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La guerre des internets fait rage en Ukraine, par Stéphane Siohan

Les Crises - Des images pour comprendre

Les autorités de Kiev viennent d’interdire sur leur territoire des géants de l’internet russe, parmi les sites les plus visités en Ukraine. Au motif de se protéger de l’agression du Kremlin

L’internet a violemment sursauté en Ukraine mardi matin, lorsque s’est répandue à la vitesse de l’éclair l’information selon laquelle le gouvernement avait décidé d’interdire plusieurs des plus grands sites internet russes, et notamment le fameux VKontakte (VK), le grand rival russe de Facebook. La fréquentation de certains des sites incriminés a même ralenti, sous le poids des internautes ukrainiens incrédules voulant vérifier la véracité de l’information.

Facebook et Google russes bloqués

Dans la matinée, plusieurs sites d’information en ligne ont en effet révélé simultanément que la présidence ukrainienne avait décidé de bloquer les grands noms du web russe. En première ligne, donc VKontakte, mais également en ligne de mire, le site «Odnoklassniki», un vaste réseau social (5 millions d’utilisateurs) permettant de retrouver ses anciens camarades de classe. Les sanctions seraient aussi renforcées contre le fabricant d’antivirus Kaspersky.

Les sanctions concerneraient également le moteur de recherche Yandex, leader en Russie, mais extrêmement bien implanté en Ukraine, où il s’est également imposé au côté de Uber sur le marché des taxis à Kiev. Le service de messagerie populaire mail.ru pourrait également se retrouver bloqué, tandis que les utilisateurs du logiciel de gestion d’entreprise «1C», leader sur le marché ukrainien, ne pourront plus installer de mises à jour.

Décision prise en toute discrétion

Cette décision, aux confins du civil et du militaire, a été confirmée au Temps par une source au sein de l’administration présidentielle. le 28 avril dernier, le Conseil national de sécurité et de défense (NSDC) a adopté une «décision collective» afin d’élargir les sanctions contre un certain nombre de compagnies russes (NDR, au nombre de 468 très exactement) «accusées de soutenir l’annexion de la Crimée et le séparatisme à l’est de l’Ukraine.»

Selon cette source, l’interdiction ne viserait pas à pénaliser les contenus postés, mais à s’attaquer «aux propriétaires, ceux-là même qui sont impliqués dans des actions anti-ukrainiennes». Lundi, discrètement, et en l’absence de tout débat public, le président Petro Porochenko a signé le décret renforçant les interdictions. Ce faisant, il a fait entrer son pays dans le club restreint des 30 seuls Etats au monde qui interdisent des réseaux sociaux…

La mesure laisse encore certains observateurs circonspects. «Il n’y a aucune explication sur le modus operandi et pour le moment rien n’est effectif», commente Natalya Gumenyuk, rédactrice en chef du média en ligne Hromadske. «Cela demandera d’énormes capacités techniques pour les fournisseurs d’accès pour bloquer tous les sites indiqués dans le décret», estime quant à lui Vitalii Moroz, expert en nouveaux médias à l’ONG Internews Ukraine.

Forte fréquentation des sites

Quoi qu’il en soit, le décret présidentiel ukrainien, signé moins d’une semaine après que l’UE ait supprimé le régime des visas pour les Ukrainiens, constitue un coup de semonce dans un pays de 42 millions d’habitants et un nouvel épisode de la guerre psychologique et informationnelle que se livrent Kiev et Moscou. En effet, trois des sites visés, VKontakte, Yandex et mail.ru font partie du top 5 des sites internet les plus visités en Ukraine.

Ils surpassent même en fréquentation Facebook, sixième, mais dont l’implantation est plus récente. Selon des données Katar TNS datant d’avril, 78% des internautes ukrainiens utilisent VK, soit plus de 20 millions d’individus. Près de 11 millions d’internautes utilisent les services en ligne du moteur de recherche Yandex. Mais alors que quatre civils ont encore été tués samedi dans un bombardement pro-russe à Avdiivka (est), les internets sont au coeur de la guerre tout court.

Ces sites russes sont contrôlés par le FSB, par conséquent ils constituent une menace pour la sécurité ukrainienne

Vitalii Moroz, expert en nouveaux médias à l’ONG Internews Ukraine

«Ces sites russes sont contrôlés par le FSB, par conséquent ils constituent une menace pour la sécurité ukrainienne», indique Vitalii Moroz, qui ajoute qu’«un grand nombre d’officiels utilisent des réseaux russes pour échanger des informations sensibles, ils sont à la merci de cyberattaques.» La menace est particulièrement prise au sérieuse sur le plan militaire. «Beaucoup de soldats utilisent VK sur le front sans savoir que cela les met en danger de mort», ajoute Vitalii Moroz.

En effet, selon un rapport datant de décembre 2016, le réseau social VK, massivement utilisé par les militaires des deux camps, pourrait être utilisé comme cheval de Troie par le groupe de hackers «Fancy Bear» (considéré comme relevant du renseignement militaire russe, NDR) pour introduire des malwares indiquant aux forces pro-russes à la fois les mouvements de troupes et les positions de l’armée ukrainienne lors des combats.

40% de la population touchée

A l’arrière du front, les prochaines semaines risquent d’être assez agitées. On estime que 40% de la population ukrainienne utilise des sites russes dans sa vie quotidienne, notamment les quinquagénaires et sexagénaires qui se sont mis au web avant l’enracinement du mastodonte Facebook sur le marché, et les populations russophiles des grandes villes de l’est du pays. La réaction des experts sur la question est très contradictoire.

«Si la mesure s’applique, ce sera la meilleure protection possible à la protection de la souveraineté informationnelle de l’Ukraine», estime Yevhen Fedchenko, responsable du site StopFake et directeur de l’école de journalisme de l’académie Mohyla, à Kiev. La position du politologue Mykhailo Minakov diffère: «voilà les leçons que le gouvernement tire des printemps arabes et de la révolution de Maïdan, interdire le réseau social, où il y a le plus d’Ukrainiens.»

Les conséquences de ce protectionnisme informationnel pourraient être très dangereuses à l’est du pays, déjà déstabilisé. «Dans l’est, les attitudes anti-ukrainiennes pourraient encore se renforcer ainsi que la résistance à toute action entreprise par le gouvernement et le manque de confiance dans l’Etat tout court», craint Olena Gorochko, professeur au département médias et communications de l’université de Kharkiv, la plus grande ville russophone du pays.

Dans l’immédiat, des milliers d’internautes sont dans l’expectative. Ce mardi, lorsqu’elle a allumé son smartphone, Tasia Pugach n’en a pas cru ses yeux. «Je me suis endormie dans une Ukraine où les visas avec l’Europe venaient d’être supprimés, et là je me réveille en Corée du Nord», témoigne, incrédule, la jeune femme, qui dirige la communication du Théâtre des Déplacés, une troupe expérimentale réputée qui met en scène les drames de la guerre.

En Ukraine, pays où les médias jouissent d’une confiance minimale, en raison de leur contrôle oligarchique, l’information circule énormément par les réseaux sociaux, qui modulent l’opinion. «Je suis furieuse, cette décision est une violation de mes droits, explique Tasia. Dans mon travail, je fais la promotion de nos pièces sur VK car notre public s’y trouve. J’y ai aussi mes amis, mes photos, ma mémoire.»

Source : Le Temps, Stéphane Siohan, 16-05-2017

Tag(s) : #Ukraine
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