Masque ou baillon ?
Anthony Smith début septembre à Châlons-en-Champagne, "complètement combatif et déterminé". • © X. Claeys / France Télévisions
"J’ai bien appris oralement que j’étais affecté à Bar-le-Duc, (dans la Meuse) précise Anthony Smith, délégué syndical au Ministère du Travail. Mais, le ministère doit me le confirmer par écrit. Ils m’ont dit qu’ils me convoqueraient pour me remettre l’arrêté".
Depuis le 15 avril dernier, l’inspecteur du travail Anthony Smith ne peut plus exercer ses fonctions. Mis à pied par son ministère de tutelle pendant le confinement, puis sanctionné, il est, depuis, chez lui à Châlons-en-Champagne dans la Marne. A l’arrêt mais "complètement combatif et déterminé, dit-il avec force. Comme disait le poète, ils peuvent couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront pas le printemps".
Lors de notre rencontre à Châlons-en-Champagne, début septembre 2020, Anthony Smith prend pour la première fois la parole dans ce que l’on appelle désormais « l’affaire Anthony Smith ».
"Aujourd’hui, je m’exprime en tant que représentant syndical au ministère du Travail et ma parole n’est pas complètement libre dans ce dossier."
"Je vais me défendre, avec mon avocat, pour être rétabli dans mes droits pour pouvoir revenir sur mon secteur de contrôle, pour pouvoir poursuivre mon activité d’inspecteur du travail au service de la santé, de la sécurité des travailleurs et d’un code du travail protecteur des droits des plus faibles".
S’assurer de la protection des salariés
En mars 2020, au plus fort de l’épidémie de coronavirus, l’inspecteur du travail de la Marne, Anthony Smith, est saisi par les délégués du comité social d’entreprise (CSE) de l’association d’aides à domicile, l’Aradopa. Les salariés de la structure basée à Reims dénoncent un manque crucial d’équipements permettant de protéger les aides à domicile sur leur lieu de travail. Les échanges entre la direction de l’Aradopa et l’inspecteur du travail sont difficiles. A ce moment-là, des clients de la structure sont décédés des suites de la Covid 19, et des salariés sont contaminés.
Certes, les masques manquent partout, mais il ne s’agit pas que de ces protections-là. Anthony Smith souhaite s’assurer que la direction a mis tout en œuvre pour réorganiser le travail et le limiter aux personnes dans le besoin et totalement isolées. Il demande donc le nombre de visites et la liste des personnels exposés à la Covid 19 en lien avec le médecin du travail. Ou encore, de préciser comment les déchets générés par les équipements distribués sont traités.
Au total 14 points pour lesquels il peine à obtenir des réponses.
"Tous les collègues de l’inspection, dès le départ, ont été confrontés à des saisines nombreuses des salariés sur les protections, sur les masques, sur le gel, explique Anthony Smith, et dans certains secteurs cela concernait les équipements type charlottes, surblouses. Les inspecteurs du travail sont intervenus pour tenter d’imposer, là où les employeurs n’intervenaient pas, des protections, de façon suffisante, pour garantir la sécurité. On était face à un risque majeur lié au coronavirus. C’est là-dessus que sont intervenus les inspecteurs en essayant d’agir, soit en allant sur le terrain, soit à distance par des courriers".
"Vous savez, reprend-il, on a un inspecteur pour plus de 10.000 salariés sur le territoire français. C’est impossible de mettre en œuvre la réglementation. Et vous avez un code du travail qui s’est profondément réformé, dans un sens beaucoup moins favorable aux droits des salariés avec un empilement législatif : les ordonnances Macron, la loi El Khomri".
"On a malheureusement une inspection du travail qui, de plus en plus, est orientée, non plus en défense d’un code du travail, mais peut-être comme une auxiliaire des ressources humaines des entreprises.
Anthony Smith, représentant syndical au ministère du Travail
"Tout cela est assez surréaliste encore aujourd’hui, explique Anthony Smith. J’ai tenté, comme mes collègues de faire mon travail en utilisant un outil, qui s’appelle le référé qui permet à un inspecteur de saisir un juge pour qu’il puisse ordonner des mesures de protection de la santé des salariés. Dans ce dossier il s’est passé l’impensable. Vous savez, l’inspection du travail dispose de prérogatives extrêmement importantes. Elle peut, par exemple, entrer de jour comme de nuit dans tout établissement assujetti au contrôle. Et en contrepartie, elle est protégée par une convention internationale de l’organisation internationale du travail qui dit que les inspecteurs sont indépendants de toutes influences extérieures indues. Justement parce que ça ne fait pas toujours plaisir qu’un inspecteur vienne dire qu’il faut tel équipement de sécurité dans telle entreprise".
Dans ce dossier concernant l’Aradopa, Anthony Smith affirme avoir subi beaucoup de pressions.
Des influences extérieures ici dans la Marne, dans la région, il y en a eu dans ce dossier-là. Et elles ont conduit à ma suspension.
Le 17 avril, le président du conseil départemental de la Marne, Christian Bruyen, précise, à France3 Champagne-Ardenne, qu’il connaissait la sanction d’Anthony Smith, avant lui. Le 7 septembre dernier, par mail à l’intention de la rédaction de France 3, le directeur de cabinet de Christian Bruyen explique encore : qu’en son temps, il a "alerté la ministre du Travail, en tant qu’autorité hiérarchique, quant aux exigences posées par M. Anthony Smith à l’association de service d’aide à domicile (et donc à but non lucratif) Aradopa. (…). Mais qu’il "n’était pas du ressort du président de demander une sanction et il ne l’a pas fait".
Le siège de l'Aradopa à Reims. • © FTV
La directrice-adjointe de la direction de l’inspection du travail de la Marne (Direccte) agit aussi "dans le dos" de son inspecteur. Elle est en contact avec le directeur de l’association d’aide à domicile (Aradopa) qui se plaint du comportement de son inspecteur. "Je considère aujourd’hui être harcelé par ce monsieur, écrit-il le 11 avril dans un mail que nous nous sommes procuré. Tout en demandant "où en êtes-vous quant à la procédure le concernant (Anthony Smith)". Le même jour, la directrice-adjointe de la Direccte lui répond : "Comme indiqué hier et encore plus aujourd’hui, je regrette profondément l’acharnement de l’inspecteur qui poursuit ses correspondances contre votre association sans échange préalable avec moi. (…) Je vous invite à mettre cette correspondance de côté (…)".
Les 13 et 14 avril, l’inspecteur du travail de la Marne saisit l’autorité centrale de l’inspection du travail en France pour dénoncer ces pressions. Yves Struillou, à l’époque, patron de cette direction générale n’a jamais répondu à ce courrier. Le 15 avril, Anthony Smith est mis à pied puis, fin août, il est sanctionné par une mutation disciplinaire.
Recours gracieux et geste d’apaisement
"Le droit disciplinaire qui m’a sanctionné c’est le droit du fort, explique Anthony Smith. C’est celui qui a dit que j’étais coupable qui a décidé de la sanction. Ce n’est en aucun cas le droit". Mi-août, quatre mois après sa mise à pied, Anthony Smith reçoit deux arrêtés par voie d’huissier. Le premier lui précise qu’il est muté disciplinairement. Le second, quelques jours plus tard, qu’il est affecté à Melun en Seine-et-Marne à 200 kilomètres de chez lui. Avec cette sanction, Anthony Smith perd aussi le droit d’inspecter. Il ne sera plus sur le terrain.
C’est sans aucun doute ce qui lui fait le plus mal. Non seulement son ministère l’éloigne de son lieu de vie et de sa famille mais en plus il l’empêche de travailler au service des salariés. Début septembre, l'avocat d'Anthony Smith envoie une demande de recours gracieux à Elisabeth Borne, la ministre du travail. Quelques jours plus tard, elle décide, "dans un geste d’apaisement", dira-t-elle, de modifier la sanction. Anthony Smith retrouve son poste d’inspecteur du travail mais il ne réintègre pas son unité de Reims. Il est muté à Bar-le-Duc dans la Meuse.
Jusqu’à la levée définitive de la sanction
Tous les interlocuteurs de ce dossier ont été contactés. Ni le président du département de la Marne, ni les services de l'Etat, préfecture, inspection du travail de la Marne n'ont accepté de s'exprimer. Nous avons également sollicité Elisabeth Borne, ministre du Travail, qui n'a jamais répondu, elle non plus, à notre demande. En visite à Reims vendredi 11 septembre dernier, nous avons recueilli sa réaction concernant "l'affaire Anthony Smith". "Par nature il y a une indépendance de l'inspection du travail donc les recommandations qu'il fait dans une entreprise, ça relève de son indépendance", précise la ministre du Travail. Anthony Smith est "sanctionné pour des motifs de non respect de principes fondamentaux du service public, de continuité, de neutralité, de loyauté, mais je ne vais pas développer un cas individuel sur vos ondes".
Des propos qui résonnent autrement depuis la démission, quelque peu contrainte, ce même vendredi 11 septembre, d’Yves Struillou, directeur général de l’inspection du travail. Nos confrères de la presse nationale révèlent que lors d’une réunion, la ministre du Travail aurait remis en question sa gestion du « dossier Smith » et notamment la rédaction du rapport disciplinaire qu’elle trouverait "ni fait, ni à faire".
L’affaire Anthony Smith secoue fortement jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Le comité de soutien et l’intersyndicale, créés à la mi-avril, vont continuer à soutenir Anthony Smith, pour que la sanction soit définitivement levée.
Une sanction qui semble avoir de moins en moins de sens.