Jean-Luc Mélenchon place de la République le 18 mars 2017. — BERTRAND GUAY / AFP
Hadrien Mathoux est journaliste politique à Marianne. Il est chargé du suivi de la gauche et notamment de La France insoumise. Il publie Mélenchon: la chute, Comment La France insoumise s’est effondrée, aux éditions du Rocher
FIGAROVOX. - Votre livre se nomme «Mélenchon: la chute». Toutefois, avant d’en arriver à ce point, voyons ce qui a constitué son acmé. En 2017, Jean-Luc Mélenchon se hisse à la quatrième place de l’élection présidentielle, avec 19,6 % des suffrages exprimés. Selon vous, qu’est-ce qui a constitué son succès?
Hadrien MATHOUX. - Il faut prendre la mesure de l’exploit qu’a réalisé Jean-Luc Mélenchon en 2017: réunir plus de sept millions de voix en défendant un programme aussi radical, qui plus est en ayant face à lui un candidat issu de l’aile gauche du Parti socialiste en la personne de Benoît Hamon, constitue un coup de maître.
Il s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs.
Tout d’abord, les qualités personnelles propres à Jean-Luc Mélenchon, son charisme, son talent d’orateur lors des discours et des débats, l’efficacité de sa posture de pédagogue apaisé, sa capacité à incarner la défense de la dignité populaire.
Ensuite, le choix payant d’une stratégie populiste, qui était loin de se limiter au fait de chanter la Marseillaise et de réintroduire des drapeaux tricolores en meeting ; lors de la campagne, Jean-Luc Mélenchon a envoyé balader tous les référents du gauchisme culturel pour adopter une ligne transversale combinant socialisme, patriotisme et républicanisme.
Enfin, si l’Insoumis ne s’est pas présenté comme le candidat de la gauche durant la dernière présidentielle, il a de fait occupé ce rôle aux yeux de l’électorat, notamment au détriment de Benoît Hamon. Ce qui a mécaniquement entraîné le ralliement d’une large fraction du «peuple de gauche» sur son nom.
Cette ambiguïté entre une stratégie populiste et l’incarnation de la gauche est probablement à l’origine des atermoiements de la France insoumise depuis 2017. Mais à l’époque, elle a produit un alignement des planètes favorable à Jean-Luc Mélenchon, qui l’a mis en orbite pour devenir le principal opposant à Emmanuel Macron.
Lors des élections européennes, Jean-Luc Mélenchon avait abandonné sa ligne populiste pour se rallier à l’union de la gauche, défendue par une partie des élus insoumis. À votre avis, ce revirement a-t-il été une erreur stratégique?
Il me semble effectivement que ce choix, opéré par les Insoumis au tournant 2018, explique une bonne partie des difficultés du mouvement. Le raisonnement de Jean-Luc Mélenchon était tactique: considérant qu’Emmanuel Macron incarnait désormais la droite, il a cherché à asseoir sa suprématie sur la gauche en cherchant notamment à «achever» le Parti socialiste. Cela s’est donc traduit par une posture, jamais vraiment assumée, consistant à séduire les électeurs qui avaient selon certains Insoumis manqué à Mélenchon en 2017: les habitants des métropoles, de centre-gauche, ceux qu’on nomme familièrement les «bobos», réputés surmobilisés lors des élections européennes par rapport aux catégories populaires.
Au lieu de cultiver leur spécificité, quitte à aller plus loin en remettant en cause certains marqueurs de la gauche, les Insoumis se sont efforcés de ressembler davantage au PS ou aux écologistes.
Pour complaire à cet électorat, pour qui le référent «de gauche» est un marqueur identitaire (au contraire d’une grande majorité de la population), les Insoumis ont adopté une série de tournants, des petits comme des grands: net adoucissement du souverainisme qui avait marqué la campagne présidentielle, défense retentissante des migrants, retour en force d’une esthétique gauchisante (mise en avant des «luttes» pour les «minorités», culture de l’agit-prop’, écriture inclusive)… Le choix de Manon Aubry comme tête de liste pour les européennes a symbolisé ce tournant.
En optant pour cette stratégie, les Insoumis ont fait plaisir à leur base militante. Mais ils ont selon moi brisé la dynamique de 2017: au lieu de cultiver leur spécificité, quitte à aller plus loin en remettant en cause certains marqueurs de la gauche, ils se sont efforcés de ressembler davantage au PS ou aux écologistes.
Ce faisant, les Insoumis se sont retrouvés au coude-à-coude avec plusieurs autres partis, en lutte pour conquérir un segment minuscule de l’électorat qui, si ses opinions sont fort bien représentées dans les médias et le monde culturel, ne pèse pas grand chose à l’échelle du pays. De plus, ce choix d’un retour dans le carcan de la gauche a conduit à de fortes tensions internes et entraîné la purge de certains cadres mécontents.
Vous notez un clivage plus historique au sein de la France insoumise, entre une tradition, de «première gauche», jacobine et souverainiste et une forme de «deuxième gauche» radicale, qui voit davantage la politique sous l’angle des «luttes» et des mouvements sociaux. Faut-il voir dans cette cohabitation l’origine du mal?
À l’origine, elle a fait la force de la France insoumise: le mouvement a réussi à réunir des personnalités d’horizons très différents, liées entre elles par l’adhésion au programme «L’Avenir en commun» et le ralliement à la personnalité de Jean-Luc Mélenchon. Pour ce dernier, la cohabitation posait peu de problèmes dans la mesure où la forme très centralisée de la France insoumise lui donnait le leadership incontesté sur la structure sans avoir à se perdre dans des batailles picrocholines. J’ajoute que les injonctions à l’unité idéologique au sein des partis d’envergure nationale sont vaines: pour réunir les suffrages d’une majorité de Français, il est nécessaire de persuader des gens qui ne sont pas d’accord sur tout.
Les contradictions internes sont inévitables dans un parti politique qui aspire à être autre chose qu’un groupuscule ; ce qui ne pardonne pas, c’est la déconnexion avec la société.
Néanmoins, cette diversité s’est transformée peu à peu en incompatibilité à cohabiter après 2017. Très adaptée aux périodes «chaudes» comme celle de l’élection présidentielle, la structure «gazeuse» de la France insoumise montre beaucoup plus de faiblesses lors des périodes froides: elle crée des frustrations et des désaccords, qui ne se résolvent pas par le vote en l’absence de démocratie interne mais souvent par des déclarations médiatiques ayant pour objectif d’emporter l’adhésion de la «clé de voûte», Jean-Luc Mélenchon.
Enfin, il ne faut pas installer de symétrie artificielle entre les deux familles idéologiques qui cohabitent chez les Insoumis.
La tradition jacobine et souverainiste, qui avait largement soutenu la stratégie populiste en 2017, est bien représentée dans l’entourage proche de Jean-Luc Mélenchon ; aspirant à gouverner le pays, elle dispose d’un certain écho dans le peuple français.
Quant à la frange péjorativement qualifiée de «gauchiste», très présente dans la base militante et chez certains cadres de second rang, elle s’épanouit davantage dans la contestation et n’a pas vocation à être majoritaire sur le plan électoral. Son ascension au sein de la France insoumise a coïncidé avec le déclin du mouvement.
Les contradictions internes sont inévitables dans un parti politique qui aspire à être autre chose qu’un groupuscule ; ce qui ne pardonne pas, c’est la déconnexion avec la société.
Alors que les thèses racialistes semblent trouver écho dans une sphère intellectuelle et médiatique, comment expliquez-vous qu’elles aient mis à mal le mouvement de Jean-Luc Mélenchon?
Il est nécessaire d’analyser avec finesse ce qu’il s’est produit au sein de la France insoumise: décréter que les Insoumis sont «devenus islamo-gauchistes» n’a aucun sens. Simplement, en décidant de se tourner vers une stratégie privilégiant la gauche au peuple, et en raison de l’influence d’une sphère d’élus et de militants, Jean-Luc Mélenchon et ses proches ont mécaniquement dû infléchir l’intransigeance de leurs positions laïques, considérant qu’il s’agissait là d’un bon moyen «d’amener» progressivement tous les Insoumis vers des thèses républicaines.
Dans les faits, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit: les militants et cadres attachés à la laïcité ont en bonne partie été éjectés du mouvement, quand ceux qui les accusaient de «racisme» et «d’islamophobie» en défendant le communautarisme bénéficiaient d’une troublante mansuétude.
Plutôt que de dénoncer la menace islamiste, la norme est peu à peu devenue d’éluder, voire de chercher à détourner l’attention, en évoquant des problématiques institutionnelles de laïcité comme le Concordat en Alsace-Moselle.
Les personnalités s’inscrivant dans la mouvance décoloniale sont désormais les bienvenues aux universités d’été de la France insoumise, ou même sur les listes du mouvement — voir le cas de Madjid Messaoudene à Saint-Denis.
Et il faut citer, bien sûr, la participation à la marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, une manifestation initiée par le CCIF, lequel défend ouvertement le communautarisme et appartient à la mouvance des Frères musulmans. Jean-Luc Mélenchon, qui dispose tout de même de solides états de service en matière de défense de la laïcité, a récemment qualifié l’intervention du président Macron sur le séparatisme islamiste de «discours contre les musulmans», et ne cesse de défendre «la deuxième religion du pays», c’est-à-dire l’islam.
Jean-Luc Mélenchon, qui dispose tout de même de solides états de service en matière de défense de la laïcité, a récemment qualifié l’intervention du président Macron sur le séparatisme islamiste de « discours contre les musulmans », et ne cesse de défendre « la deuxième religion du pays », c’est-à-dire l’islam.
Le tournant est donc net. Il illustre un phénomène marquant, que j’ai cherché à mettre en exergue dans mon livre: la capacité des mouvements de gauche à être subvertis par des petits microcosmes issus d’une petite bourgeoisie progressiste.
Cet univers sociologique relativement replié sur lui-même forme l’essentiel de la base militante et des cadres de la France insoumise. Il pèse peu dans l’opinion de l’ensemble des Français, mais son discours est surreprésenté et surécouté dans tous les partis politiques et associations de gauche.
L’illustration la plus spectaculaire de cet embourgeoisement de la gauche est le tournant du Parti socialiste vers une stratégie «Terra Nova» de séduction des minorités au détriment des classes populaires. La France insoumise, qui s’est notamment constituée en réaction à ce processus, n’en est évidemment pas là. Mais son abandon d’un discours ferme sur la laïcité découle en partie de l’influence de cette «gauche brahmane», pour reprendre le mot de Thomas Piketty.
La France insoumise n’a pas réussi à capter le mouvement des Gilets jaunes, est-ce justement parce que la ligne sociale n’était pas assez marquée ou parce que les Insoumis étaient «incapables d’incarner l’idée de nation», pour reprendre les termes d’Emmanuel Todd?
Je ne sais pas si les gilets jaunes étaient «récupérables», étant donné leur refus radical de toute représentation politique et leur défiance à l’égard des corps constitués. Ce qui est sûr, c’est que leur émergence semblait valider toutes les thèses de Jean-Luc Mélenchon au sujet de la «révolution citoyenne», sociale plutôt qu’identitaire. La concordance entre les premières listes de propositions des Gilets jaunes et le programme «L’Avenir en commun» était d’ailleurs frappante.
Mais les Gilets jaunes sont arrivés au mauvais moment pour les Insoumis: leur irruption a coïncidé avec le virage vers une stratégie d’union de la gauche et un retour aux référents traditionnels. Les drapeaux tricolores de la campagne de 2017 auraient sans doute été plus efficaces que les tracts en écriture inclusive de 2018 pour convaincre les Gilets jaunes…Paradoxalement, les Insoumis ont tout de même réussi à avoir une influence, en mettant en place une vaste organisation pour investir les ronds-points et détourner le mouvement du Rassemblement national. Mais on peut se demander si la marginalisation des Gilets jaunes n’est pas le résultat de leur transformation progressive en mouvement d’extrême-gauche aux yeux de l’opinion.
Les deux remarques sont donc justes: LFI a continué à aborder la question sociale, mais sur un mode de gauche plus traditionnel et en accordant davantage de place aux «luttes» périphériques ; quant à l’incarnation de l’idée de nation, elle a été réduite à la portion congrue alors qu’elle constituait un pilier de la campagne présidentielle en 2017. Ces deux tendances n’ont pas aidé au moment de l’émergence des Gilets jaunes.
Aux dernières élections municipales, le parti EELV a pris la tête de nombreuses métropoles. Dans son livre, «Il est où, le bonheur?», publié en 2019, François Ruffin appelait déjà à «un Front populaire écologique», un rapprochement entre «rouges et verts» avec l’écologie comme trait d’union. Jean-Luc Mélenchon jouera-t-il cette carte en vue de la présidentielle de 2022? Une dynamique peut-elle se reconstituer autour de cette question, selon vous?
Jean-Luc Mélenchon n’a pas subitement découvert l’écologie ces derniers mois. Son tournant «vert» date de 2012, et comme souvent chez lui, il s’agit d’une inflexion réfléchie, profonde et lourde de conséquences. Son programme en 2017 allait d’ailleurs très loin sur le plan écologique.
En matière de culture politique, les Insoumis restent bien trop jacobins pour les Verts, qui s’inscrivent dans un héritage libertaire et européiste.
S’agissant de la question plus «politicienne» d’un rapprochement entre Insoumis et écolos en 2022, Jean-Luc Mélenchon rêverait d’être à la tête d’une «fédération populaire» rassemblant l’ensemble de la gauche derrière son panache. Mais c’est une utopie: sa personnalité clive énormément, et en matière de culture politique, les Insoumis restent bien trop jacobins pour les Verts, qui s’inscrivent dans un héritage libertaire et européiste. Mélenchon cherchera bien sûr à nourrir le clivage qui existe à EELV entre l’aile gauche incarnée par Eric Piolle et la sensibilité plus centriste de Yannick Jadot, mais la perspective d’une alliance qui profiterait à Jean-Luc Mélenchon me paraît illusoire.
Plus largement, la gauche a-t-elle un avenir en France, quand elle recule partout en Europe?
Tout dépend de ce que l’on place derrière ce terme évocateur mais très vague de «gauche». S’il s’agit de désigner l’opposition aux ravages commis par le capitalisme néolibéral, et la nécessité de bâtir une société plus juste en s’appuyant sur la solidarité et les services publics pour permettre l’émancipation, alors la gauche, qui a joué un rôle historique pour ces combats à travers le mouvement ouvrier et républicain, me semble disposer de perspectives intéressantes, comme l’a montré le fort soutien aux Gilets jaunes à leur avènement. Quoi qu’on en dise, la question sociale ne s’est pas évaporée au profit des débats culturels et identitaires, en France comme ailleurs.
Si, à l’inverse, on entend par «gauche» une disposition d’esprit moralisatrice qui défendrait en toutes circonstances le politiquement correct, le relativisme culturel, la haine de l’idée de nation, le sectarisme intellectuel, en somme le mépris larvé des classes populaires et de leurs désirs, alors effectivement, ce courant ne semble pas avoir un grand avenir.
Un récent sondage Ifop montre que même soutenu par une illusoire «union de la gauche», Jean-Luc Mélenchon ne réunirait que 15 % des voix au premier tour, et qu’une bonne partie des votes écologistes et socialistes se reporterait sur d’autres candidats.
Ceci peut amener à s’interroger sur la pertinence de l’utilisation de «la gauche» comme catégorie politique: est-elle encore adaptée aux nouveaux clivages qui structurent la société?
En tout cas, si elle souhaite survivre, la gauche n’échappera pas à un sérieux examen de conscience. Elle devra sortir de son hypersensibilité identitaire, combattre son embourgeoisement, et apprendre à distinguer ses principes de ses fétiches.