Réflexions sur le capitalisme et ses formes
Le capitalisme a suscité et suscite toujours autant d’analyses que de fantasmes. Il engendre à la fois la passion et la répulsion, et certains n’hésitent pas, l’âge venant, à passer de la seconde à la première. En un sens, pour beaucoup, il incarne l’histoire, et sa fin se trouve alors propulsée au statut de « fin de l’histoire ». Pourtant il n’est qu’un mode de production. Ce qui implique qu’il s’inscrit dans une temporalité. Il y a eu des mondes avant le capitalisme ; il y en aura d’autres après.
On peut tenter d’analyser l’évolution historique du capitalisme à partir de l’anecdote du Sphinx dans mythe d’Œdipe[1]. L’histoire est connue ; le Sphinx pose la même question à tous les voyageurs : « Quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, sur deux pattes le midi et sur trois pattes le soir ? ». Œdipe répond, « l’homme », et le Sphinx va se jeter dans un précipice. Le sens de cette histoire est clair. Il convient de ne pas confondre l’apparence et l’essence, de ne pas se laisser abuser par des formes historiquement déterminées pour comprendre la nature d’un phénomène.
Cette sagesse grecque datant de plus de deux millénaires peut nous servir de guide dans cette tentative d’analyser les évolutions passées, actuelles et futures du capitalisme. Il faut alors tâcher de ne pas se laisser abuser par la multiplicité des formes, même si ces dernières sont importantes pour comprendre les dynamiques économiques, pour comprendre ce qu’est le capitalisme.
Car, l’évolution du capitalisme depuis ces vingt-cinq dernières années soulève de nombreuses questions[2]. Le développement de la sphère financière, et plus généralement le processus de financiarisation de l’ensemble des activités économiques est certainement ce qui marque le plus les esprits. Pourtant, rien de ceci n’est réellement nouveau[3]. Il nous faut donc comprendre pourquoi le capitalisme est-il susceptible de prendre autant de formes différentes et si il existe un sens à parler de capitalisme devant cette diversité.
Pourquoi cette diversité ?
Le capitalisme a emprunté bien des formes, et ces formes recouvrent en réalité des compromis institutionnels eux-mêmes très divers[4]. L’un des facteurs de cette diversité résulte de la nature des conflits qui sont liés à la constitution et au développement du capitalisme, que ces conflits opposent les salariés aux patrons (les prolétaires aux capitalistes) ou que ces conflits traversent la classe des capitalistes eux-mêmes, ou encore qu’ils opposent dans le groupe dirigeant capitalistes et tenants de modes de production précapitalistes[5]. Ces conflits conduisent à des compromis[6], qui sont tous hégémonisés par un groupe ou une fraction de classe ; mais ces compromis donnent aussi naissance à des institutions, qui créent tout à la fois des espaces de souveraineté et des espaces de conflits[7].
Ainsi se déroule le processus qui va du conflit à l’institution et de l’institution au conflit. Ce faisant, ces conflits construisent l’histoire des Nations au sein desquelles ils se manifestent, et cette histoire nationale pèse ensuite sur les formes prises par ces institutions et donc par le capitalisme. La diversité nationale du capitalisme est donc le produit même de son émergence. Bruno Amable en recense cinq qui vont du modèle européen continental au modèle asiatique en passant par le modèle « méditerranéen »[8]. D’autres auteurs ont avancé d’autres classifications. Ainsi, Bernard Chavance distingue-t-il « familles » et formes particulières du capitalisme[9].
Ceci limite nécessairement la pertinence de la notion de « modèle » de développement, sans toutefois l’invalider complètement. Il peut y avoir en effet des modèles temporaires, à la pertinence limitée, mais qui permettent cependant de comprendre des phénomènes locaux de convergence institutionnelle. On pense ici à ce que l’on appelle le « modèle allemand », qui est certes illusoire à long terme, mais qui a une certaine pertinence dans sa capacité à organiser des représentations politiques. La notion de « familles » est particulièrement performante. Cette notion permet de rendre compte à la fois les capitalismes d’Etat (ou « étatiques ») des pays comme l’URSS, la Chine et l’Europe de l’Est, mais aussi les capitalismes dits « périphériques » se développant hors des pays de première industrialisation, capitalismes qui sont caractérisés par des formes particulières prises par le « fordisme » et le taylorisme[10].
Cette notion de « famille » permet quant à elle de comprendre les dynamiques historiques prises par les économies qui appartiennent alors à ces dites « familles ». Aussi, un retour sur l’histoire des exemples nationaux à suivre aurait dû pousser les commentateurs à être plus prudents et à plus tenir compte des spécificités nationales, voire culturelles[11].
A ce stade, un peu d’histoire est nécessaire. Le capitalisme émerge dès la fin du moyen-âge, mais ne prend son envol qu’avec la révolution industrielle[12]. Le phénomène de financiarisation est en réalité présent dès les origines. L’invention de la comptabilité en partie double, codifiée notamment par Luca Pacioli à la fin du XVème siècle[13], permet justement un essor sans égal aux opérations financières, qui permettent à leur tour un large développement du capitalisme[14]. Cela renvoie à la question de l’accumulation primitive, une question qui fut centrale dans les débats du XXème siècle[15].
On sait très bien que cette accumulation primitive ne fut possible qu’à travers la violence, et que dans cette violence, la violence publique fut loin d’être négligeable. De fait, le capitalisme, à ses débuts, s’est appuyé sur la puissance de l’Etat, une caractéristique que l’on retrouve aujourd’hui dans le développement des capitalismes « tardifs » ou encore « périphériques ». Cependant, c’est bien l’association du capitalisme et de l’industrie qui donna au premier la force révolutionnaire qui fut la sienne au XIXème comme au XXème siècle. Il y a donc un lien particulier entre capitalisme et industrie, et ce lien renvoie tout autant à des structures sociales (comme la « discipline de l’atelier ») qu’à la masse des productions qui alimente à son tour les comportements marchands chez les individus.
Depuis maintenant une trentaine d’année, le capitalisme semble être revenu à ses origines, avec la globalisation financière d’une part qui change ses apparences[16], mais aussi avec la domination quotidienne des dynamiques financières dans son fonctionnement quotidien. Pourtant, jamais la production de marchandises de toutes sortes n’a été aussi importante. Mais l’on sent bien que l’ère de l’industrie, telle que nous la connaissions depuis la seconde partie du XIXème siècle, est sans doute en train de s’achever. Pourtant, cela n’implique pas la fin du capitalisme[17]. Ce qui pose une question fondamentale : après être passé d’un monde des rentiers à un monde de bâtisseurs, ne serions nous pas aujourd’hui en train de revenir à un monde de rentiers ?
L’analyse du capitalisme : sans cesse sur le métier remettez votre ouvrage…
Dans l’analyse du capitalisme, il convient donc à la fois de s’abstraire du temps immédiat, mais aussi de faire la part du conjoncturel et du structurel, séparer ce que l’on tient pour la détermination ultime de l’accident. Il faut reconnaître que ceci devrait inciter l’économiste à plus d’humilité qu’il ne fait preuve d’habitude. Avant de pouvoir proclamer des résultats, il faudrait donc que la méthode soit, si ce n’est irréprochable, du moins consciente de ses limites propres. Autant le dire, ce n’est que rarement le cas, en dépit d’un virulent débat sur la méthodologie économique qui s’est développé depuis le début des années quatre-vingt, et dont la présente réflexion est largement tributaire[18].
il convient aussi de prendre en compte une tension intégrante au travail de l’économiste. Parce que son objet est un lieu de décisions, privées et publiques, l’économiste est convoqué régulièrement par le Prince (guerrier ou marchand), pour donner son avis, prodiguer ses conseils. ce faisant, il accepte d’interférer avec ce qu’il observe. En même temps, il est convoqué au nom d’une légitimité de type scientifique qui implique, au moins implicitement, une position d’extériorité. Cette tension peut s’exprimer sous des formes diverses; elle induit un débat sur la nature de l’économie en tant que discipline scientifique[19], débat qui ne fait que souligner le besoin de références méthodologiques cohérentes.
Les débats spécifiques aux chercheurs qui travaillaient sur l’ex-URSS ont rapidement buté[20], et de manière plus cruciale et plus systématique que d’autres, sur les faiblesses méthodologiques de ce que l’on peut appeler l’économie standard ou l’économie dominante. Certaines hypothèses normatives adoptées dans ce type de démarche eurent un coût exorbitant en terme d’intelligence des économies réelles[21] et l’on découvre ainsi que les désignations et le vocabulaire recouvrent des débats centraux. De fait, l’étude des économies de type soviétiques s’est avérée un formidable accélérateur de la compréhension de la nature réelle du capitalisme[22].
C’est pourquoi il convient d’adopter, à la suite de Charles Bettelheim, l’idée qu’est capitaliste une économie connaissant la double séparation entre les moyens de production et les travailleurs et entre les producteurs[23]. La première de ces séparations fonde le salariat, et à partir de là des dynamiques propres tant au fonctionnement de cette organisation productive que l’on appelle l’entreprise ou la firme, mais aussi au modes de répartition de la richesse nationale. La seconde fonde la société marchande et donc la décentralisation radicale du système porteuse en elle de l’incertitude radicale.
Cela implique que l’on fasse de la coordination un problème central dans les sciences sociales[24]. La seconde tient dans l’oubli que cette notion semble introduire de la spécificité du problème de la propriété qui donne à l’économie capitaliste sa particularité dans les systèmes marchands. Après tout, Marx ne fut pas le seul à insister sur la notion de capitalisme, un terme largement employé par Schumpeter[25].
Ceci permet de comprendre la généralité de la question de la décentralisation, et donc l’importance de sa compréhension[26]. On peut en effet supposer la suppression de la première séparation (le passage par exemple d’un système de salariat à un système généralisé de coopératives). En ce cas, on sortirait du cadre de l’économie capitaliste. Pour autant, on ne supprimerait pas la question de la décentralisation de l’économie. Le couple indépendance de la décision des acteurs/interdépendance a des effets décisifs sur la prise de décision des agents économiques. Ces décisions ont en retour un impact sur les situations et les conditions des décisions suivantes. Cela permet de penser un nombre considérable de systèmes économiques réels ou potentiels.
Cette notion de la décentralisation conduit à mettre, à la suite d’auteurs comme Keynes ou Shackle, au premier plan la question de l’incertitude radicale qui caractérise les processus de production, consommation et répartition qui sont dépendants de prévisions faites ex-ante par des acteurs individuels et des effets ex-post des décisions prises sur la base de ces prévisions. On comprend alors que la crise fait naturellement partie du capitalisme mais que le statut de ces crises peut cependant différer. Certaines de ces dernières étant appelée à n’être que conjoncturelles, d’autres signifiant des mutations profondes, et d’autres, enfin, pouvant laisser présager des changements plus radicaux.
Telle fut l’ambition de ce que l’on a appelé en France « l’Ecole de la Régulation »[27], qui fut une tentative pour créer un cadre analytique susceptible tout à la fois de répondre à des questions conjoncturelles tout en gardant l’intelligence de la perspective historique du capitalisme. Le thème de la diversité des capitalismes, ou plus précisément de la diversité des formes prises par la « double séparation » est l’un des thèmes moteurs de cette école[28]. Dans le même temps que cette école insiste sur la diversité des formes nationales prises par le capitalisme, elle insiste aussi sur l’ampleur des transformations actuelles[29].
il convient ici de rappeler que plusieurs des auteurs qui ont été à l’origine de ce que l’on appelle en France l’École de la Régulation, en particulier M. Aglietta et A. Lipietz[30], ont été directement et explicitement influencé par les thèses de C. Bettelheim. La double division sur laquelle se fonde l’analyse de C. Bettelheim, est ainsi analytiquement fondamentale. Il faut cependant comprendre qu’elle n’est pas (et ne s’est jamais prétendue) directement opératoire. Les sociétés qui se développent sur la base des économies décentralisées sont bien plus divisées, bien plus hétérogènes, et par là bien plus complexes, que ce que pourrait suggérer une analyse qui voudrait lire directement la réalité à partir de la double division. Une telle lecture est impossible, et correspond à la négation même de l’existence de différents niveaux d’analyse, du plus concret au plus abstrait. Cette négation s’enracine, on le verra bientôt, dans une longue tradition positiviste de l’économie standard. Il revient à Bernard Chavance d’avoir parfaitement exprimé ce problème, dans un débat concernant justement la nature réelle de l’économie soviétique: “Entre l’abstrait et le concret se situent nécessairement toute une série de niveaux progressifs d’abstractions et d’innombrables médiations (…) Admettons qu’avec des concepts abstraits tels que “capitalisme” et “salariat” je cherche à interpréter directement les faits apparents de l’économie française en 1850, et aujourd’hui, ou encore du Japon, des USA ou de l’Inde contemporaine. Ce serait tout à fait impossible. Pourtant de tels concepts sont pertinents pour ces sociétés, mais à un haut niveau d’abstraction. Pour interpréter les “faits” réels, il faut encore faire intervenir divers niveaux intermédiaires plus concrets…”[31]. On conçoit donc que l’articulation des niveaux d’abstraction représente l’un des enjeux, mais aussi l’un des défis, de l’analyse du capitalisme.
Hétérogénéité ou diversité ? Les formes matérielles du capitalisme
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