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Dans le discours sur la réforme des retraites prononcé par le Premier ministre Edouard Philippe le 11 décembre dernier, un paragraphe a frappé mon esprit. Il s’agit du texte suivant :
« Le monde d’aujourd’hui, la France en tout cas, se caractérise par un niveau de chômage encore important, et ce depuis longtemps. Il se caractérise par le fait que les études sont de plus en plus longues, que les carrières sont parfois heurtées, que le temps partiel s’est développé. On peut à juste titre vouloir changer tout cela : revenir au plein emploi, limiter la précarité… Mais c’est le monde dans lequel nous vivons et il est sage de voir le monde tel qu’il est. Nous devons construire la protection sociale du XXIème siècle en prenant mieux en compte les nouveaux visages de la précarité. »
Que ce paragraphe n’ait suscité aucune réaction montre à quel point nos élites politico-médiatiques à gauche, à droite et au centre ont « naturalisé » les processus économiques à l’œuvre aujourd’hui. « Le monde dans lequel nous vivons » est là, un peu comme le temps qu’il fait. Et même si « on peut à juste titre vouloir le changer », ce désir légitime n’est qu’une utopie ou un vœux pieu. Nous devons construire la protection sociale du XXIème siècle « prenant mieux en compte des nouveaux visages de la précarité ». Car, voyez-vous, « même si on peut à juste titre vouloir changer tout cela », la précarité et le chômage de masse sont là pour les siècles des siècles, amen.
Edouard Philippe a raison sur un point : « il est sage de voir le monde tel qu’il est ». Seulement, si quelque chose caractérise « le monde tel qu’il est », c’est sa mutabilité. Est-il sage de postuler que le monde de demain sera identique au monde d’aujourd’hui ? Personne ne discute que le monde du travail « tel qu’il est » aujourd’hui soit ravagé par la précarité et le chômage. Le Premier ministre reconnaît qu’on peut « à juste titre » vouloir changer cet état de fait. Mais alors, pourquoi construire le système de retraites du XXIème siècle comme si rien ne devait changer ?
Ce discours est d’abord un aveu. L’aveu que le chef du gouvernement ne croit pas lui-même un instant que les politiques qu’il conduit permettront de combattre efficacement la précarité et le chômage de masse. Car lorsqu’on croit dans l’efficacité des politiques qu’on conduit, on planifie en conséquence. Difficile d’avouer plus explicitement que les politiques de l’emploi ne sont qu’un leurre, une opération de communication destinée à tromper l’électeur.
Ce discours contient aussi la quintessence du raisonnement « victimiste ». Nous sommes soumis à des forces qui nous dépassent et sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Il ne nous reste plus qu’à nous résigner, et à les « prendre en compte » au mieux dans nos politiques publiques. Il est curieux d’entendre un tel raisonnement dans la bouche d’un politicien qui ailleurs dans le même discours se réclame de la figure tutélaire de De Gaulle. Car on peut reprocher beaucoup de choses à mongénéral, mais certainement pas de s’être résigné à « s’adapter » aux évènements au lieu de les précéder. Au contraire : De Gaulle fut l’homme qui a dit « non » quand tous les autres expliquaient que la défaite était complète, la prééminence de l’Allemagne établie, et qu’il fallait « prendre mieux en compte » ces faits en se résignant à l’inévitable. Imagine-t-on De Gaulle expliquant « qu’on peut à juste titre vouloir changer les choses », mais que cela ne sert à rien ?
Que la droite néolibérale – et Edouard Philippe en fait partie – tienne un tel discours ne doit étonner personne. Après tout, il ne fait que décliner le « there is no alternative » (« il n’y a pas d’alternative ») de Margareth Thatcher. Ce qui est plus étonnant, c’est qu’aucun politicien, aucun commentateur de la chose politique, ne se soit ému. Il fut un temps où même des libéraux aussi éminents que Raymond Barre ou Jacques Delors se gardaient bien de dire que chômage et précarité étaient là pour toujours. Ils prétendaient au contraire qu’on « voyait la sortie du tunnel » ou que la construction européenne allait permettre le retour au plein emploi. D’ailleurs, s’ils avaient dit le contraire ils auraient immédiatement été la cible d’attaques en règle des organisations politiques de droite comme de gauche, et boudés par les électeurs tant la conviction que lorsqu’il y a une volonté il y a un chemin était ancrée dans l’opinion. Qu’un Premier ministre puisse aujourd’hui dire que la précarité et le chômage de masse sont là pour durer quoi qu’on fasse, et doivent donc structurer les politiques publiques pour le siècle à venir sans susciter de réaction montre combien en trente ans ce qui était indicible et impensable est devenu banal et accepté, combien la confiance des Français dans la puissance de la volonté collective s’est érodée. Ce discours qui prêche l’abandon une à une de toutes les conquêtes sociales au nom de l’adaptation à un monde de plus en plus individualiste, de plus en plus précaire – et je ne vous parle même pas des discours apocalyptiques des collapsologues – est-ce là tout ce que nous avons à offrir comme projet collectif à notre jeunesse – en dehors du dernier Ipad et des Nike multicolores ? Pas étonnant qu’on trouve autant de candidats au martyre en Syrie et ailleurs…
On en trouve même pour faire l’éloge de la précarité : libéré du poids des statuts et des attaches professionnelles, nationales, familiales, l’homme serait plus efficace, plus réactif. Or, l’histoire montre exactement le contraire : on peut mesurer le progrès humain à la capacité des civilisations à rendre l’avenir prévisible. Car la quête de l’être humain depuis Cro-Magnon jusqu’à nos jours se résume à cela : rendre le monde de plus en plus prévisible. L’homme primitif se couchait chaque soir sur sa paillasse sans savoir s’il serait vivant le lendemain ou ce qu’il mangerait. Nous, nous nous couchons dans nos lits moelleux sachant qu’il n’y aura pas le froid, la maladie, les bêtes sauvages pour nous emporter pendant la nuit et que le matin venu notre réfrigérateur pourvoira.
Rendre l’avenir prévisible n’est pas seulement une satisfaction psychologique, c’est aussi un bien économique. Savoir que j’ai encore de longues années à vivre m’encourage à me former, à construire une maison, à développer une affaire, à épargner. Savoir que mes enfants arriveront tous à l’âge adulte me pousse à investir fortement dans leur éducation. Savoir qu’un diplôme m’assure une carrière longue et intéressante me pousse à investir dans mes études.
Par contre, si je suis convaincu que ma vie est précaire, que rien ne m’assure d’être là demain pousse l’être humain à vivre dans le présent, à préférer la satisfaction immédiate à l’investissement. A quoi bon construire une maison que je ne suis pas sûr d’habiter, d’étudier longuement pour une profession que je ne suis pas sûr de pouvoir exercer ? Autant faire la fête… et « après nous le déluge ».
Tous les médiévistes vous le diront : le moyen-âge était une période festive. On y dépensait dans les fêtes une proportion du revenu totalement inimaginable aujourd’hui. A quoi bon en effet épargner, accumuler un capital et l’investir si la peste ou les éléments peuvent vous emporter à n’importe quel moment ? Le linceul n’ayant pas de poches et notre avenir était incertain, autant festoyer en attendant que la Camarde vienne vous chercher. L’accumulation capitaliste qui permettra d’enclencher l’enrichissement de nos sociétés à partir du XVIIIème siècle n’a été rendue possible que parce que les progrès de la science ont rendu le monde de plus en plus prévisible. Et encore, cela ne s’est pas fait en un jour.
La sécurité sociale, la retraite, le statut, la protection sociale qui permet au travailleur de dormir tranquille la nuit ne servent pas que l’intérêt de l’individu. Elles fabriquent une société plus apaisée, avec des travailleurs plus productifs parce que plus investis. On se forme plus, on travaille mieux, on est plus productif quand on n’a pas la peur du lendemain au ventre.
Même regardé du point de vue du capitaliste, précariser le travailleur apporte un surcroît de compétitivité sur le court terme, mais à long terme cela revient à se tirer une balle dans le pied. Placé dans un environnement imprévisible, le travailleur consacrera à se protéger de cette imprévisibilité les ressources qu’il aurait autrement consacré à la production.
Henry Ford ou François Michelin, qui pourtant n’étaient pas vraiment des communistes, avaient bien compris le problème. Assurer aux travailleurs le logement, de bons salaires, l’école de leurs enfants, la retraite est la meilleure manière d’avoir une main d’œuvre qui s’investit dans son travail, qu’il est rentable de former et qualifier.
Mais les raisonnements de Ford ou Michelin étaient possibles dans le monde du début du XXème, celui des monopoles industriels protégés par l’Etat qui pouvaient se permettre de penser le temps long. Le poids croissant de la régulation par les marchés – et notamment les marchés financiers – et le retrait de l’Etat ont changé la donne. Le dirigeant d’entreprise est obligé – souvent à son corps défendant – de privilégier le court terme pour offrir rapidement des rémunérations conséquentes à ses actionnaires, sous peine de les voir partir – ou pire, de les voir demander sa tête.
Dans ce contexte, comment l’entreprise pourrait concevoir la gestion du capital humain sur le long terme ? Comment pourrait-elle investir dans la formation de son personnel, investissement qui n’est rentable que sur le long terme ? Comment pourrait-elle accepter la rigidité d’un statut, dont les contreparties bénéfiques n’apparaissent que sur de très longues périodes ?
Rien dans ce mouvement n’est fatal. La précarité et le chômage de masse ne sont pas une malédiction divine, ce sont les conséquences d’un choix, celui de privilégier les intérêts du bloc dominant, c’est-à-dire, de la bourgeoisie et des classes intermédiaires – dont les rejetons, vous l’aurez certainement remarqué, échappent à ces deux fléaux. Mais remettre en cause cet ordre nécessite d’abord de refuser la logique de résignation qui nous enferme dans le rôle de victimes.
Et cela vaut autant pour les prêches vantant la soumission au monde tel qu’il est des uns qu’aux homélies misérabilistes des autres. De la logique de contrat social négocié qui a présidé notre organisation politique de 1945 jusqu’aux années 1970 nous sommes passés progressivement à une dictature du bloc dominant qui, derrière le paravent du respect de la lettre des règles en a profondément perverti l’esprit. C’est sur cette dérive qu’il s’agit de revenir.
Mais ça, c’est le sujet de l’article suivant…
Descartes
(1) « Toute résistance est inutile ». Pour ceux qui ne connaissent pas le magnifique livre de science-fiction de Douglas Adams, c’est la formule préférée des Vogons, une peuplade qui forme la bureaucratie du gouvernement galactique. Voici la description qu’on en donne dans le livre : « Il s’agit d’une des races les plus désagréables de la Galaxie. Pas vraiment méchants, mais de mauvaise humeur, bureaucratiques, procéduriers et sans empathie. Ils ne lèveront pas le petit doigt pour sauver leur grande mère du Monstre Devorant de Traal sans avoir reçu un ordre en triple exemplaire avec accusé de réception, questionnée, perdue, retrouvée, soumise à enquête publique, perdue a nouveau et finalement enterrée pendant trois mois dans une tourbière et recyclé comme allume-cigare ».