Transition par ordonnance
Par Sébastien GROB
C'est la grande inconnue de la réforme des retraites. Les travailleurs nés entre 1975 et 2004 entreront dans le régime universel élaboré par le gouvernement en 2025, après avoir passé le début de leur carrière dans l'ancien système. Leurs années travaillées avant cette date doivent être prises en compte dans le calcul de leur future pension, qu'ils percevront à leur départ en retraite à partir de 2037. "Nous conserverons 100% des droits acquis dans les régimes actuels", assurait Edouard Philippe lors de sa présentation de la réforme le 11 décembre dernier.
Une promesse maintes fois renouvelée depuis, mais qui ne dit pas grand-chose de la transition dans les faits. "Le slogan du gouvernement peut correspondre à une dizaine de scénarios différents", souligne Michaël Zemmour, économiste à l'Université Paris I. Le projet de loi et l'étude d'impact se contentent de donner un cadre flou sur la question, renvoyant le détail vers une future ordonnance. Les modalités précises représentent pourtant un enjeu financier majeur pour le futur système comme pour des millions d'assurés. Une des méthodes possibles, proposée par le rapport Delevoye en juillet dernier, aurait notamment pour conséquence de rogner les pensions des assurés : un salarié au profil "standard" perdrait jusqu'à 100 euros par mois, tandis qu'un professeur du secondaire verrait sa pension entamée à hauteur de 370 euros maximum.
La conversion ne posera pas de problème pour certains régimes, par exemple celui des professions libérales. Dans ce système, les assurés accumulent des points au fil de leur carrière, qui sont ensuite convertis en un montant de pension à leur départ en retraite. En 2025, il suffira de transformer ces droits en points du nouveau système.
En revanche, le basculement dans ce dernier sera loin d'être aussi simple pour les salariés du privé, les fonctionnaires, les artisans et les commerçants. Leur pension de base est aujourd'hui calculée à partir d'un revenu de référence, égal à la moyenne des 25 meilleures années de salaire dans le privé (ainsi que pour les artisans et commerçants) et au dernier traitement perçu pour les fonctionnaires. A ce montant est ensuite appliqué un coefficient, qui dépend du nombre d'années de carrière. Si les travailleurs ont accompli la durée requise pour bénéficier du taux plein (43 ans pour ceux nés après 1973), ils touchent 50% de leur moyenne des 25 meilleures années pour les salariés, et 75% de leur dernier traitement pour les fonctionnaires. Conséquence de ce mode de calcul : la pension n'est calculable qu'au moment du départ en retraite, quand tous les revenus passés sont connus.
FLOU ARTISTIQUE
Cette contrainte posera problème au moment de la transition vers le système universel. Dans l'exemple d'un salarié ayant commencé à travailler en 2005, seules ses 20 premières années de carrière seront connues en 2025. Comment dès lors calculer ses droits acquis, alors que ses 25 meilleures années ne pourront pas être prises en compte ? Le projet de loi ne précise pas comment cette difficulté sera surmontée. Le texte envoyé par le gouvernement aux députés se contente d'affirmer que son ordonnance prendra en compte les "durées respectives d’affiliation aux régimes de retraite obligatoires antérieures" à 2025, ainsi que les "règles applicables à chacune de ces périodes d’affiliation". "C’est un pur chèque en blanc : aucune information n’est donnée sur la manière dont les droits acquis seraient garantis. Ce n'est pas acceptable", dénonce Henri Sterdyniak, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Le passage de l'étude d'impact sur la question, qui tient en moins d'une page, ne donne pas plus d'éléments. Ni de projection financière, renvoyant une estimation au prochain épisode : "L’analyse précise des conséquences attendues de la mesure sera effectuée dans la fiche d’impact de l’ordonnance". La conversion des droits acquis représente pourtant "un enjeu financier énorme pour le futur système", pointe Michaël Zemmour. La formule retenue affectera en effet les pensions reçues par les nouveaux retraités pendant des décennies.
A défaut d'estimation financière, les parlementaires trouveront dans l'étude d'impact une justification de la méthode choisie. L'exécutif y argue que "l'instauration de règles de transitions vers le système universel (...) suppose des travaux approfondis". Autrement dit, le gouvernement a besoin de plus de temps. D'où l'ordonnance, qui sera publiée au plus tard un an après l'adoption de la loi. "Ce délai permettra de mener une concertation avec les partenaires sociaux", ajoute le document. Ces arguments ont de quoi faire tiquer un lecteur attentif : une vingtaine de pages en amont, l'exécutif se prévaut d'une "concertation d'une ampleur inédite", "longue et approfondie", entamée en avril 2018. Ces négociations record n'étaient donc pas encore suffisantes ? "C'est ridicule, tranche Henri Sterdyniak. Le gouvernement aurait pu anticiper ce problème depuis deux ans."
Deux alternatives principales pourraient être retenues par l'exécutif dans sa future ordonnance. La première consiste à attendre la fin de la carrière pour établir les droits acquis avant 2025, quand les 25 meilleures années des salariés et le dernier traitement des fonctionnaires seront connus. La pension serait alors calculée selon les anciennes règles, en multipliant le revenu de référence par un coefficient (50% pour un salarié à taux plein). Puis on réduirait le résultat en proportion du nombre d'années travaillées avant 2025 : il serait par exemple divisé par deux dans le cas d'un salarié qui a passé la moitié de sa carrière dans l'ancien système. A ce montant s'ajouteraient les droits acquis après 2025, à travers les points accumulés dans le système universel.
L'inconvénient de ce scénario est sa complexité. Il imposerait d'établir deux pensions différentes au moment du départ à la retraite : une pour la carrière avant 2025, et une autre pour les années post-réforme. "Il y a un côté usine à gaz, avec une transition qui durerait des décennies", souligne l'économiste Michäel Zemmour. Les pensions seraient calculées selon ce mode jusqu'à l'horizon 2070, quand les assurés nés au début des années 2000 prendront leur retraite.
De l'autre côté, cette méthode permettrait de prendre en compte l'évolution de carrière réelle des travailleurs. Selon des bruits de couloirs (relayés notamment par Les Echos), le gouvernement pencherait vers cette option. Mais auprès de Marianne, le secrétariat d'Etat aux retraites ne donne pas plus de garanties que dans son projet de loi, se contentant d'indiquer que "les concertations sont à l’heure actuelle toujours en cours".
Un deuxième scénario, plus simple, pourrait être retenu dans la future ordonnance. Il avait été proposé en juillet 2019 par Jean-Paul Delevoye, dans son rapport remis au gouvernement. L'ex-secrétaire d'Etat chargé des retraites suggérait de convertir les droits acquis en une fois, dès 2025. On les calculerait en appliquant au revenu de référence le taux plein à 50%, puis en réduisant le résultat à hauteur de la part de carrière déjà accomplie. Le montant obtenu serait alors transformé en points, versés sur le compte personnel des assurés.
RABOTAGE
Problème : les 25 meilleures années des salariés ne seraient pas connues en 2025. Face à cet écueil, Jean-Paul Delevoye a imaginé une parade consistant à adapter la longueur de la période de référence. Pour un salarié arrivé à la moitié de sa carrière en 2025, on ne prendrait par exemple que ses 13 meilleures années de salaire à cette date. "Cette option permettrait de tout régler d'un coup, mais elle serait aussi très injuste", estime l'économiste Henri Sterdyniak. La plupart des salariés ont en effet une carrière ascendante, avec une progression de leur rémunération au fil du temps. Ne prendre en compte que leur carrière avant 2025 pénaliserait beaucoup d'entre eux en escamotant leurs meilleures années, avec à la clé une réduction de leur pension.
Ce rabotage pourrait être compensé par une meilleure revalorisation des droits au fil du temps. Les salaires des 25 meilleures années sont aujourd'hui bonifiés en suivant la hausse des prix, afin d'éviter que leur pouvoir d'achat ne s'érode avec l'inflation, et avec eux celui de la future pension. Après la réforme, la valeur du point progresserait en suivant "le revenu moyen de l’ensemble des actifs", comme le promettait le projet du gouvernement présenté en décembre. Soit à un rythme plus rapide que l'évolution des prix. Dans le scénario proposé par Delevoye, cette meilleure revalorisation s'appliquerait aussi aux points issus des droits acquis avant 2025. "Cela compenserait la perte induite par la moins bonne prise en compte des meilleures années", souligne Henri Sterdyniak.
Mais le projet de loi prévoit que ces nouvelles règles ne s'appliqueront qu'à partir de 2045. D'ici là, le texte impose seulement que la valeur du point augmente au minimum comme les prix. Et la revalorisation selon les salaires se fera ensuite par défaut : la nouvelle gouvernance et le gouvernement pourront décider d'une hausse inférieure pour des motifs budgétaires. Dans les exemples ci-dessous, nous nous basons sur une évolution de la valeur du point au rythme de l'inflation. Les montants des pertes sont donc à prendre comme des maximums.
Quel serait l'impact de la méthode Delevoye sur les futures pensions ? Ce mode de calcul rognerait les droits acquis avant 2025 de façon plus ou moins importante en fonction de plusieurs facteurs. Le premier est la progression de carrière : un salarié avec des revenus très ascendants pâtirait d'autant plus de l'escamotage de tout ou partie de ses meilleures années. Une autre variable est l'année de naissance, qui détermine le temps passé dans l'ancien système, et donc la quantité de droits à convertir.
Prenons le profil d'un salarié "standard" (déterminé à partir de cette étude), qui a commencé à travailler à 21 ans pour 1.730 euros par mois, et dont le revenu augmente de 28 euros mensuels tous les ans. La perte serait maximale s'il est né en 1984 : il toucherait alors environ 470 euros de pension par mois au titre de ses droits acquis avant 2025, contre 570 euros si ses 25 meilleures années étaient prises en compte. Soit une différence de 100 euros par mois.
S'il était né après, il perdrait moins… mais aussi s'il était né plus tôt. Cette trajectoire "en cloche" s'explique par deux effets contradictoires. Plus un salarié est né tôt, plus il aura travaillé longtemps dans l'ancien système, et mieux sa progression de salaire pourra être prise en compte. Mais sa carrière avant 2025 pèsera aussi plus lourd dans sa future pension, et avec elle la perte induite par la méthode Delevoye. Un travailleur avec le même profil né en 1975 perdrait ainsi 86 euros par mois, et un autre né en 2000 27 euros par mois.
UN GOUFFRE POUR LES FONCTIONNAIRES
L'option proposée par l'ancien secrétaire d'Etat serait encore plus dommageable pour les fonctionnaires. Le traitement pris en compte pour le calcul de leur pension serait alors celui perçu en 2024. Ce revenu serait pour beaucoup d'entre eux bien inférieur à celui qu'ils toucheront à la fin de leur carrière, les grilles de la fonction publique prévoyant des progressions de salaires importantes. Un professeur du secondaire touche ainsi 3.780 euros après 26 ans d'ancienneté (avec une montée en grade), contre 1.830 euros à ses débuts.
Pour ce profil, la perte serait maximale en cas de naissance en 1984 : l'enseignant percevrait environ 775 euros par mois au titre de ses années dans l'ancien système, contre 1.145 euros si sa pension était calculée juste avant son départ. L'écart serait donc de 370 euros par mois, un gouffre. Un professeur né en 1975 perdrait quant à lui 230 euros par mois, et un autre né en 2000 "seulement" 30 euros par mois.
Pour limiter la casse, des solutions intermédiaires pourraient être imaginées entre les deux principaux scénarios. "On pourrait projeter en 2025 ce que sera la suite de votre carrière, et calculer les droits acquis en conséquence", explique Henri Sterdyniak. Les points versés sur le compte des assurés seraient alors obtenus en simulant la future progression du salaire.
Pour les fonctionnaires, il serait possible de prendre le traitement correspondant à un échelon supérieur à celui de l'agent en 2025. "Mais cette méthode serait imprécise et arbitraire, analyse Henri Sterdyniak. Il peut y avoir de très grosses disparités en fin de carrière selon les métiers. Et la progression des fonctionnaires pourrait ne pas prendre en compte un éventuel changement de grade". Dans le cas où une telle méthode était retenue, les salariés auraient bien du mal à estimer s'ils sont perdants ou pas. Ils pourront seulement faire le bilan à la fin de leur carrière, soit pour certains jusqu'à cinquante ans après l'adoption de la loi.