Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Noam Chomsky, à tous égards, a mené une vie des plus extraordinaires. Dans un classement, il est placé huitième personne la plus citée de l’histoire, juste derrière Aristote, Shakespeare, Marx, Platon et Freud. Le légendaire professeur du MIT a pratiquement inventé la linguistique moderne.
En plus de son travail de pionnier dans ce domaine, il a été une voix de premier plan pour la paix et la justice sociale pendant de nombreuses décennies. Chris Hedges dit qu’il est « le plus grand intellectuel d’Amérique » qui « met les puissants, ainsi que leurs apologistes libéraux, profondément mal à l’aise. » I
l est professeur émérite au département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique et titulaire de la chaire Haury dans le cadre du programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université de l’Arizona. À 91 ans, il est toujours actif, écrivant et donnant des interviews aux médias du monde entier. Il est l’auteur de dizaines de livres, dont Propaganda & the Public Mind, How the World Works, Power Systems et Global Discontents avec David Barsamian de Alternative Radio.
Le 9 octobre 2020, Barsamian s’est entretenu avec Noam Chomsky sur la guerre de l’Artsakh, ses racines impériales et le rôle des « acteurs malveillants » comme le turc Erdogan. L’Armenian Weekly remercie Barsamian pour la permission de publier la transcription de l’interview ci-dessous.
David Barsamian : Les combats dans le Caucase du Sud pourraient être un exemple de ce qu’Edward Said appelait « les géographies non résolues ». Un héritage des cartographes impériaux. Staline, en tant que commissaire des minorités en 1920, pour apaiser la Turquie, a donné le Haut-Karabakh, que les Arméniens appellent Artsakh, et le Nakhitchevan, deux régions à majorité arménienne, à l’Azerbaïdjan. Puis, avec l’effondrement de l’Union soviétique dans les années 1990, des combats ont éclaté, entraînant la prise du Haut-Karabakh par les forces arméniennes. Des escarmouches, des prétendus incidents, ont eu lieu depuis lors, mais l’attaque de l’Azerbaïdjan qui a commencé le 27 septembre, sans doute en coordination avec la Turquie, représente une escalade majeure. Le peu d’informations disponibles ici [aux États-Unis] sont sans toile de fond ni contexte historiques. Les combats « éclatent », il y a d’anciens ennemis, etc.
Quelles sont les origines de ce conflit ?
Noam Chomsky : Vous avez raison de dire que Staline a tracé les frontières, mais souvenez-vous qu’il n’était pas le seul à le faire. Tout le Moyen-Orient a été découpé par les impérialistes français et britanniques, qui ont tracé des lignes là où ils voulaient, à leur avantage, sans tenir compte des besoins et des intérêts des populations. C’est en grande partie la cause des conflits violents et acharnés qui font rage dans la région.
Prenons, par exemple, l’Irak. Les Britanniques ont tracé les frontières autour de l’Irak afin que la Grande-Bretagne, et non la Turquie, l’ancien empire ottoman, ait le contrôle des riches ressources pétrolières du nord. Cela a réuni des Kurdes et des Arabes qui n’avaient rien à voir entre eux. De plus, les Britanniques voulaient s’assurer que la nouvelle création qu’ils imposaient ne serait pas indépendante, n’aurait pas un accès facile et libre au Golfe. Ils ont donc découpé la principauté du Koweït, que les Britanniques contrôleraient, pour empêcher l’Irak d’avoir un accès facile au Golfe.
La Syrie, le Liban, la Palestine, c’est la même chose. Des lignes tracées par l’impérialisme français, britannique pour leurs intérêts. Dans toute l’Afrique, on voit des lignes droites. Pourquoi ? Les puissances impériales ont détruit l’Afrique pour leurs intérêts. Des atrocités odieuses. Nous n’avons pas à les subir. On voit encore les gens mourir en Méditerranée, fuyant les horreurs qui ont été créées. Donc ce n’est pas seulement Staline ; ce sont toutes les puissances impériales.
Dans le cas de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, c’est une longue histoire. Je ne peux pas la résumer, mais la crise immédiate est survenue lorsque l’Azerbaïdjan, certainement avec le soutien de la Turquie, a vu les armes israéliennes affluer. Sur l’aéroport Ben Gourion en Israël, les avions Iliouchine qui arrivent et repartent, alors qu’aucun autre avion ne vole [à Bakou], envoyant des armes israéliennes en Azerbaïdjan pour qu’elles puissent tuer des gens, des Arméniens dans le Haut-Karabakh.
Donc oui, il s’agit d’une escalade. Internationale. La Russie est des deux côtés, l’Iran soutient l’Arménie, ce sont des relations très étranges. C’est terrible pour les gens là-bas. C’est une situation très dangereuse. Il est temps que la diplomatie internationale, que des négociations aient lieu pour essayer de les calmer.
Les acteurs ne sont pas les gens les plus gentils du monde, c’est le moins qu’on puisse dire. En Turquie, Erdogan essaie essentiellement de créer une sorte de califat ottoman, avec lui comme calife, chef suprême, en imposant son autorité partout et en détruisant en même temps les restes de la démocratie en Turquie.
Israël ne s’intéresse qu’à la vente d’armes. Ils les vendent à tout le monde, peu importe qui ils tuent. C’est le pilier de leur économie : la sécurité et les armes. Même ici, où je vis, la frontière non loin d’où je vis est en train d’être fortifiée avec l’aide cruciale des soi-disant forces de sécurité et des entreprises israéliennes. C’est leur travail. Elbit [Systems], cette fois-ci.
Il y a beaucoup de forces malveillantes impliquées, et nous ne pouvons qu’espérer qu’il y aura une sorte d’effort international pour atténuer les atrocités et les agressions avant qu’elles ne dégénèrent réellement en massacres sur place, et éventuellement en guerre internationale, car de nombreuses forces internationales puissantes sont engagées.
D.B. : La Turquie assure également le transfert des combattants jihadistes de l’Etat islamique depuis la Syrie, et paie leurs salaires pour aller combattre avec les Azerbaïdjanais contre les Arméniens.
N.C. : C’est apparemment vrai. La Turquie fait probablement la même chose en Libye, un des autres endroits où Erdogan essaie de montrer sa puissance. Oui, c’est ce qui est observé en Azerbaïdjan.
D.B. : En 2018, l’Arménie a connu une révolution démocratique pacifique dirigée par Nikol Pashinyan, qui a renversé l’oligarchie au pouvoir. C’est l’un des rares cas où une révolution pacifique a remplacé un régime autocratique dans les Etats post-soviétiques. Elle n’a pas été bien rapportée ici aux États-Unis.
N.C. : Pour autant que je sache, il n’y avait aucun intérêt pour les États-Unis. S’il y en avait, je ne l’ai pas remarqué. Oui, pour une fois, c’était apparemment une véritable révolution démocratique. Ce qui s’est passé au-delà, je n’en connais pas vraiment les détails.
D.B. : Vous savez que je suis d’origine arménienne et que je suis allé en République d’Arménie. C’est un pays relativement pauvre, enclavé, avec une petite population de trois millions d’habitants. Je suis allé dans quelques villages, et j’ai remarqué qu’il n’y avait pas d’hommes jeunes ou d’âge moyen dans le village, alors j’ai demandé autour de moi : où est tout le monde ? Et ils m’ont répondu que tous les hommes étaient partis en Russie parce qu’il n’y avait pas de travail ici. L’Arménie se trouve donc dans une sorte de situation désespérée.
N.C. : C’est une raison de plus pour qu’un effort international majeur soit fait pour mettre fin à l’agression actuelle et essayer de trouver un moyen de résoudre le problème complexe du Haut-Karabakh, où il y a une population arménienne dans une zone contrôlée par l’Azerbaïdjan. Ce n’est pas un problème facile à résoudre, mais qui pourrait l’être par le biais de négociations raisonnables.
Source : The Armenian Weekly, David Barsamian, 10-10-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises