Les opinions et travaux intellectuels sont devenus une industrie, le débat a quitté les tours d’ivoire universitaires et est financé par des «philanthro-capitalistes», et il en résulte un discours disruptif au sein duquel la technologie a réponse à tout: le dernier livre du professeur de politique américain Daniel Drezner est décapant.
Le marché des idées fonctionne et se développe. Il est plus prospère et lucratif que jamais, mais il est en pleine disruption, affirme Daniel Drezner, professeur de politique internationale à la Tufts University, à Boston, dans un ouvrage (The Ideas Industry, Oxford, 2017) qui figure parmi les meilleurs de l’année selon le Financial Times.
Le marché des idées se comprend ici comme les opinions et travaux des intellectuels sur les grands thèmes politiques de ce monde.
Le changement des dernières années profite aux leaders de la pensée, aux créateurs et aux visionnaires (les «thought leaders»). Défenseurs d’une grande idée, ils ne craignent pas de s’ouvrir aux réseaux sociaux pour divulguer leur message. Ce sont des stars qui publient des chroniques dans les grands médias, tiennent des blogs et disposent parfois d’une dizaine d’employés. Appréciés des entrepreneurs qui financent leurs projets, comme orateurs ils gagnent parfois 50 000 à 100 000 dollars par intervention. La transformation s’effectue toutefois au détriment des intellectuels classiques et des critiques, ceux que Daniel Drezner nomme les «public intellectuals».
Le monde académique, du moins ceux qui ne se mesurent qu’à leurs pairs et qui glorifient la complexité, souffre de cette disruption. Aujourd’hui, la hiérarchie du monde des idées n’est plus identique à celle du monde académique. Les premiers à en profiter ont été les laboratoires d’idées et les consultants. Mais si la droite a toujours critiqué les milieux universitaires, plus socialistes que la moyenne, les reproches viennent maintenant également d’une gauche égalitaire hostile aux «bastions élitaires»Trois raisons provoquent la transformation de ce marché: l’érosion de la confiance envers les institutions, la polarisation de la politique et surtout l’augmentation des inégalités. Daniel Drezner insiste sur ce dernier point. Les riches sont des «super-citoyens». Aux Etats-Unis, leur taux de participation aux votations est de 99%. 40% d’entre eux ont un contact personnel avec un sénateur. Et 160 familles représentent la moitié des contributions de campagne. Leur importance se traduit aussi par un changement de l’offre sur le marché des idées. Bill Gates a sponsorisé des cours d’histoire. Mark Zuckerberg a fondé un club destiné à enseigner les idées d’Aristote, de Milton Friedman et de Friedrich Hayek. Les nouveaux entrepreneurs revitalisent aussi des médias tels que le Washington Post, le Boston Globe et créent des médias comme The Intercept.
Le mode de fonctionnement de l’industrie des idées change. Il y a un siècle, les plus riches avaient coutume de créer une fondation ou un laboratoire d’idées en leur laissant une large autonomie de décision. Aujourd’hui, les «philanthrocapitalistes» ne délèguent plus. Ils créent leurs salons intellectuels et mettent en place une plateforme pour mieux communiquer leurs idées. Ces «ploutophilantropes» se distinguent notamment de leurs aînés par leur volonté d’exercer un impact rapide. Ils se méfient aussi des universitaires qui ne partagent pas leurs vues. D’ailleurs Bill Gates, Steve Jobs et Mark Zuckerberg n’ont pas obtenu de diplôme. Le libéral Peter Thiel recommande de quitter l’université parce qu’elle décourage les jeunes à faire de nouvelles découvertes.
Les événements qu’ils organisent ne s’ouvrent d’ailleurs guère à la critique, à l’image de la série de conférences TED.
Leur message est clairement libéral. «Les philanthrocapitalistes sont obsédés par les trois M (monnaie, marché et mesure)», constate l’auteur. La direction de la Silicon Valley Community Foundation, l’une des plus fortunées des Etats-Unis, explique que les philanthropes de la côte Ouest sont totalement marqués par l’innovation, la transformation, la disruption, l’auto-responsabilisation et l’esprit entrepreneurial. L’argent afflue dans le monde des idées, mais il est libertaire, constate l’auteur. De plus, les riches sont, davantage que le public, d’ardents défenseurs de la globalisation. Les entrepreneurs de la Silicon Valley sont persuadés que les solutions technologiques triompheront de tout. Nul doute aussi que la primauté de l’économie sur la politique leur semble logique. D’ailleurs, entre 2006 et 2016, le New York Times a cité 7,5 fois plus souvent le mot «économiste» que «politologue». Daniel Drezner estime même que les «autorités considèrent les économistes comme des experts mais les politologues comme des charlatans».
Certains transferts valent plus d’un discours. Le départ de Jim DeMint de son poste de sénateur, aussi confortable soit-il, qui lui permet de prendre la direction de la Heritage Foundation, un des plus grands think tanks libéraux, traduit moins une volonté d’accroître son revenu que d’accroître son pouvoir politique, selon Daniel Drezner. La prolifération des fournisseurs de contenus n’a pas réduit leur pouvoir, mais au contraire créé de nouvelles plateformes pour transmettre leur message. Enfin, l’idée nostalgique selon laquelle il n’y a plus de grand penseur se heurte à la réalité. Comme le dit Richard Posner, «la principale source du pessimisme culturel consiste à comparer le meilleur du passé avec la moyenne actuelle». Daniel Drezner a créé un classement des leaders de la pensée. Ce dernier est dominé par Henry Kissinger, devant Thomas Friedman, Fareed Zakaria, Robert Kagan et Joseph Nye.