectuels et des politiciens dominants pour créer un deuxième tour de l’élection présidentielle entre Macron et la candidate d’extrême droite Marine Le Pen. “Pourquoi cette question, bien évidemment !», a-t-il rigolé. “Nous y avons travaillé pendant un an.” Compte tenu du côté manifeste de cette stratégie, je ne pas prétends pas avoir révélé un grand secret. Pour autant, il est agréable de savoir que je n’étais pas paranoïaque.
Nous avons terminé notre déjeuner, le journaliste faisant des commentaires sur toute les passantes, avec le sexisme à l’ancienne caractéristique de la classe dirigeante française, pendant que je réfléchissais à l’irresponsabilité étonnante de la stratégie. Ca pouvait paraître une bonne idée : dresser Macron contre le leader du Front National serait le moyen le plus sûr d’assurer sa victoire. Pourtant, la tactique pourrait être sur le point de se retourner, avec de terribles conséquences.
L’ascension de Macron est caractéristique de l’époque des spin-doctors (conseillers en communication NDT): elle illustre à la fois leur pouvoir et leurs limites. Il est vraiment étonnant que l’homme qui a inspiré (en tant que secrétaire personnel) et mis en œuvre (en tant que ministre des finances) les politiques du président François Hollande puisse être qualifié de radicalement nouveau.
Pour atteindre cet exploit, les spin-doctors ont recouru à des méthodes de construction de notoriété alors inconnues dans la vie politique française. Macron était nouveau parce qu’il était jeune et beau, et parce qu’il n’avait jamais été élu auparavant. Il est apparu à plusieurs reprises sur les premières pages de Paris Match avec sa femme, dont le prénom est acclamé par ses partisans lors de ses rassemblements.
Au cours des dernières semaines de la campagne, Macron a fait tellement attention à ne pas exposer la vraie nature de son programme (qui équivaut à un peu plus que le libéralisme et l’austérité impopulaires mis en œuvre par Hollande) que ses discours ont dégénéré en exercices creux, clichés et tautologies.
La stratégie a fonctionné jusqu’à un point: il est qualifié pour le deuxième tour. Mais ses limites sont également claires.
Au printemps dernier, la France connu des manifestations nationales contre les lois travail que Macron avait largement conçues. L’opposition n’était pas seulement contre leur contenu, mais aussi contre la manière dont elles ont été adoptées: le gouvernement a contourné le vote parlementaire. Au cours de ces manifestations, la police a utilisé la violence à un niveau élevé, mais Macron n’a jamais prononcé un mot pour calmer les choses. Il a déjà annoncé qu’il procéderait par décret si nécessaire, et il est facile d’anticiper une augmentation des tensions sociales à l’automne. A ceux qui s’opposeraient, Macron pourrait répondre qu’il met en œuvre le programme pour lequel il a été élu.
Théoriquement, Macron devrait vaincre Le Pen. Le problème est que la signification d’un tel résultat ne sera pas claire: combien auront voté pour lui et combien contre elle? Parce qu’il sera impossible de répondre à cette question, il sera impossible pour Macron de suivre une ligne dure contre les manifestations sociales au motif que l’élection aurait validé son programme.
Sur les quatre prétendants du premier tour, Macron avait les électeurs les moins convaincus. Selon un sondage, moins de la moitié de ceux qui ont voté pour lui l’ont fait parce qu’ils croyaient que son programme améliorerait leur vie. Il doit alors obtenir sa validation dans le décompte des voix du deuxième tour, et ne peut donc pas faire ce que Jacques Chirac a fait face à Jean-Marie Le Pen au début de 2002: Chirac a immédiatement précisé qu’il n’interpréterait pas les votes pour lui comme une expressions de soutien.
Macron a fait le contraire: il a déclaré avec audace qu’il ne voulait que des votes basés sur un véritable engagement. En ce sens, il a couru un risque majeur: il a défié les personnes qui s’opposent à lui (et il y en a beaucoup) de s’abstenir. Une proportion étonnante d’électeurs semble prête à le mettre au pied du mur. La situation est devenue si alarmante qu’une victoire de Le Pen devient de moins en moins invraisemblable chaque jour.
Les journalistes se précipitent maintenant à la rescousse, demandant désespérément aux Français d’empêcher Le Pen d’arriver au pouvoir. Mais les appels peuvent arriver chez des sourds. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Quelques semaines avant l’élection, quelque chose d’important est arrivé, passé en grande partie inaperçu: un sondage d’opinion a montré que la principale préoccupation du peuple n’était ni le chômage ni l’immigration, mais la réforme des institutions de l’État (les questions institutionnelles sont rarement posées dans les sondages). Il y a un profond ressentiment envers un État qu’ils considèrent comme oppressif, corrompu et violent.
Mélenchon a réalisé son impressionnant résultat au premier tour parce qu’il a fait campagne sur la promesse d’une réforme radicale de l’état. Il a donc pu ramener vers la politique des personnes qui s’étaient abstenues pendant des années, et aussi récupérer des électeurs de Le Pen. (Il a diminué son retard sur lui de sept points de pourcentage en 2012 à moins de deux points cette année). Ces électeurs ne sont pas intéressés par les mérites comparatifs d’un gouvernement Le Pen ou Macron.
Leur colère est dirigée vers l’«état profond» (police, justice, administration). Ils sont encore moins enclins à voter pour Macron, parce qu’ils savent – et tout le monde le sait – que le deuxième tour a été délibérément mis en scène. Ils estiment qu’ils ont été mis devant le fait accompli, et l’abstention leur paraît un acte digne.
Macron a juste quelques jours pour prendre conscience de leur colère et adopter la seule stratégie qui peut garantir sa victoire : montrer de l’humilité et réduire la sévérité de son programme. Le seul problème est qu’il pourrait ne pas être conscient de la gravité de la situation.
Il existe des liaisons dangereuses avec le microcosme des journalistes, des intellectuels et des politiciens qui façonnent (ou pensent qu’ils façonnent) le destin politique de la France, et elles ont un charme certain. Selon mon compagnon de déjeuner, Macron a une infinie confiance dans son charisme et ignore la menace.
Mais pourquoi risquer de tracer un chemin vers le pouvoir à une personne comme Le Pen?, ai-je demandé. Je n’ai reçu aucune réponse – une autre femme a attiré son attention. La France, certainement, est en de bonnes mains.
Source : Olivier Tonneau, The guardian, 01/05/2017