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Il aura fallu plus d’un demi-siècle d’une guerre fratricide pour que, le 1er septembre 2017, l’impensable ait lieu : ce jour-là, c’est bien le numéro un des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), Rodrigo Londoño Echeverri, alias Timoleón Jiménez ou « Timochenko », qui prononce un discours sur la Place Bolivar de Bogotá, haut lieu de la vie politique colombienne, à quelques mètres du palais présidentiel – la Casa de Nariño. Toutefois, ce n’est plus au nom de la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie qu’il s’exprime devant mille deux cents ex-combattants et des milliers de personnes souvent émues jusqu’aux larmes, mais en tant que porte-parole de la Force alternative révolutionnaire du commun, le tout nouveau parti politique des désormais ex-insurgés.
Pour en arriver là, il a fallu quatre années de pourparlers à La Havane entre gouvernement et rebelles ; l’approbation unanime de l’Accord de paix par deux cents délégués de la guérilla, le 23 septembre 2016, lors de sa dixième et dernière Conférence (la première non clandestine), tenue dans les plaines du Yarí, au sud-ouest du pays ; la signature en grandes pompes de cet accord par le président Juan Manuel Santos et Timochenko, le 26 septembre 2016, à Cartagena ; censé l’entériner, un plébiscite voulu par le chef de l’Etat malgré les mises en garde et perdu, sous la pression du « camp de la guerre », d’une insidieuse campagne médiatique et d’une forte abstention, le 2 octobre suivant ; un nouvel accord négocié en catastrophe puis signé le 24 novembre, avant d’être adopté le 30 par le Congrès ; le regroupement pendant un semestre des plus de sept mille guérilleros dans vingt-six Zones transitoires de normalisation (ZVTN), avant leur passage à la vie civile ; une troisième et ultime phase de remise des armes des rebelles à la Mission des Nations unies, le 28 mars 2017.
« Les FARC se transforment en une nouvelle organisation exclusivement politique, qui exercera son activité par des moyens légaux », lance « Timochenko », devant les mille deux cents délégués réunis dans la capitale pour leur premier Congrès d’« anciens combattants », du 27 au 31 août dernier. « Nous continuerons à lutter pour un régime démocratique qui garantisse la paix dans la justice sociale. »
Très symptomatiques du changement d’époque, les délégués, jusque-là soumis et habitués à la discipline verticale d’une armée en campagne, sont pour la première fois appelés à voter pour prendre les décisions. La première n’a rien d’anodin : quel nom pour le futur mouvement ? Bienveillants ou hostiles, nombre des observateurs et analystes estiment que, porteur d’une charge très négative du fait du pourrissement d’un conflit transformé qui plus est en « une lutte du bien contre le mal absolu » par les médias de la classe dominante, le maintien du sigle « FARC » constituerait une erreur fatale. Dans la chaleur des délibérations menées par les intéressés, cette théorie fait long feu. Une très forte majorité convient de maintenir l’acronyme. En choisissant Force alternative révolutionnaire du commun, les « farianos » marquent leur fidélité à un passé et une histoire dont ils ne renient rien malgré ses zones d’ombre, à leur identité de groupe, à leur cohésion interne, à leurs convictions politiques, tout comme leur loyauté à l’égard des camaradas tombés en chemin.
Le débat se révélera plus âpre lorsqu’il s’agira de décider si l’organisation doit se définir comme « marxiste-léniniste » ou non – même si, à l’examen du dernier quart de siècle, ce fameux « marxisme-léninisme » des origines s’est révélé assez peu orthodoxe. Comme on le subodorait depuis la Dixième Conférence, c’est finalement la thèse de l’ouverture qui prévaut : le nouveau parti devra être une large plateforme au sein de laquelle pourront cohabiter diverses sensibilités progressistes – des libertaires (en théorie !) jusqu’aux bolivariens.
A l’heure d’élire la Direction nationale collégiale, cent onze bulletins rouges portent les noms avancés par l’état-major de la guérilla, cinquante-six (verts) ceux des candidats proposés par la base. Parmi les cent onze élus, figurent vingt-six femmes et dix civils, le plus grand nombre de voix revenant néanmoins, dans l’ordre, aux ex-comandantesIván Márquez (chef de la délégation à La Havane) et Pablo Catatumbo (membre du Secrétariat depuis la mort de Marulanda en 2008 [1]). La fonction de président du nouveau parti revient à « Timochenko ».
Tout est désormais théoriquement en place pour un retour à la normalité démocratique tant espérée. Sauf que, sur une échelle de un à dix, les préoccupations sur la pérennité du processus atteignent… le niveau douze ! Si en effet, de l’avis général, les FARC respectent scrupuleusement les termes des accords signés, nul ne peut faire le même constat s’agissant du pouvoir et de ses représentants.
Devenues Espaces territoriaux de formation et réincorporation le 15 août 2017, les Zones de transition, qui auraient dû être prêtes, organisées et aménagées par l’Etat, au plus tard le 1er janvier précédent, ne l’ont jamais été. Dépourvus des équipements et des commodités les plus élémentaires, à commencer souvent par l’eau et l’électricité, les ex-guérilleros y vivent toujours dans la plus totale précarité.
La catastrophe du plébiscite perdu a eu une conséquence très importante : contrairement à ce qui avait été négocié à l’origine, la mise en application de chaque point du nouvel accord nécessite désormais l’approbation parlementaire de lois et de réformes à la Constitution. Le mécanisme de fast-track imaginé par le pouvoir pour réduire la durée et l’ampleur des débats n’a de « voie rapide » que le nom. Ainsi, les juges menant de fait une sorte d’« opération escargot », la loi d’amnistie approuvée le 30 décembre 2016 par le Parlement n’est toujours pas totalement appliquée. Alors que les FARC ont communiqué au gouvernement une liste de 3406 de leurs combattants et miliciens incarcérés dans les établissements pénitentiaires, plus de 1000 sont toujours en prison ; 540 ont été transférés dans une Zone de normalisation (dont 140 seulement en liberté conditionnelle, le statut des autres demeurant incertain). Violant ouvertement la parole de l’Etat, un certain nombre de magistrats ont annoncé la couleur en affirmant qu’ils ne vont « ni libérer des terroristes ni faire des faveurs à la guérilla [2] ».
En juillet, 1500 rebelles emprisonnés ont dû se déclarer en « désobéissance civile » tandis que plusieurs dizaines d’entre eux entamaient une grève de la faim – accompagnée, à l’extérieur, en solidarité, par celle du commandante Jesús Santrich, signataire des accords de paix. Interrogé par le quotidien de Calí El País (17 juillet), celui-ci n’a pas cherché alors à cacher son exaspération : « Il y a eu une réunion à laquelle ont participé le ministère de la justice et quantité de fonctionnaires ; ils ont trouvé de supposés vides [juridiques] qu’ils sont censés combler en pondant un décret chargé d’expliquer le décret qui explique la loi qui a expliqué l’accord. Qu’ils le sortent s’ils veulent, mais, je le répète, c’est un problème de volonté politique parce que la loi d’amnistie est plus détaillée que l’Accord, c’est la plus détaillée du monde, et que le décret présidentiel est quasiment un mode d’emploi, de sorte que la solution doit venir de l’Etat. »
Inquiète de la tournure prise par les événements, la Mission des Nations unies chargée de contrôler la mise en application de l’Accord final avait lancé quatre jours auparavant un appel urgent à la résolution du problème. L’ONU n’étant jamais que l’ONU, pour sans véritable résultat.
Brandissant le spectre du « castro-chavisme » et de « l’impunité des crimes commis par les FARC », l’opposition d’extrême droite, emmenée par le Centre démocratique de l’ex-président Álvaro Uribe, exerce une énorme pression pour torpiller les accords et, plus que tout, la mise en place d’une Commission de la vérité et de la juridiction spéciale pour la paix (JSP). Chargée de sanctionner les coupables de crimes commis dans le cadre du conflit, cette dernière exaspère tout particulièrement car elle concerne certes les guérilleros, mais aussi les militaires, les agents de l’Etat, les acteurs économiques et les civils impliqués – par exemple dans le financement du paramilitarisme [3].
Le 13 mars, par soixante voix contre deux, après quatre débats et quatre sessions marathon, le Sénat a bien approuvé une réforme constitutionnelle créant le système judiciaire ad hoc de la JSP, mais il est apparu très vite que le texte définitif modifiait substantiellement et unilatéralement des éléments de l’acte signé entre les FARC et le gouvernement. En ce sens, le Mouvement national des victimes des crimes d’Etat (Movice) souligne que la nouvelle mouture restreint la possibilité d’enquêter sur le financement du paramilitarisme et de le sanctionner, qu’elle limite la participation des victimes à la recherche de la vérité et, sous la pression de la hiérarchie militaire, élude la responsabilité de la chaîne de commandement : en tant que responsables matériels des délits, seuls les soldats seront jugés et sanctionnés, « alors que les plus grands responsables, civils et hauts gradés militaires pourront jouir d’une impunité totale pour les crimes commis sous leurs ordres [4] ».
A la contestation de ces modifications arbitrairement imposées par le Congrès, d’aucun arguent de la séparation des pouvoirs. « Nous avons négocié à La Havane avec le gouvernement, ce qui implique qu’il l’a fait au nom de l’Etat, répond Iván Márquez. Ce qui doit suivre est donc une coordination harmonieuse des pouvoirs pour qu’il ne soit pas attenté à l’esprit de ce qui a été signé. Seulement, tout le monde a mis sa main dans les accords, plus pour le pire que pour le meilleur : non seulement quelques congressistes qui arrivent avec des idées nocives de dernière heure, mais aussi des magistrats, des représentants de l’exécutif et le procureur général de la République [Nestor Humberto Martínez] [5] qui, par exemple, n’a pas permis la mise en place de l’Unité spéciale de lutte contre le paramilitarisme, prévue dans le point 74 de la JSP. »
Le 6 septembre, dans un autre registre,
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