Sibyle Veil (promotion Senghor). Ex-camarade d’apéros du futur président, elle est devenue patronne de Radio France l’an passé. - Emmanuelle Wargon (promotion Marc-Bloch). La secrétaire d’Etat à la Transition écologique y a côtoyé le Premier ministre Edouard Philippe. LEVY/CHALLENGES - THOMAS SAMSON/AFP
Les Enarques représentent 38% de la cinquantaine de conseillers du Premier ministre, loin devant les polytechniciens (16%) et les diplômés d’école de commerce (14%). Un symbole de leur domination au sein des élites françaises.
Lucide, Gilles Boyer, plus proche conseiller du Premier ministre. " Le fait de ne pas être énarque me ferme à jamais certains jobs, nous confiait-il il y a quelques années. Je ne serai jamais directeur de cabinet parce que je n'ai pas fait l'ENA. C'est bien ou ce n'est pas bien. Je ne sais pas. C'est comme ça. " De fait, au moment d'entrer à Matignon, son vieux complice de l'écurie Juppé, Edouard Philippe, a préféré piocher dans sa promo de l'ENA pour constituer son équipe de collaborateurs et lui tailler sur mesure un poste de " conseiller politique ". Armé de son DESS de droit public, Gilles Boyer côtoie désormais une flopée d'énarques : ces derniers représentent 38% de la cinquantaine de conseillers du Premier ministre, loin devant les polytechniciens (16%) et les diplômés d'école de commerce (14%). Un symbole de leur domination au sein des élites françaises.
« Buffet dînatoire »
ENA. Trois lettres qui valent plus que jamais sésame dans les palais de la République alors qu'Emmanuel Macron et Edouard Philippe en sont tous deux issus. Le gouvernement compte pas moins de cinq énarques - Bruno Le Maire (Economie), Florence Parly (Armées), Emmanuelle Wargon (Ecologie), Laurent Nunez (Intérieur) et Agnès Pannier-Runacher (Industrie) - et même une ancienne directrice de l'ENA, la ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau. Quant aux 185 grands directeurs, directrices et bras droits de ministres, qui font tourner la machine gouvernementale au quotidien, quelque 44 % viennent de la prestigieuse école.
Les ex-camarades d'hier se croisent dans les coulisses du pouvoir. La ministre des Armées, Florence Parly, et la dircab de François de Rugy, Nicole Klein, se connaissent depuis les bancs de la promo Fernand Braudel en 1987. Les bras droits de Bruno Le Maire et Florence Parly, Emmanuel Moulin et Martin Briens, partagent leurs souvenirs de la promo Victor Schoelcher de 1996. Et la promo de l'an 2000 " Averroès " - outre Agnès Pannier-Runacher - est représentée par Alexis Kohler, secrétaire général de l'Elysée, Thomas Fatome, directeur adjoint de cabinet à Matignon, et Mathieu Hérondart, bras droit de la ministre de la Justice. " La promo de l'ENA, c'est un réseau parmi d'autres, tempère Gaspard Gantzer, ex-conseiller de François Hollande et camarade d'Emmanuel Macron à l'ENA. On a vécu deux ans ensemble, on se connaît bien. Cela crée des amitiés mais aussi des inimitiés. "
Histoire de resserrer les liens entre les 4.000 énarques en activité, l'association des anciens convie une fois par mois ses membres à un " buffet dînatoire " autour d'une personnalité de l'école. Isabelle de Silva, la présidente de l'Autorité de la concurrence, a planché en octobre sur la régulation du marché ; Michèle Pappalardo, pilier de la Cour des comptes, ou Gilles de Margerie, patron de France Stratégie, sont attendus ces prochains mois. " C'est l'occasion de prendre un contact, de glisser qu'on cherche un job, relate un haut fonctionnaire de Bercy. Mais cela ne vaut pas la solidarité entre conseillers d'Etat ou inspecteurs des Finances. "
Parmi les énarques, les mieux classés forment en effet un sous-ensemble plus puissant encore. Avec la culture du carnet d'adresses bien ancrée chez ceux qui intègrent les fameux " grands corps " : inspection générale des Finances (IGF), Conseil d'Etat, Cour des comptes. " L'appartenance à un grand corps offre des facilités, a admis Emmanuel Roux, sorti à la Cour des comptes et aujourd'hui directeur général de la mutuelle Aesio, devant une commission d'enquête de sénateurs sur la haute fonction publique. C'est une carte de visite, une facilité de réseau. " Deux fois par an, les 323 membres du Conseil d'Etat sont invités à un cocktail et aux voeux du vice-président, Bruno Lasserre. Chacun espère y croiser les stars du corps, tels Guillaume Pepy, patron de la SNCF, Martin Hirsch, directeur de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, ou Philippe Wahl, président de La Poste.
Véritable caste de la haute administration, les conseillers d'Etat veillent jalousement sur leurs chasses gardées. Depuis 2017, ils ont raflé tous les postes de directeurs des affaires juridiques ouverts dans des ministères et ont conservé la tête de la Commission nationale de l'informatique et des libertés avec l'arrivée de Marie-Laure Denis en février. Quelques-uns sautent le pas en allant dans le privé. Comme Laurent Olléon qui a rejoint le cabinet d'avocats anglo-saxon Orrick ou de Laurent Vallée, ex-secrétaire général du Conseil constitutionnel, devenu secrétaire général de Carrefour. " S'agissant de la cooptation des conseillers d'Etat, s'est amusé ce dernier face aux sénateurs en mai, il me semble, et j'espère, que l'une des raisons de leurs recrutements hors du Conseil d'Etat réside aussi dans leur qualité. "
Champions du pantouflage dans le privé, les inspecteurs des Finances pratiquent, eux, avec assiduité les " déjeuners de corps ". Le principe : un ancien invite une quinzaine d'inspecteurs, dont quelques jeunes qui débutent à Bercy. Ces derniers mois, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, et Frédérique Bredin, présidente du Centre national du cinéma, ont joué les maîtres de cérémonie. Le réseau IGF est toujours omniprésent dans les banques. En mai, Nicolas Dufourcq, directeur de la Banque publique d'investissement, a poussé Olivier Sichel à la tête de la " Banque des territoires " au sein de la Caisse des dépôts. En juin, Frédéric Oudéa, patron de la Société générale, a débauché Sébastien Proto de chez Rothschild & Co pour en faire son directeur de la stratégie. François Pérol, après avoir conseillé Nicolas Sarkozy à l'Elysée, et avant d'intégrer Rothschild & Co, avait entraîné François Riahi et Marguerite Bérard chez BPCE. Le premier dirige la banque d'investissement Natixis depuis un an, la seconde a pris les rênes de la banque de détail chez BNP Paribas en janvier.
Et quand Stéphane Richard, le PDG d'Orange, a lancé Orange Bank, il a fait appel à Delphine d'Amarzit, ex-secrétaire général de Canal Plus. " Ils ont tous l'annuaire de l'inspection des Finances dans leur tiroir, rapporte un connaisseur du milieu bancaire. Ils se recrutent entre eux, se rendent des services. " Ce qui n'empêche pas quelques batailles homériques comme celle de l'IGF Jean-Pierre Denis, patron d'Arkéa, qui veut rompre avec le groupe du Crédit Mutuel dirigé par l'IGF Nicolas Théry. Les querelles d'ego sont parfois plus fortes que le réseau.
Avantage à la promo Macron dans les allées du pouvoir
La promo Senghor a éclipsé la promo Voltaire. Il y a aujourd'hui plus d'ex-camarades de l'ENA d'Emmanuel Macron à l'Elysée qu'il y avait hier d'anciens de la promo Hollande. Dernier arrivé, Jérôme Rivoisy est chargé depuis septembre de réorganiser les services du Château sur fond d'affaire Benalla. Il a retrouvé quatre de ses anciens comparses : la conseillère santé Marie Fontanel, le conseiller diplomatique Aurélien Lechevallier, le conseiller Afrique Franck Paris et le conseiller Outre-Mer Stanislas Cazelles.
Parmi les autres anciens " Senghor " (2002-2004) en vue dans la Macronie, il y a Amélie Verdier, la directrice du Budget, Luis Vassy, le directeur adjoint du cabinet du ministre des Affaires étrangères, et bien sûr Sibyle Veil, ex-camarade d'apéros du futur président, devenue patronne de Radio France l'an passé. Sans oublier Romain Grau, député LREM des Pyrénées-Orientales. En comparaison, la promo d'Edouard Philippe se fait plus discrète. Même si le Premier ministre a choisi son ancien camarade Benoît Ribadeau-Dumas comme directeur de cabinet, l'un des postes les plus puissants de la République, et Emmanuel Lenain comme conseiller diplomatique. Dans la promo Marc-Bloch, sortie de l'ENA en 1997, il a aussi connu la nouvelle secrétaire d'Etat à la Transition écologique, Emmanuelle Wargon. Depuis 2017, Jean Maïa a été nommé secrétaire général du Conseil constitutionnel et Isabelle Saurat a décroché la direction de l'immobilier de l'Etat. Le match n'en est même pas à la mi-temps…
DES ÉNARQUES DE PLUS EN PLUS PRÉSENTS
Pour mesurer le poids respectif des réseaux de diplômés dans les élites françaises, et leur évolution, le Who's Who in France est probablement le meilleur outil. Son directeur, Pierre-Jean Doriel, commente ainsi l'augmentation du nombre de personnalités issues de l'ENA parmi les 18 000 noms recensés dans chaque édition depuis quinze ans : " Ce n'est pas le fait d'une montée en puissance de la haute administration française. Mais plutôt un témoignage de la porosité de plus en plus commune entre les grandes entreprises privées et les grandes administrations. "