VOIx DE L'HEXAGONE
L’humoriste Jean-Marie Bigard a annoncé en début de semaine qu’il renonçait à sa candidature à l’élection présidentielle 2022. Quoique la politique soit une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des professionnels, le mélange de la bouffonnerie et des affaires de l’État est plus à craindre encore.
Il se rêvait en Coluche, oubliant un peu vite qu'en 1981 le comique à salopette, ô combien plus talentueux que lui, avait fini par jeter l’éponge, un mois avant l’appel aux urnes. Le 12 septembre dernier, déjà, des gilets jaunes résiduels lui avaient fait savoir qu’il ne serait jamais leur porte-parole. Assommé par son exfiltration imprévue du cortège, Jean-Marie Bigard a fini par comprendre qu’il n’avait pas l'envergure pour incarner le joker du jeu – ou le Joker du film – à l’occasion de la prochaine présidentielle. C’est à se demander, en effet, ce que l’auteur du très spirituel Lâcher de salopes pouvait apporter à une nation qui souffre déjà d’être si mal représentée. Mais Bigard n’est pas franchement à blâmer. Il a cru comme d’autres avant lui qu’un public venu, massif, écouter des blagues de charcutier, pourrait bien s’enthousiasmer pour un libelle politique, pour peu qu’il soit conté sur le même registre. La trahison des élites et l’entrée de plain-pied dans l’ère médiocratique ne suffisent tout de même pas à faire du premier bateleur venu un homme d’État, même si le principe démocratique, par essence, en légitime l’idée.
On ne cessera jamais de souligner qu’en se dépossédant peu à peu de sa capacité de « changer la vie » (perte de souveraineté au profit d’instances supranationales, inféodation à la finance, influence des lobbies économiques et associatifs, démission face aux lois du marché…) le politique n’a conservé pour lui que l’apparat du pouvoir. Son rôle premier est aujourd’hui non d’agir mais de mettre en scène sa promesse d’action. C’est ainsi qu’un poussif président de la République française peut s’ériger en quelques jours en chef d’État intérimaire du Liban, en réformateur irakien, en médiateur du conflit interne biélorusse et en autorité morale au-dessus de la Méditerranée. Le point final de cet abaissement du gouvernement vers le spectacle est l’entrée dans l’arène politique des artistes eux-mêmes. L’isonomia, qui sous-tend tout système démocratique, favorise ce transfert : celui qui dirige n’est pas celui que les dieux ou que le sang ont désigné, mais tout individu que ses paires choisissent. Qu’un saltimbanque devienne prince par élection, et voilà bien la preuve que la société est égalitaire.
"En se dépossédant peu à peu de sa capacité de 'changer la vie', le politique n’a conservé pour lui que l’apparat du pouvoir. Son rôle premier est aujourd’hui non d’agir mais de mettre en scène sa promesse d’action"
De fait, la démocratie représentative nous offre pléthore d’exemples de « transferts » plus ou moins réussis de grandes figures du milieu du divertissement (arts, sports…) vers des mandats politiques à toutes échelles. Les États-Unis s’illustrent en la matière (Ronald Reagan, Arnold Schwarzenegger, Clint Eastwood pour les plus connus). Mais un rapide tour du monde amène une belle variété d’exemples : le footballeur international George Weah est devenu président du Libéria, le coureur automobile Carlos Reutemann a été gouverneur et sénateur en Argentine, le comédien Volodymyr Zelensky est à la tête de l’Ukraine depuis 2019 et, dès la fin des années 1980, l’inénarrable Cicciolina, star du X, avait décroché un siège à la chambre des députés de la République italienne…
Rien ne doit empêcher que Coluche hier, Jean-Marie Bigard et Cyril Hanouna aujourd’hui puissent se porter candidats à une élection. Y compris à l’élection suprême. Tout doit, en revanche, nous inciter à rejeter une candidature qui n’aurait d’autre but qu’entretenir, sans projet politique réel, une agitation démagogique surfant sur le rejet du système.
Tout ce que le couronnement d’un clown peut représenter de pire s’illustre dans l’élection et la présidence de Donald Trump : se servir du show-bizz comme rampe de lancement, puis faire recette sur des slogans faciles, assumer un « tous pourris » jamais très éloigné d’un complotisme général, confondre anticonformisme et obscénité, flatter frustrés et malheureux pour la seule gloire d’être acclamé en sauveur des masses, se débarrasser de la réalité pour servir une fiction délirante…
C’est une chose qu’un dirigeant visionnaire puisse se dissimuler derrière l’artiste, le sportif, le comique. C’est en une autre que la politique, abaissée au rang de spectacle parmi les autres, devienne à cause de cela le nouveau terrain de jeu du comique, du sportif, de l’artiste. Il ne s’agit pas là d’une nuance mais d’une opposition diamétrale. L’homme de divertissement qui décide de servir son pays, de lui consacrer son énergie, ses idées, son inventivité, et parvient à conquérir un pouvoir auquel son parcours ne le prédestinait pas, honore la politique. Le pitre qui profite de la décomposition du système électif, aggravé par la corruption des élites, pour substituer la farce au programme, ne fait que parachever le mélange des genres et enterrer la démocratie. Le premier s’efforcera de remballer les ficelles de sa profession pour afficher tout le sérieux qui sied en principe à la vie publique. Le second considérera au contraire qu’il lui faut faire de la politique comme il jouerait un sketch. L’aventure avortée de Coluche en 1981 représentait un entre-deux... L'homme avait ses convictions, la volonté sans doute sincère de porter la voix de ceux qui n’en ont pas, une fibre sociale et un esprit d’initiative qui donneront plus tard naissance aux Restaurants du Cœur. Mais il s’est engagé en politique comme il entrait sur scène, en restant l’humoriste provocateur proclamant : « Tous ensemble pour leur foutre au cul ! ». Trente ans plus tard, le turbulent Beppe Grillo, partenaire de Coluche à l’écran dans son ultime film Le Fou de Guerre (1985), recherchera semblable posture en créant le Mouvement 5 Étoiles, devenu, mais après son retrait, le premier parti d’Italie lors des élections parlementaires de 2018.
Au tournant des années 2000, Dieudonné lui-aussi distillait l’idée qu’il se présenterait aux suffrages pour défier la classe politique. La société française n’y était pas prête. Aujourd’hui, le discrédit de la parole des élus est tel que les guignols les plus en vogue pensent avoir un coup à jouer. Non pour sauver le pays, mais pour satisfaire leur désir de répandre le trash. Avec Bigard, ex-futur prétendant, ou avec Hanouna, protagoniste encore indécis, la vulgarité comble le défaut de pensée. Le seul plaisir d’effrayer les professionnels de la politique et de jauger son pouvoir d’influence en captant un électorat anti-système croissant suffit pour éveiller la tentation électorale. Dopé par le succès de masse, Trump est allé jusqu’au bout de ce qui était, au départ, une plaisanterie provocatrice.
"Aujourd’hui, le discrédit de la parole des élus est tel que les guignols les plus en vogue pensent avoir un coup à jouer. Non pour sauver le pays, mais pour satisfaire leur désir de répandre le trash"
Les plus désabusés parmi nos lecteurs répliqueront que les dirigeants de ces dernières décennies, cyniques, prédateurs, félons et médiocres, ont bien mérité d’être évincés par l’homme du peuple. Qu’il est de l’ordre de la justice humaine que le bouffon méprisé renverse le potentat. Ils feront alors fausse route. Primo, les chances qu’une candidature anti-système menée par le plus grotesque des clowns aboutisse à son élection est quasi-nulle. Le succès final de Donald Trump tient au mode de scrutin propre à la présidentielle américaine, dans lequel remporter le vote populaire est secondaire ; il n’est pas transposable à l’élection présidentielle française, scrutin majoritaire, uninominal à deux tours. Secundo, une posture n’est pas un programme, ni le dégagisme – qui peut toujours se retourner contre son promoteur – un mode de gouvernement. Tertio, déçus du systèmes ou citoyens déclassés, appauvris et fragilisés, qui auraient tant besoin d’un porte-drapeau crédible, n’ont rien à gagner en suivant un candidat fantasque, apte à aspirer des voix (10 % ? 15 % ?) mais générateur d'un espoir purement artificiel.
Si l’épopée frondeuse aux côtés d’un trublion devient une perspective étrangement fascinante, il y a plus de danger à considérer la politique comme une farce absolue que de préserver l’idée – naïve, oui, mais fondamentale ! – qu’elle a vocation à améliorer le quotidien, pour peu qu’elle soit conduite par des gens valeureux.