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Résultat de recherche d'images pour "l ena images"

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à Strasbourg

C’est avec une certaine surprise teintée de tristesse que j’ai appris l’existence du « rapport » que certains élèves de la promotion « Molière » de notre vénérable Ecole Nationale d’Administration ont adressé à leur direction. La surprise n’est que partielle : après tout, cette promotion ne fait que sacrifier à un rituel immuable qui veut que depuis lors de la sortie de chaque promotion, un groupe d’élèves expose sa blessure narcissique en exigeant des réformes radicales d’un monde qu’elle commence à peine à connaître et en tirant à boulets rouges sur le « classement de sortie ». Des frasques de jeunesse que, l’âge et l’expérience aidant, beaucoup d’énarques finissent par regretter. La tristesse, par contre, est complète. Et pas seulement de voir ceux qui sont destinés à constituer demain l’élite administrative de notre pays faire sien de façon acritique le pire discours conformiste. Le pire, c’est que ce rapport montre en creux l’idée que cette future élite se fait du métier de haut fonctionnaire. Et ce n’est pas très rassurant.

Tout d’abord, en écrivant ces lignes je prends un risque. Le « rapport » auquel je ferai référence, je ne l’ai pas lu. Malgré tous mes efforts, il m’a été impossible de me procurer le texte. Je ne peux réagir que par rapport aux extraits et commentaires qui ont été publiés dans la presse, et tout particulièrement dans le journal de la corporation. Je serais le plus heureux des hommes si quelqu’un venait me dire que le « rapport » ne dit pas ce que Le Monde lui fait dire. Mais j’ai de bonnes raisons de penser que le compte rendu, pour une fois, est fidèle.

Mais venons au contenu du rapport. Il dénonce le « stress » auquel sont soumis les élèves de cette vénérable école. Il semblerait que nos énarques en herbe sont soumis à un « harcèlement moral, sexiste ou sexuel », particulièrement en « période de stage ». Ils se plaignent que « « aucun dispositif établi de détection et de prévention des risques psychosociaux » n’existe à l’ENA, alors que « des cas de burn-out et de dépressions passagères ont pu être observés, tant en stage que pendant la scolarité ». Ils se plaignent de « l’absence de reconnaissance des élèves, de leur travail, de leur expérience et de leurs efforts, notamment de la part de la direction », affirmant que « la scolarité place les élèves dans une situation de fragilité et de forte pression ».

Je n’ai qu’une chose à vous dire, chers collègues, chers concitoyens énarques : bienvenus au monde réel. Car il faut que vous preniez conscience d’une chose : en entrant à l’ENA, vous avez choisi un métier exigeant, celui de haut fonctionnaire. Et être haut fonctionnaire, c’est être capable de gérer les « fortes pressions » sans filet de sécurité. C’est avoir à travailler avec des gens difficiles, violents, méchants, grossiers. Vous croyez que les lobbies prennent des gants avant de mettre les décideurs sous pression ? Que votre supérieur, lui-même rendu à moitié fou par les pressions qui viennent de toutes parts, se souciera de « reconnaître vos efforts » ou de détecter les « risques psycho-sociaux » chez vous ? Que lorsque vous serez préfet les agriculteurs qui mettront le feu à votre préfecture se soucieront de votre « dépression », que lorsque vous serez ambassadeur les Talibans qui envahiront votre ambassade se soucieront de vos états d’âme ?

Ceux qui ont écrit ce « rapport » se sont trompés de métier. Toute proportion gardée, ils sont comme ces jeunes qui s’engagent dans l’armée parce que l’uniforme fait tomber les filles, et qui sont tous surpris d’apprendre qu’un soldat peut être envoyé sur un théâtre d’opérations pour tuer des gens qu’il ne connaît même pas, et quelquefois pour y mourir. Ce qui dans d’autres métiers serait considéré du « harcèlement » est le quotidien du haut fonctionnaire. Les ors de la République, le prestige, la voiture avec chauffeur et le logement de fonction ne sont que l’aspect visible du métier. Mais cela se paye d’une disponibilité quasi-absolue, d’une pression permanente, d’une vie personnelle sacrifiée, du travail avec des directeurs et des politiques ingérables.

Ceux qui ont écrit ce « rapport » se sont aussi trompés d’Ecole. L’ENA n’est pas une école de formation initiale, censée donner à ses étudiants une formation académique. On rentre à l’ENA après des études universitaires complètes (pour le concours externe) et une expérience professionnelle (pour le concours interne et le 3ème concours). L’ENA est plus un observatoire qui permet à l’étudiant d’acquérir une vision pratique de la haute fonction publique telle qu’elle est, et non une vision théorique de ce qu’elle devrait être. Elle est censée leur permettre d’acquérir le langage, les codes, les réflexes qui lui permettront de bien s’insérer dans son nouveau métier de haut-fonctionnaire. C’est pourquoi le concours d’entrée est moins fondé sur le savoir académique que sur les capacités « techniques » du haut fonctionnaire. Le « grand oral », dont le nom administratif est « oral de culture générale » est moins destiné à vérifier la culture du candidat, qu’à tester ses réactions sous pression, sa capacité à organiser ses pensées, à prendre des décisions sous stress extrême. Vous dites que les stages sont stressants, que les maîtres de stage sont durs, exigeants, arbitraires ? Qu’ils ne vous « reconnaissent » pas suffisamment et ne se préoccupent pas assez de vos états d’âme ? Là encore, bienvenus au monde réel : c’est avec ces gens-là et dans ces conditions-là que vous aurez à travailler. Et si vous n’aimez pas ce monde-là, si vous n’êtes pas capables de prendre assez de recul pour y survivre, allez voir ailleurs. Si vous ne supportez pas la chaleur, alors ne rentrez pas dans la cuisine.

Derrière ce malheureux rapport, il y a un changement radical de l’idée même qu’on se fait du haut fonctionnaire. A la fondation de l’ENA, les étudiants se voyaient comme les « moines-soldats » de l’Etat, dont le statut et le prestige se justifiaient par les énormes sacrifices que le métier exigeait.  Aujourd’hui, les futurs hauts-fonctionnaires se voient comme des simples « managers », finalement pas si éloignés de n’importe quel autre cadre supérieur (1). Dans les propositions de réforme qu’on retrouve dans ce « rapport », ce qui prime est l’intérêt individuel des élèves, leur satisfaction, leur carrière. Personne ne semble se demander quel est l’intérêt de l’Etat dans l’affaire.

Venons donc au totem qui polarise tout le débat : celui du classement de sortie. On connait la logique : à partir des notes de ce qu’on appelle « épreuves de classement » (en économie, en droit administratif, en administration territoriale, en questions européennes, etc.) et des stages, les futurs énarques sont classés. A la sortie, ils choisissent dans la liste des postes proposés dans les différents corps, dans l’ordre de leur classement. En général, les premiers – la « botte » – choisissent les postes dans les « grands corps » : Conseil d’Etat, Cour des Comptes, Inspection des finances, les autres prenant des corps moins prestigieux : administrateurs civils (pour le plus grand nombre), conseillers des affaires étrangères, magistrats administratifs où en cour régionale des comptes.

La vérité, chers futurs collègues, c’est qu’on met dans cette affaire de classement une importance symbolique sans rapport avec son importance réelle. Le boulot dans les « grands corps » n’est pas forcément le plus intéressant, il est souvent dur (on met sous pression les jeunes énarques qui y arrivent, censés être « les meilleurs », et on n’y tolère aucune faiblesse). On peut faire de très belles carrières de haut fonctionnaire sans sortir dans la « botte ». C’est le cas de la plupart des préfets, de beaucoup d’ambassadeurs, d’une majorité de directeurs et directeurs généraux.

Bien sûr, on peut toujours longuement discuter sur les critères qui président à un classement, mais le fait n’en demeure pas moins qu’il y a un nombre de places limitées dans les « grands corps », et que quelle que soit la procédure de sélection mise en place pour y accéder, il y aura toujours beaucoup d’appelés et peu d’élus. Cette procédure entraine pour les jeunes énarques qui n’occupent pas les positions de tête une blessure narcissique : il leur faut admettre qu’il y a des gens qui sont plus brillants qu’eux. Et pour des gens habitués pendant toute la scolarité à avoir réussi tout ce qu’ils entreprennent, c’est évidemment difficile à admettre. Mais vous, jeunes énarques, avez-vous pensé à ceux qui comme vous ont présenté le concours d’entrée à l’ENA et y ont échoué ? N’avez-vous pas conscience, vous aussi, d’appartenir vous aussi à une « botte », dont on peut aussi critiquer les critères de sélection ? Vous ressentez durement de ne pas avoir pu rentrer au conseil d’Etat alors qu’un camarade de promotion y a réussi, mais ne pensez-vous pas que d’autres ont pu ressentir la même chose en vous voyant entrer à l’ENA alors qu’ils l’ont raté ? Entrer dans une compétition, c’est admettre qu’au final on pourrait ne pas gagner, qu’un autre sera plus fort que vous. C’est la vie. Et croyez-moi, la déconvenue que vous venez de subir à la sortie de l’ENA n’est que la première d’une longue série. Car toute votre vie il vous arrivera d’être candidat à des fonctions qui finalement iront à un autre, qui sera meilleur que vous. Si chaque fois que cela vous arrive vous faites un « rapport » pour exiger que le système soit réformé, vous allez en écrire quelques-uns… et pensez à ceux qu’écriront vos concurrents chaque fois que la balance s’inclinera de votre côté !

Mais dans un rapport écrit en 2020 il aurait été étonnant qu’on ne parle pas de « sexisme ». Là encore, cela fait partie des figures imposées. Mais chez les jeunes énarques, le reproche de « sexisme » sert, curieusement, à renforcer cette dégradation du haut-fonctionnaire en simple cadre supérieur. Dans le « rapport », on critique le fait que « [l’ENA] recherche et récompense des qualités plus volontiers attribuées aux hommes qu’aux femmes : autorité, charisme, extrême disponibilité ». Un commentateur naïf remarquerait que l’autorité, le charisme et l’extrême disponibilité sont précisément les qualités indispensables pour être un bon haut-fonctionnaire, qu’on soit homme ou femme. Du moins, si l’on s’en tient à l’idée qu’un haut-fonctionnaire n’est pas un simple cadre supérieur, et dont la fonction ne se limite pas au « management » (2). Mais que veulent nous dire les rédacteurs du « rapport » : que les femmes sont incapables de faire preuve de charisme, d’autorité, d’extrême disponibilité, en d’autres termes, qu’elles ne sont pas les égales des hommes ? Comme quoi, le sexisme n’est pas forcément là où on croit.

Un commentateur de ce blog notait que les français étaient devenus pleurnichards. Il avait tort : ce n’est pas les Français en général, mais leurs élites qui sont devenues pleurnichardes. Et cette pleurnicherie tient au fait que de plus en plus de gens pensent que l’axe du monde passe par leur nombril. En lisant ce rapport, on a l’irrépressible impression que ce dont les auteurs se plaignent dans le « rapport » est que la scolarité à l’ENA – et d’une façon plus large, l’administration de l’Etat – ne soit pas pensée en fonction de LEURS besoins, de LEUR carrière, de LEUR bien-être personnel. A cela, on ne peut répondre qu’une chose : il serait temps de grandir. Etre enfant, c’est vivre dans un monde construit pour vous faire plaisir. Devenir adulte, c’est réaliser que le monde n’est pas fait pour notre convenance, qu’il existe avant nous et qu’il poursuivra après nous, et qu’il a une logique propre.

Oui, nos élites sont devenues pleurnichardes parce qu’elles sont devenues puériles. Elevée dans du coton, incapables de gérer une frustration, d’accepter les imperfections du monde dans lequel nous vivons, d’essayer de l’améliorer dans une perspective réaliste, la nouvelle génération se condamne à l’impuissance. Alors, soyez sérieux : votre admission à l’ENA vous donne une opportunité absolument extraordinaire. Vous avez eu un maitre de stage difficile ? Tirez-en les conclusions : soit vous arrivez à prendre de la distance et à apprendre à le gérer, soit vous n’y arrivez pas et alors vous n’êtes pas fait pour ce métier. Vous ne sortez pas dans la « botte » ? Arrêtez de ressasser vos aigreurs et pensez à toutes les opportunités qui s’ouvrent à vous. Et surtout, n’oubliez pas un point fondamental : vous êtes maintenant au service de l’Etat, et non l’inverse.

Ce « rapport », que certains veulent présenter comme un acte de rébellion, est en fait un acte de conformisme, du pire conformisme qui soit, celui des élites. La préoccupation des rédacteurs du rapport rejoint à la perfection l’air du temps, celui de la récente réforme du statut de la fonction publique permettant de nommer des contractuels aux emplois supérieurs, celui du rapport Thiriez, qui propose une réforme de l’ENA. A chaque fois, on arrive au même projet : la banalisation du métier de haut fonctionnaire, la volonté d’en faire un cadre supérieur, un « manager » comme les autres, susceptible d’ailleurs de faire des allées-retours dans le privé. L’ENA deviendra demain l’Ecole d’Administration Publique – le terme « national » est semble-t-il trop connoté – qui sera en réalité une sorte d’école de commerce avec un vernis public. Mais attention, avec un service pour « détecter les risques psycho-sociaux », la parité femmes-hommes dans le corps enseignant, et des maîtres de stage aux petits soins pour les étudiants. Et c’est là l’essentiel, n’est-ce pas ?

Je propose un nom pour la première promotion de cette nouvelle école : « Bisounours ». Ce serait un juste retour des choses.

Descartes

(1) Et encore, il faut être très naïf pour s’imaginer qu’un cadre supérieur du privé est beaucoup plus « câliné » que le haut fonctionnaire, que les exigences de disponibilité sont moindres, que les chefs sont moins psychopathes. Oui, la pression est certainement moins forte parce que le haut fonctionnaire traite des sujets dans lesquels se joue l’avenir de la nation. Mais d’un autre côté, le cadre supérieur du privé peut être viré s’il ne donne pas satisfaction.

(2) Il est notable que dans le « rapport » en question on reproche à l’ENA de ne pas prévoir des « cours de management ». Mais à quoi peut ressembler un « cours de management » à l’ENA ? A expliquer aux gens qu’il faut être gentil avec ses subordonnés ? Le « management », cela ne s’apprend pas, parce qu’il n’y a pas une « science » du management. On ne peut que construire son propre style en observant les autres et en apprenant de ses erreurs. Mais le simple fait qu’on demande un enseignement de « management » est pour moi révélateur. Et pourquoi pas un module « comment gérer votre carrière » ?

 

Tag(s) : #Oligarchie, #Politique
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