Le présent texte est une ébauche d’article issue du séminaire Franco-Russe qui s’est tenu en février dernier à Moscou)
La question de la souveraineté est une question cruciale tant du point de vue des principes qui la fondent que des conditions dans lesquelles elle s’exerce. La souveraineté a longtemps renvoyé à un pouvoir absolu, indivisible et direct de commandement, réunissant un ensemble de prérogatives régaliennes, au premier rang desquelles Jean Bodin rangeait « le pouvoir de faire la loy »[1], de battre monnaie ou de rendre la justice en dernière instance[2]. Mais, on affirme aujourd’hui que l’État-nation historique serait devenu incapable et comme dépossédé du plein exercice de ses prérogatives régaliennes. Il serait de moins en moins souverain[3].
Le terme de souveraineté économique[4], qui signifie le pouvoir d’un gouvernement de prendre des décisions indépendamment des décisions prises par d’autres gouvernements[5] est lui aussi souvent utilisé notamment en relation avec le « patriotisme économique »[6], que ce soit par des dirigeants politiques ou par des activistes sociaux, soit pour être contesté[7] soit pour être applaudi. Ainsi, Desmond Cohen, ancien recteur de la School of Social Sciences de l’Université de Sussex qualifie-t-il la souveraineté économique d’illusion[8]. A l’inverse, Paschal Donohoe dans un article de la revue Studiesécrit que la souveraineté est à nouveau une priorité pour les Etats[9]. Susan Strange, quant à elle constate ce recul de l’Etat dans une économie globalisée, mais pour le déplorer[10]. Cette définition de la souveraineté est sans doute trop limitative. La capacité de légiférer, d’agir par décret, doit alors être spécifiée.
Il en va de même avec les termes de souveraineté alimentaire[11] ou de souveraineté sociale. Il est vrai que l’existence et l’attitude de certaines organisations internationales ont pu signifier soit une limitation soit une violation de la souveraineté de pays[12], en particulier dans le cas de la gestion de la dette[13]. Les interventions du FMI, par exemple, reposent sur le droit du créancier sur le débiteur[14], et postulent une rationalité économique supérieure à la rationalité politique[15].
Mais, cette rationalité économique est douteuse, et le FMI lui-même a reconnu s’être trompé[16]. On peut donc considérer que le choix politique prime, ce qui est une définition de la souveraineté. Mais, peut-on diviser la souveraineté ? Cette question est différente, naturellement de celle des conditions de mise en œuvre de la souveraineté.
I. Qu’est-ce que la souveraineté ?
Être souverain, c’est avoir la capacité de décider[17], une chose clairement exprimée par Carl Schmitt[18], mais aussi avant lui par Jean Bodin[19]. Sur cette question de la souveraineté il ne faut pas hésiter à se confronter, et pour cela à lire, à Carl Schmitt[20]. La théorie de Carl Schmitt renvoie au décisionnisme[21], la « capacité à prendre » des décisions, y compris dans les situations où ces dernières ne peuvent être prises dans les formes légales. Cela renvoie à l’état d’exception, comme situation ou la souveraineté s’exprime de manière « pure ». Une telle situation peut résulter de troubles politiques, mais aussi de troubles économiques.
En 1998, lors de la « crise asiatique, en Malaisie, c’est la brutalité de la réaffirmation de l’autorité du Premier Ministre contre son Ministre des Finances qui a crédibilisé la mise en place du contrôle des changes, institution qui a permis à ce pays de traverser sans trop de dommage la crise asiatique.
Historiquement, F.D. Roosevelt ne fit pas autre chose quand il demanda au Congrès ce que Giorgio Agamben décrit à juste titre comme l’équivalent de pleins pouvoirs économiques, instituant par ce fait une forme d’état d’exception[22]. Tout comme le Premier-ministre malais, Franklin D. Roosevelt avait fait la démonstration qu’il était en dernière instance le détenteur de l’autorité souveraine du pays en situation de crise. Dans ces conditions exceptionnelles, la question du pouvoir devient le cœur de la sortie de crise et le pivot de la cohérence politique. Il n’est alors de politique économique et de développement institutionnel que par la politique dans sa forme la plus nue, la réaffirmation de la souveraineté.
En ce sens, et même si les inquiétudes formulées par Agamben sur le non-droit qu’institue un droit d’exception ont une pertinence réelle, il est clair que nulle société ne peut se priver de la possibilité d’instituer l’équivalent économique d’un état d’exception. La question qui est alors ouverte, et que les économistes qui adoptent la démarche réaliste ici défendue doivent impérativement creuser sous peine d’une incomplétude radicale de leur analyse, est celle du rapport à la souveraineté et à l’État. Carl Schmitt[23] quant à lui, se propose de réintroduire l’état d’exception dans l’espace des normes[24].
On rappelle que pour Carl Schmitt « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »[25]. Cette définition est importante. Schmitt n’écrit pas « dans la situation » mais « de la situation ».
C’est le fait de dire qu’une situation est exceptionnelle qui établirait le souverain. Emmanuel Tuchscherer fait alors justement remarquer que ceci « marque en effet le lien entre le monopole décisionnel, qui devient la marque essentielle de la souveraineté politique, et un ensemble de situations que résume le terme Ausnahmezustand, celui-ci qualifiant, derrière la généricité du terme « situation d’exception », ces cas limites que C. Schmitt énumère dans la suite du passage sans véritablement distinguer : « cas de nécessité » (Notfall), « état d’urgence » (Notstand), « circonstances exceptionnelles » (Ausnahmefall), bref les situations-types de l’extremus necessitatis casus qui commandent classiquement la suspension temporaire de l’ordre juridique ordinaire »[26]. Il est ici important de comprendre que cette suspension de «l’ordre juridique ordinaire » n’implique pas la suspension de tout ordre juridique. Le Droit ne cesse pas avec la situation exceptionnelle, mais il se transforme. Le couple légalité et légitimité continue de fonctionner mais ici la légalité découle directement et pratiquement sans médiations de la légitimité. L’acte de l’autorité légitime devient, dans les faits de la situation exceptionnelle, un acte légal. Et l’on peut alors comprendre l’importance de la claire définition de la souveraineté.
Schmitt s’en explique successivement, revenant à plusieurs reprises sur la formule initiale : est donc souverain « celui qui décide en cas de conflit, en quoi consistent l’intérêt public et celui de l’État, la sureté et l’ordre public, le salut public[27]». Il faut observer que cette nouvelle définition transporte en réalité la marque de la souveraineté d’un critère organique (la question étant alors « qui décide ? » ou, dans le vocabulaire juridique quis judicabit ?) vers un critère bien plus concret, qui spécifie d’ailleurs les circonstances (en situation de conflit) et les objets (l’intérêt public et celui de l’État) sur lesquels il lui appartient de statuer.
Notons aussi que l’intérêt de l’Etat est distingué de l’intérêt public. Si l’intérêt de l’Etat se définit (sureté et ordre public), l’intérêt public lui reste non précisément définit. Cela peut se comprendre si l’on adopte le point de vue qui est celui de ce livre.
L’intérêt public ne peut être définit au préalable car une telle démarche impliquerait en fait de limiter le pouvoir de la communauté politique. Or, c’est justement là que Schmitt affirme la primauté de la souveraineté. Seule la communauté politique, ce que l’on appelle le peuple, est en mesure de définir l’intérêt général et nul ne peut prétendre orienter ou limiter cette capacité à le faire. Mais, le peuple le fait à un moment donné. La définition de l’intérêt général ne peut qu’être contextuelle.
La souveraineté fait donc tout autant référence à un espace qu’à un mécanisme d’inclusion/exclusion, à un principe qu’à l’ensemble des domaines sur lesquels se manifestera la vérification de ce principe. Le Souverain est donc, par nature, au-dessus de tout statut constitutionnel puisqu’il le crée[28].
Cette souveraineté peut être déléguée, à la condition que les formes de cette délégation aient été votées et que cette dernière soit temporaire ; une délégation complète et totale de pouvoir est de fait contraire aux principes généraux du droit. En droit international l’État n’est pas perçu comme “limitant sa souveraineté” ou la transférant dans le cas des traités comme ceux organisant l’Union européenne, mais comme exerçant souverainement l’un de ses pouvoirs, celui de conclure un traité, de façon à limiter des pouvoirs qu’il exerçait jusqu’alors librement et à restreindre ou partager des compétences qui lui étaient jusqu’alors reconnues[29].
2. Qui est souverain ?
La souveraineté implique la définition d’un souverain. Le débat est ancien[30]. Jean Bodin établit que c’est la « chose publique » ou la Res Publica qui est le fondement réel de ce souverain.
Cela renvoie à la tradition politique de la Rome républicaine dont le droit de l’Europe occidentale reste largement imprégné. Claudia Moatti le dit d’ailleurs dans l’introduction d’un livre qu’elle a publié en 2018 : « Philosophes et historiens du ‘républicanisme’ ont pourtant cherché dans l’Antiquité l’origine fondatrice. De Leonardo Bruni à Machiavel ou Bodin, de Rousseau, Babeuf, Condorcet aux fédéralistes américains, le modèle romain dit ‘républicain’ a été diversement interprété et a donné naissance à une multiplicité d’interprétations »[31]. C’est une évidence. Nous sommes tous, très largement, que ce soit consciemment ou à notre insu, les héritiers en matière politique et en matière du droit des usages et des institutions de cette période[32].
Il faut donc revenir sur la définition de la « chose publique ». Claudia Moatti a recours à Cicéron dont elle produit une citation[33] : « tout peuple qui sur tel rassemblement d’une multitude (…) toute cité qui est l’organisation du peuple ; toute res publica qui est comme je l’ai dit la chose du peuple, doit être dirigée par un conseil pour pouvoir durer »[34].
Ce qui est ici important est la manière dont Cicéron hiérarchise le passage de la « multitude » au peuple, par l’existence d’intérêts communs, puis présente la Cité comme cadre organisateur de ce « peuple ». Claudia Moatti souligne le côté remarquable du texte de Cicéron par sa tentative de clarification[35]. Elle rappelle alors, que la « Cité » ne désigne pas une simple ville (oppidum) mais qu’elle décrit le cadre dans lequel s’organise un « peuple » de citoyens, un peuple dont la présence est obligatoire pour rendre la justice[36]tout comme pour édicter des lois. La citoyenneté est ici une notion fondamentale. Appartenir au « peuple romain », c’est avoir le droit d’agir en interaction avec les autres citoyens sur le territoire de la « Cité ». Ce sont donc les citoyens qui constituent la « Cité » [37]. La res publica, alors, ne se pense qu’en relation avec le « peuple ». Elle définit les relations et les conflits au sein de ce « peuple ».
De ce point de vue, c’est bien l’égalité juridique des citoyens que l’on retrouve dans la formule archaïque populus plebsque[38]qui est centrale. Avec cette égalité juridique, le « peuple » prend réellement un sens politique et se constitue comme acteur de la politique[39]. Il est alors important de conserver en mémoire qu’aux temps premiers de la République le peuple romain est à la fois un acteur dans la cité et une entité pour les relations entre la cité et l’étranger[40]. Cela indique que la souveraineté est à la fois interne (qui fait les lois, qui élit les magistrats) mais aussi externe (qui décide de la paix et de la guerre, des traités, etc). Le point est important. Ce que l’on appelle la « souveraineté populaire », au sens de la souveraineté du « peuple », ne date donc pas de la Révolution française de 1789.
Retenons ici cette distinction importante qui confirme la centralité de la relation interne/externe. Il ne peut donc y avoir de relations politiques et juridiques, de conflits aussi autour de ces relations, qu’au sein d’une entité souveraine et distincte des autres.
La notion de souveraineté est donc primordiale mais aussi centrale à l’existence de la res publica. Mais, cette « chose publique » ne peut se constituer qu’à travers l’égalité juridique des citoyens qui leur assure (ou doit leur assurer) un droit égal à la participation politique, aux choix dans la vie de la « Cité »[41]. Quand nous parlons donc du « peuple » comme source de la souveraineté, nous ne parlons pas d’une communauté ethnique ou religieuse[42]., mais d’une communauté politique d’individus rassemblés qui prend son avenir en mains[43], du moins aux origines de la République. Le « peuple » auquel on se réfère est un peuple « pour soi », qui se construit dans l’action et non pas un peuple « en soi », ce qui ne serait qu’une « multitude ».
On ne peut, alors, esquiver cette question : qui détient réellement la souveraineté ? C’est une question qui, elle aussi, se pose aujourd’hui. Pourtant, aux origines de la république romaine la question semblait tranchée. Mario Bretone montre que la volonté du peuple (iussum populi) s’affirmait à travers l’élection de magistrats (les questeurs) dès l’époque royale[44].
Cette question devient cependant centrale dans les débats politiques du IIème siècle avant notre ère[45]. La question, et Claudia Moatti le rappelle[46], fut posée lors de l’élection de Scipion Emilien au consulat, alors qu’il se présentait en réalité à l’édilité. Le peuple pouvait-il s’affranchir de la Lex villia annalis qui fixait le cursus honorum ?
De fait, le peuple était dit « maître des comices » autrement dit maître de l’ordre du jour des assemblées populaires[47]. Le concept de la « souveraineté populaire », que certains tiennent pour « inventé » par la Révolution française, existait donc à Rome, et se traduisait par un contrôle populaire sur les magistrats[48]. Il y avait donc bel et bien un discours établissant la primauté du « peuple », comme dans les cas où c’est le « peuple » qui décide qu’un homme peut être élu à des fonctions plus hautes que celles qu’ils briguait.
3. La question de la délégation
Les conflits ont cependant été nombreux entre le « peuple » et le Sénat tout au long de l’histoire de la République à Rome.
Une partie de conflits tournent autour du principe de la responsabilité politique des magistrats[49]. Car, ces derniers sont les délégataires de l’autorité et de la souveraineté du peuple. La question centrale n’est pas seulement l’émergence d’une responsabilité politique du magistrat aux côtés de sa responsabilité privée, mais bien qui pouvait mettre en question cette responsabilité politique[50]. Or, le passage de la responsabilité morale à la responsabilité politique du magistrat[51] est l’un des enjeux du bras de fer entre le peuple et le Sénat au sujet de la souveraineté[52].
Ce point est important car il établit la nécessaire séparation entre la sphère privée et la sphère publique, un point fondamental dans les démocraties modernes. Le magistrat en tant que délégataire de la souveraineté du peuple peut être ainsi relevé de sa responsabilité privée et soumis à une appréciation politique de ses actes. Cependant, seule la défense de la res publica peut être invoquée à la décharge d’un magistrat[53].
L’importance de ce point vient de ce qu’il établit la primauté du politique. Claudia Moatti explique alors ce qui se joue dans le débat sur la responsabilité politique des magistrats, et surtout devant qui (le peuple) ils sont responsables[54]. De fait, si la responsabilité politique n’exclut pas toute responsabilité « privée », on constate que la res publica est en surplomb des règles normales[55].
Cette question de la responsabilité du magistrat nous interpelle directement au sujet de l’indépendance des Banques centrales. La formule d’agences discrétionnaires indépendantes, comme les Banques centrales, est suspecte du point de vue des fondements de l’ordre démocratique. Si le vocable “indépendant” signifie simplement que ces agences sont séparées des organes de l’exécutif du système politique, il y a peu à redire.
On conçoit que pour que ses ordres puissent être exécutés correctement un pouvoir puisse impliquer le principe de délégation. Il vaudrait mieux cependant employer alors les termes d’agences distinctes des administrations gouvernementales. Si l’indépendance signifie, par contre, que l’agence n’est pas soumise à un contrôle de type politique, et si les résultats de cette agence ne sont pas totalement du domaine que l’on a appelé technique, alors il y a bien une rupture avec les principes de la démocratie[56].
En droit administratif, il y a délégation de pouvoir lorsqu’une autorité, à laquelle certains pouvoirs ont été attribués, se dessaisit d’une partie de ces pouvoirs et les transmet à une autorité subordonnée. Sans doute, le principe est-il que le titulaire d’une compétence n’en dispose pas comme d’un droit, mais doive l’exercer lui-même sans pouvoir la transmettre. Les Banques centrales ont donc reçu une délégation de la souveraineté dans le domaine monétaire. Mais, la monnaie, si elle exige des compétences techniques pour sa gestion, relève du domaine social et politique[57]. Aussi, le fait de vouloir mettre ces Banques centrales hors du contrôle des représentants du peuple peut être considéré comme attentatoire à la souveraineté de ces derniers.
Or, aujourd’hui, au sein de l’Union Economique et Monétaire, le seul contrôle qui existe est celui de la Cour de Justice de l’Union Européenne, comme on a pu le constater en matière de politique monétaire, quand il fut contesté que les objectifs assignés par les Traités à la Banque centrale européenne pouvaient justifier l’édiction de mesures dites non conventionnelles et l’adoption d’un programme inédit d’opérations monétaires sur titres («outright monetary transactions», dit OMT), autorisant l’achat de dettes publiques sur le marché secondaire[58]. Nous sommes ici devant le pouvoir des juges et non plus celui du peuple.
Il convient donc de rappeler que n’est légitime que le processus de délégation établi dans des formes légales qui permettent un contrôle en dernière instance du délégué par le délégataire, et que délégation n’implique nullement cession.
4. La complexité et les règles internationales peuvent-elles limiter la souveraineté ?
La notion de souveraineté est mal-aimée des économistes néoclassiques qui y voient une intrusion de la discrétion dans l’optimisation, et plus fondamentalement quelque chose qu’ils ne peuvent appréhender avec les instruments de l’économie standard. La critique de la souveraineté, comme concept vide de sens ou dépassé, devient alors un point de passage obligé des argumentations.
Pourtant, un autre courant de la pensée économique, le courant dit « institutionnaliste » fait grand cas de la souveraineté[59]. De fait Commons distingue trois types de souveraineté, celle des Etats fondée sur le monopole de la violence légale, celle des entreprises, qui est fondée sur le pouvoir des propriétaires, et la souveraineté des institutions religieuses et morales qui se traduit par le pouvoir de l’opinion[60]. Williamson, quant à lui, établit la distinction entre la décision privée et ce qu’il appelle le « centralisme légal », qui est un autre nom donné à la souveraineté de l’Etat[61]. Dugger, tentant une synthèse de ces deux auteurs, aboutit lui aussi à l’importance de la souveraineté, mais la considère comme multiple et relative à l‘état des institutions et au contraintes économiques[62].
Traditionnellement donc la critique de la souveraineté, qu’elle soit absolue, comme dans le cas de Vernon, ou limité porte alors sur les limitations “objectives” de l’État. Dans la mesure où ce dernier contrôlerait de moins en moins de paramètres clés, en raison des effets d’interdépendance avec d’autres acteurs étatiques, son importance et sa pertinence diminueraient d’autant.
La thèse de la “mondialisation” de l’économie est ainsi souvent évoquée pour justifier une réduction des pouvoirs de l’État et des abandons progressifs de souveraineté. Il y a là une série de confusions, dont l’origine est l’interpolation entre des niveaux différents d’abstraction. Pourtant, cette vision ne correspond nullement à ce que nous dit le Droit international.
Le Droit international a été théorisé en premier lieu par Grotius, qui l’appelle « Droit des Gens », mais en réservant le terme de « gens » aux nations. Ce droit apparaît alors comme un droit uniquement fondé sur la coopération : « Mais, de même que les lois de chaque État regardent son avantage particulier, de même, certaines lois ont pu naître entre soit tous les États, soit la plupart d’entre eux, en vertu de leur consentement »[63]. Ce droit considère les nations comme des entités dotées des mêmes droits, et ce quelles que puissent être leur taille ou leur population.
Mme Simone Goyard-Fabre quant à elle souligne que le fait que l’exercice de la souveraineté puisse être techniquement difficile, par exemple pour des raisons de complexité, n’affecte nullement la nature de la souveraineté. “Que l’exercice de la souveraineté ne puisse se faire qu’au moyen d’organes différenciés, aux compétences spécifiques et travaillant indépendamment les uns des autres, n’implique rien quant à la nature de la puissance souveraine de l’État. Le pluralisme organique (…) ne divise pas l’essence ou la forme de l’État; la souveraineté est une et indivisible“[64]. L’argument qui prétend fonder sur la limitation pratique de la souveraineté une limitation du principe de celle-ci lui apparaît d’une grande faiblesse.
Les États n’ont pas prétendu pouvoir tout contrôler matériellement, même et y compris sur le territoire qui est le leur. Le despote le plus puissant et le plus absolu était sans effet devant l’orage ou la sécheresse. Il ne faut pas confondre les limites liées au domaine de la nature et la question des limites de la compétence du Souverain.
Le même problème se pose à l’évidence quant aux obligations internationales des États. On avance souvent l’hypothèse que les traités internationaux limitent la souveraineté des États, en confondant le principe des modalités d’application. Les traités sont en effet perçus comme des obligations absolues au nom du principe Pacta sunt servanda [65].
Mais, ce principe peut donner lieu à deux interprétations. On peut soit considérer qu’il n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre de la rationalité procédurale[66] et qu’il signifie que la capacité des gouvernements à prendre des décisions (caractéristique de la souveraineté) suppose que toutes les décisions antérieures ne soient pas tout le temps et en même temps remises en cause. Dans ce cas, l’argument fait appel à une vision réaliste des capacités cognitives des agents. Un traité qui serait immédiatement discuté, l’encre de la signature à peine sèche, impliquerait un monde d’une confusion et d’une incertitude dommageables pour tous.
Mais, dire qu’il est souhaitable qu’un traité ne soit pas immédiatement contesté n’implique pas qu’il ne puisse jamais l’être. Il est donc opportun de pouvoir compter, à certaines périodes, sur la stabilité des cadres qu’organisent des traités, mais ceci ne fonde nullement leur supériorité sur le pouvoir décisionnel des parties signataires. Ainsi, tout traité qui entend mettre des obstacles particuliers à la révision ou à la sortie d’un membre, comme l’AMI (Accord Mulilatéral sur les Investissements, qui capota il y a quelques années) par exemple, est ainsi par nature nul et non avenu. La défense de l’AMI, y compris dans ses clauses les plus contraignantes, procède d’une incompréhension de ce que signifie la souveraineté[67].
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