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Par Chloé Leprince

Bernie Sanders n'est plus cet ovni bizarre, ce papy nostalgique de Staline ou Pol Pot parce qu'il se réclame du socialisme. Longtemps marginale ou déviante aux Etats-Unis, l'étiquette "socialiste" est aujourd'hui revendiquée par de nombreux militants de gauche, et des élus plus visibles que jamais.

Sur l'e-shop Liberty Maniacs, piloté par un libertarien, on trouve dans la collection "She Guevara", des autocollants, des mugs et des t-shirt croisant Alexandria Ocasio Cortez et Che Guevara

Sur l'e-shop Liberty Maniacs, piloté par un libertarien, on trouve dans la collection "She Guevara", des autocollants, des mugs et des t-shirt croisant Alexandria Ocasio Cortez et Che Guevara Crédits : Liberty Maniacs

Chicago compte aujourd’hui six conseillers et conseillères municipales qui ont en commun de se dire “socialiste”. Vu de France, ça paraît (encore) assez banal, même s’il faut bien reconnaître que, depuis la récente bérézina du Parti socialiste, on en vient aussi à compter les élus socialistes. Aux Etats-Unis en revanche, le fait de revendiquer cette étiquette n’a rien de banal et la présence de six élus ouvertement “socialistes” dans la même instance municipale est tout à fait singulière. 

C’est même une exception suffisamment notable à l’échelle du pays pour être à l’origine d’un article le 3 avril 2019, dans le magazine de la politique et des idées Jacobin, que le trimestriel marxiste titrait : “A socialist wave in Chicago”. Pour décrire ce qu’il appelle un “raz-de-marée de changement dans la ville”, Will Bloom, qui signe l’article (traduit en français sur un site québécois de gauche), écrit par exemple ceci:

C’est une rare occasion pour que des syndicats progressistes, des mouvements sociaux radicaux et des socialistes réénergisé.e.s exigent que la classe ouvrière ait son mot à dire dans cette ville.

Et l’auteur d’expliquer que ce succès après des années de travail sous-terrain est l’effet combiné d’une mobilisation importante des enseignants, de groupes communautaires, et d’un mouvement qui s’est élevé notamment contre les violences policières après plusieurs cas de bavures mortelles. C’est sur ce terreau-là que la critique du capitalisme a fédéré jusqu’à se transformer en succès électoral.

Ainsi, à Chicago plus qu’ailleurs mais à Chicago comme ailleurs (quoique pas partout), le mot “socialiste” se déleste de la charge vénéneuse qu’il charriait de très longue date. Saugrenu, vu de France ? Depuis le congrès d’Epinay (1971) et la prise du parti par François Mitterrand, “socialiste” signifiait surtout social-démocrate de ce côté-ci de l’océan atlantique, et le tout s’entendait depuis cinquante ans dans une veine progressiste qui ne classait pas les socialistes français sur la crête la plus radicale de l’éventail de gauche. Mais aux Etats-Unis en revanche, “socialist” fut longtemps un mot sulfureux, quasiment une étiquette subversive. Si bien que de même qu’il y a le “F word”(littéralement, “le mot en F”... comme “fuck”), les Etats-Unis eurent longtemps leur “S word”... comme “socialist”. C’est d’ailleurs le titre en clair-obscur d’un ouvrage consacré à l’histoire du socialisme étatsunien par John Nicols qui publiait (en 2011 chez Verso) The "S" Word : A Short History of an American Tradition... Socialism.

Des références graphiques soviétiques pour cette caricature d'Alexandria Ocasio Cortez singeant Staline, postée par exemple sur son blog par Sebastian Gorka
Des références graphiques soviétiques pour cette caricature d'Alexandria Ocasio Cortez singeant Staline, postée par exemple sur son blog par Sebastian Gorka

L'import mal digéré d'un fils de Français 

La ponctuation en trois petits points (les "...") surligne l’ambition d’une démonstration contre-intuitive, à rebours de pas mal d’idées reçues qui, depuis un siècle, soutiennent qu'américain n’est pas socialiste. Car l’étiquette fut longtemps honnie, stigmatisée comme un travers vaguement vénéneux, mais plus encore comme un import mal digéré et profondément contre-culturel. Quand on replonge dans les reportages diffusés au premier semestre 2016 pendant la primaire démocrate, on redécouvre d’ailleurs des micro-trottoirs où des Américains disent que “le socialisme est contraire aux fondements de [leur] pays”, ou encore que “le socialisme, c’est le communisme” - et on entend rouler derrière le mot jeté comme une invective un puissant imaginaire qui remonte au moins à la guerre froide.

Sur l'e-shop libertarien Liberty Maniacs, des t-shirts à l'effigie d u "camarade Bernie Sanders"... mais pas que Crédits : Liberty Maniacs
Sur l'e-shop libertarien Liberty Maniacs, des t-shirts à l'effigie d u "camarade Bernie Sanders"... mais pas que

A l’époque, la bataille pour l’investiture démocrate oppose Hillary Clinton, démocrate aux positions plutôt centristes, à Bernie Sanders, premier sénateur américain à se présenter comme “démocrate socialiste”. Une étiquette soudain largement médiatisée, à un moment où, localement, le terme semble plus visible que jamais : dans le sillage de l’adhésion à la campagne de Sanders, les “Démocrates socialistes d’Amérique”,première organisation socialiste du pays, avait vu son nombre d’adhérents exploser, passant de 6 000 à 30 000 en 2016 (avec une moyenne âge qui fond de moitié, pour passer de 60 à 35 ans).

Des chiffres franchement marginaux au regard de la démographie américaine (327 millions d’habitants tout de même), mais du jamais vu depuis cent ans, quand c'était alors une autre organisation, le "Parti socialiste américain", qui s'affranchissait des deux formations capitalistes du bipartisme déjà en place. A l'époque, la tête de pont du socialisme américain s'appelle Eugene V. Debs . C'est lui, le syndicaliste, qui co-fonde le Parti socialiste américain (PSA) ; lui aussi qui obtiendra 90 000 voix (6% des voix) à l'élection présidentielle de 1912, "un record jamais égalé par lui-même ni par aucun autre candidat de gauche", rappellent des sites anti-capitalistes français comme anti-k.org qui se réfèrent encore à Debs aujourd'hui. 

Après Debs, la fin des années 1920 et les décennies suivantes, celles du krach de 1929 et de la Grande dépression, verront décliner le poids relatif du PSA. En 1952, son candidat n'engrange guère plus de 20 000 voix, et il ne présentera aucun candidat aux présidentielles de 1956 et 1960, tandis que les scores des candidats d'autres rares officines socialistes resteront dans les limbes. 

Le succès, atypique et relatif, de Debs, avait-il à voir avec ses origines européennes puisqu'il est le fils de deux Alsaciens de Colmar qui ont émigré aux Etats-Unis après l'échec du soulèvement de 1848 pour s'installer dans l'Indiana, où Eugène Debs naît en 1855 et où la famille réussira dans le textile ? Sa popularité, réelle au début du XXème siècle, reste-t-elle en somme marquée du sceau de l'importation qui conforterait ceux qui affirment que socialiste n'est pas américain ? Il faudra en tous cas un temps de latence pour qu'affleure de nouveau l'étiquette "socialiste" à grande échelle, comme si elle avait été digérée, assimilée.

Bernie Sanders après la guerre des étoiles qui bégaye

En 1979, c'est à Eugène Debs qu'un certain Bernie Sanders consacre un documentaire de 29 minutes, qu'on peut justement regarder aujourd'hui sur le compte YouTube du magazine Jacobin. Premier candidat depuis des lustres à exhumer explicitement le label "socialiste" à la primaire démocrate, le sénateur du Vermont battra campagne pour démentir la vieille idée qu’au fond le socialisme ne prendrait jamais.

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https://www.franceculture.fr/histoire/socialiste-comment-ce-mot-veneneux-pendant-un-siecle-est-devenu-porteur-aux-etats-unis

Tag(s) : #Etats-Unis, #Socialisme
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