Nous reproduisons ci-dessous un article du site Douter de Tout (ddt21) sur la réalité de la classe ouvrière aux Etats Unis
Working class zero ? Sur la prétendue disparition des ouvriers étasuniens
« Économie de la connaissance », « société de services », monde « post-industriel », fin des grandes usines, travailleurs précarisés et divisés au point de ne plus pouvoir s’organiser ni lutter… : telle est l’image dominante de la situation actuelle des classes ouvrières en Europe, aux États-Unis et au Japon. Une récente étude du salariat étasunien modifie sensiblement ce tableau… tout en faisant aussi douter de certaines certitudes radicales.1
Paupérisation
Pour l’auteur, la précarité n’est qu’un aspect de la dégradation générale des conditions de travail et de vie de la majorité des salariés : baisse des salaires réels horaires et hebdomadaires, aujourd’hui inférieurs au niveau de 1972 ; impossibilité pour 30% des travailleurs de vivre sans recourir à des aides publiques ; déséquilibre du rapport profit/salaire, la part du capital dans le revenu national étant passée entre 1979 et 2010 de 18,8% à 26,2%. Ces faits sont bien connus, et déplorés par des gens de bonne volonté et des « économistes atterrés » : nous n’y insisterons pas.
Uberisation ?
Plus intéressant est le démontage par Moody de l’illusion auto-entrepreneuriale, composante à la fois réelle et imaginaire de la précarisation. Celle-ci revêt des formes multiples : embauche par une agence d’intérim, contrat très bref, travail à la demande (on call, le prolétaire attendant d’être convoqué par téléphone), travail à temps partiel accepté faute de mieux, ou statut imposé d’auto-entrepreneur, Aux États-Unis, l’auto-emploi concerne des millions de prolétaires dans le bâtiment, les taxis et le camionnage, dont 150.000driver-partners chez le fameux Uber.
On se tromperait pourtant en y voyant une forme privilégiée du travail de demain.
Pour un prix convenu, au volant de sa voiture, A reconduit B chez elle. B se fait ensuite payer par C pour lui couper les cheveux à domicile. Sur Internet, de retour chez lui, C prend sa leçon hebdomadaire de chinois avec A qui le règle en ligne. Cette somme permet à C de payer D pour élaguer sa haie. Chacun est à son tour vendeur et acheteur, mais de quoi ? Ni la voiture, ni les ciseaux, l’ordinateur ou la tronçonneuse n’ont été fabriqués dans un grenier ou un garage (sur un banal établi, ou grâce à une imprimante tridimensionnelle) par A, B, C et D. Ces objets sont sortis d’usines. On peut regretter l’évolution d’un monde où chacun achète et (se) vend, et juger lamentable que l’auto-stop d’antan revive comme pratique marchande. Mais le capitalisme excelle à faire commerce de tout, y compris du temps libre ou des aptitudes personnelles individuelles de vous et moi, et il est inévitable que des multinationales comme Uber en profitent pour gagner des milliards en jouant les intermédiaires.2 Il n’empêche, A, B, C et D n’ont fait que mettre entre eux en circulation des services monnayés, à partir d’objets préalablement manufacturés. L’ubérisation n’est pas l’avenir du monde.
Quant aux faits, les données réunies par Moody démentent la croyance en une progression de l’auto-emploi, contrat entre un patron et un salarié formellement indépendant, mais obligé pour vivre de multiplier des boulots courts et mal payés. En réalité, depuis 1990, le nombre de personnes cumulant plusieurs emplois n’a guère augmenté aux États-Unis, et plus de la moitié d’entre elles ont un travail permanent en plus de l’emploi additionnel. L’emploi court et multiple concerne surtout des secteurs avec une longue tradition d’embauche saisonnière, dans des entreprises petites ou grandes, et des horaires tournant autour d’une trentaine d’heures hebdomadaires dans le commerce de détail, la santé, les loisirs…
Mobilité et ancienneté
Le nombre de salariés en contrat court ou à temps partiel forcé est passé de 18,7 millions en 1995 à 21,6 millions en 2005, accroissement considérable en chiffres absolus mais minime rapporté à l’ensemble du salariat, leur proportion augmentant seulement de 15,2% à 15,5%. Cette croissance date d’ailleurs surtout des années 1980 et du début des années 1990, en raison des restructurations industrielles, de la numérisation, de la production dite allégée, du Just In Time, des flux tendus, etc.
En une trentaine d’années, globalement, la durée moyenne d’ancienneté dans un emploi a peu évolué. Entre 1979 et 2006, pour la tranche d’âge des 24-34 ans, elle a baissé de 3,8 ans à 3,5. Pour la tranche des 35-44 ans, de 7,1 ans à 6,6. Et pour les 45-54 ans, de 11,3 à 10,3 ans. L’existence de 22 millions de travailleurs en position vulnérable (c’est-à-dire plus vulnérable encore que les autres) fait pression à la baisse des rémunérations et à l’aggravation des conditions de travail sur l’ensemble des salariés, mais il est faux de croire que les prolétaires sont amenés à changer beaucoup plus d’emploi qu’autrefois : « en moyenne, plus longtemps on est dans le salariat, plus longtemps on reste dans le même emploi ».
Une grande puissance industrielle
Alors que l’on ne cesse de souligner la désindustrialisation des pays occidentaux, Moody montre la transformation de la structure industrielle aux Etats-Unis. Certes, là où 27% des salariés du privé travaillaient en usine en 1980, ils ne sont que 11% en 2010. Mais pourquoi 5 millions d’emplois de ce type ont-ils disparu ? Et où ? Surtout dans les secteurs traditionnels comme l’acier et le textile. Seule une faible partie (20%) de ces 5 millions d’emplois détruits l’ont été par les importations venues de pays à bas salaires. Délocalisation et sous-traitance n’expliquent pas tout non plus. Dans les produits made in the USA, la part des composants fabriqués sur le sol étasunien (le « contenu intérieur » de ces produits) est estimée à 85-90%, proportion supérieure à celle relevée dans d’autres pays.3 Comme d’ailleurs le Japon, les Etats-Unis, qui restent une grande puissance manufacturière, disposent de fortes « chaînes de valeur internes » et font moins appel aux importations que des pays aux assises industrielles moins solides.
En termes réels, la production industrielle étasunienne a cru de 131% entre 1982 et 2007 (avant la crise de 2008), soit de 5% par an : une croissance ralentie comparée à celle des années 1960, cependant la différence est bien moindre qu’on l’imagine (les « Trente Glorieuses » s’enorgueillissaient d’une augmentation annuelle de 6%). Cette progression a été effectuée par une main d’œuvre nettement réduite, mais les pertes d’emploi ont surtout eu lieu pendant les quatre grandes récessions : moins 2,5 millions d’emplois lors de la crise de 1980-82, moins 725.000 lors de celle de 1990-92, moins 678.000 lors de celle de 2000-2003, et 2 millions de moins après 2008. Ce déclin a pour cause essentielle l’augmentation de la productivité, c’est-à-dire une intensification systématique de l’exploitation au travail. Une des nombreuses manifestations en est la réduction des temps de pause : dans les tâches routinières et les services, ils ont chuté en moins de trente ans de 13% de la journée à 8%.
Dans le même temps, la marchandisation accélérée du quotidien transforme la vie de famille et par elle l’ensemble de la reproduction sociale : tâches domestiques, soins de santé élémentaire et des personnes âgées, principalement effectués autrefois par des femmes non rémunérées, sont pris en charge par du personnel professionnel, le plus souvent féminin, de couleur ou immigré. De 1990 à 2010, 8 millions de femmes supplémentaires sont venues travailler dans ces métiers manuels, pénibles et mal payés. Cela coïncide avec une forte évolution dans la composition de classe : les « non-Blancs » (souvent appelés maintenant persons of colour), qui n’étaient que 15 à 16% dans la production, les transports et les services en 1981, y occupaient 40% des emplois en 2010. Evolution normale dans un pays où, si les « Blancs » restent encore majoritaires, les minorités (afro-américaine, hispanique, asiatique…) sont en proportion croissante dans la population.
Concentration du capital… et du travail
Il est fréquent de constater (ou de regretter) la fin des « forteresses ouvrières »en Occident, et de répéter...
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