Roger récemment ... en action !
À « bientôt 79 ans », Roger Silvain aurait pu décider de laisser filer, de ravaler sa colère contre la direction de la CGT. Mais ce serait mal connaître le bonhomme : « Le combat, explique-t-il, lui, qui est entré à l’âge de 15 ans à Renault-Billancourt comme apprenti-ajusteur, c’est tous les jours, jusque sur notre lit de mort ». Son combat du moment, cette figure emblématique de la CGT proche d’Henri Krasucki le mène via le Front syndical de classe, une association lancée cet été et qu’il préside. Une association qui vise à être un « vecteur d’idées pour que la CGT reste fidèle à ses fondamentaux ».
Même s’il admet qu’« il y a une vieille tradition à la CGT qui consiste à ne pas dénigrer ses dirigeants », ces fameux « fondamentaux », il les rappelle avec force à Bernard Thibault. Car ce partisan de la « vieille CGT », comme diront certains, sent bien que la base suit de moins en moins l’actuel Secrétaire général. « Au congrès , explique-t-il, vous n’aurez pas le reflet exact de ce mécontentement parce qu’il a été bien “préparé”. »
Alors Roger Silvain met des mots sur ce mécontentement. Et surtout il analyse le fossé qui se creuse entre les troupes et « le gars qui tient la boutique ». Il y voit la marque de la Confédération européenne des syndicats et décrit presque Bernard Thibault en commissaire européen aux ouvriers !
«On sent une “cfdtisation” de la CGT»
Bernard Thibault commissaire européen aux ouvriers?
Marianne2.fr : Vous reprochez à Bernard Thibault d’incarner un syndicalisme de compromis plutôt qu’un syndicalisme de lutte ?
Roger Silvain :
La dérive a commencé à s’amorcer avant l’arrivée de Bernard Thibault à la tête de la CGT, à partir des années 1994-1995, sous la conduite de Louis Viannet. Quand Thibault a pris la relève de Viannet, il avait une image très positive : il avait été l’animateur de la lutte des cheminots en 1995, c’était un jeune gars qui médiatiquement passait pas mal. Mais la dérive s’est accélérée quelques mois après sa prise de fonction, quand la CGT est entrée dans la Confédération européenne des syndicats (CES) qui est une création de l’Union européenne.
Il ne faut pas perdre de vue que l’UE s’articule autour de trois grands axes. L’axe politique avec la Commission européenne. L’axe militaire avec l’Otan. Et l’axe syndical avec la création de cette CES dont l’objectif est d’associer les classes ouvrières des pays de l’Union, pas à la sauvegarde, mais à la marche du capitalisme. La CGT en adhérant en 1999 à la CES est rentrée dans le moule. Ce glissement s’accélère depuis le dernier congrès. Le congrès actuel va amener lui aussi des bouleversements. Sauf que là ça commence à gueuler dans les rangs de la CGT. Le couvercle commence à se soulever. Les gars nous disent : « On ne comprend pas, ce n’est plus la même CGT ».
Une CGT que la base ne reconnaît plus d'autant plus que Bernard Thibault, au printemps dernier, a retenu ses troupes. Alain Minc qui a l’oreille du chef de l’Etat explique lui-même qu’il y a eu « une volonté politique de cogérer le pays avec les syndicats » ?
Roger Silvain :
On peut reconnaître un mérite à Sarkozy : au moins, lui, est un ennemi des travailleurs clairement identifié et un représentant des grandes fortunes françaises que sont les Bolloré, les Lagardère, les Bouygues, etc. Il a reçu les centrales syndicales et leur a dit : « Les travailleurs sont mécontents, messieurs, jouez votre rôle ». Ce qui lui permet de dire ensuite : « Nous avons vraiment de la chance d’avoir affaire à des syndicats raisonnables et responsables ». Mais au-delà de Nicolas Sarkozy, il y a une ligne politique. Une ligne politique qu’incarne la CES. Incontestablement, la CES joue un très très grand rôle pour que la CGT devienne un syndicat qui reconnaisse l’économie de marché, qui considère que l’on peut tirer quelque chose du capitalisme, qu’il est « amendable » puisque c’est le mot à la mode.
Depuis que la CGT existe, il y a toujours eu une lutte entre le courant réformiste — de collaboration de classes — et ce qu’on appelle le courant “lutte de classes”. Mais on vit une période en ce moment où le courant réformiste a marqué des points. On sent une « cfdtisation » de la CGT.
Le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel marque aussi une rupture. Il a mis au grand jour une contradiction sérieuse au sein de la CGT. La CES a appelé à voter «oui» au TCE. Bernard Thibault s’est aussi prononcé pour le “oui”. Le Comité confédéral national de la CGT, lui, s’est prononcé contre. Il faudrait que Bernard Thibault s’explique là-dessus. Comme ils devraient s’expliquer, lui et ses proches collaborateurs, sur leur volonté de débarrasser la CGT du poids outrancier des communistes. Tout le monde dit qu’il s’agit du dernier mandat de Bernard Thibault à la tête de la CGT. Mais je prends date avec Marianne : je suis convaincu qu’il finira Secrétaire général de la CES...
«Quand la CGT vient sur le terrain de la CGC, l’original est toujours préféré à la copie!»
Nicolas Sarkozy a tout de même offert à la CGT un formidable cadeau en échange de ses bons et loyaux services avec la réforme de la représentativité. Une réforme qui vise à renforcer la CFDT et la CGT puisque, à l’issue des élections professionnelles, ne peuvent désigner un délégué syndical que les organisations qui ont atteint le seuil de 10% des voix ?
Il est clair que les stratèges de la CGT ont vu d’un bon œil cette réforme. Dans les « tôles », les mecs de la CGT, à l’époque de l’accord sur la représentativité, disaient : « C’est l’accord du siècle : ça va mettre les mecs au boulot ». C’est atroce comme raisonnement. J’ai entendu des militants de la Fédé des métaux dire : « Dans les PME, les mecs qui ronronnent, c’est fini. Il va falloir qu’ils aillent gagner leurs voix ! » Sauf que, quand dans le même temps la CGT vient sur le terrain de la CGC — qui, par essence, est l’organisation patronale de collaboration — l’original est toujours préféré à la copie ! C’est l’original qui rafle la mise ! Avec l’accord CGT-CFDT sur la représentativité, la CGT Renault-Billancourt par exemple n’existe plus. On ne l’a pas lu beaucoup dans la presse ça ! Ils n’ont pas fait une conférence de presse pour l’annoncer !
Cette stratégie de dire « en dessous de 10% vous n’existez plus », il faut avoir des forces pour faire ça. Et les forces de la CGT réduisent à vue d’œil. La CGT lors de son dernier congrès déclarait 700 000 adhérents dont 150 000 retraités. L’objectif du 48e congrès était d’arriver au 49e congrès avec 1 million d’adhérents. Ils en ont perdu. Ils ne sont plus qu’à 650 000 !
C’est la même chose pour les élections prud’homales. On a gagné 2%. Mais c’est à la fois vrai et faux. C’est vrai, mais avec 74% d’abstention. L’analyse que nous faisons de ces élections prud’homales, c’est que l’événement politique, c’est cette abstention. On ne peut pas dire, quand il y a 60% d’abstention dans une élection politique, que c’est grave pour l’avenir de la démocratie et puis, quand c’est une élection syndicale et qu’il y a 74% d’abstention, que gagner 2% est une grande victoire. Il y a une contradiction qui n’est pas tenable.
La CGT n'en est pas à sa première contradiction. En 1968 — une période que vous connaissez bien — la CGT, craignant d’être débordée sur sa gauche, s’est aussi montrée « responsable » ?
Henri Krasucki qui avait été déporté me disait souvent : « Qu’est ce que je peux en avoir marre de ces historiens qui veulent nous expliquer comment ça se passait dans les camps. Nous ont y été. » 1968, comment ça se passe ? Premièrement il y a des déclencheurs. Et je suis convaincu qu’il y en aura encore. C’est pour ça que Sarkozy dit à ses cordons de flics : « Faites gaffe, pas de bavures ». Un mort, c’est terrible : ça déclenche un truc. En 1986, la mort de Malik Oussekine par exemple. Gay-Lussac en 1968, il n’y avait pas eu de mort, mais il y avait eu un matraquage monstre. Cette année, l’élément déclencheur, ça aurait pu être les événements en Guadeloupe. Un mec comme Eli Domota, il aurait fallu le faire venir pour un meeting. Vous faites ça dans un stade avec 30 000, 40 000 mecs qui forment une avant-garde. Quand ils rentrent dans leur « tôle » après le meeting, il sont galvanisés !
Mais avant cet élément déclencheur, vous avez surtout un climat, un mouvement qui monte dans le monde ouvrier et qui gagne aussi très fort le monde enseignant. En 1968, Georges Séguy (le secrétaire général de la CGT de l’époque, ndlr) avait entretenu ce climat.
Le rôle de Thibault, ce n’est pas dire un beau matin «tout le monde arrête de travailler et descend dans la rue». C’est de cultiver ce climat, c’est de cultiver cette idée-là pour la faire mûrir. Et quand elle est mûre, ça part. Les mecs n'ont plus besoin de capitaines. Les états-majors syndicaux — la CGT en tête — ne cultivent pas ça. Ce n'est pas en lançant un mot d'ordre tous les mois et demi comme ils l'ont fait, qu'on y arrive. Si Bernard Thibault ne faisait même que copier Georges Séguy, je me tairais !