Il faut en finir avec les experts, et d’abord avec le cabinet McKinsey. Une enquête publiée le 6 février par Le Monde nous apprend que ce cabinet américain, confortablement logé dans un paradis fiscal, occupe depuis trop longtemps des positions stratégiques au cœur de l’Etat.
En 2008, les agents de McKinsey participaient activement aux travaux de la commission Attali, foyer de la “réforme” ultralibérale où sévissait déjà Emmanuel Macron. En 2017, ils ont apporté leur contribution à la campagne du futur président, et participé à la rédaction de son programme. Aujourd’hui, ils conseillent divers ministères et l’on nous dit que c’est là une pratique habituelle depuis au moins trois quinquennats. Il n’est donc pas étonnant que McKinsey, Adventure et deux autres cabinets de conseils aient été invités par le ministère de la Santé à mettre en place le plan de vaccination. Pas étonnant, mais scandaleux.
Le scandale, c’est de faire appel à des cabinets étrangers, qui ont accès à des informations confidentielles et qui peuvent entretenir, au sein de l’État, des réseaux d’information et d’influence.
Le scandale, c’est de déléguer aux agents de cabinets étrangers la fabrication de programmes politiques.
Le scandale, c’est de payer fort cher des conseils que notre administration est en mesure de fournir et de créer un système d’irresponsabilité. L’administration française est soumise à la règle de droit, ses agents peuvent répondre de leurs erreurs et de leurs fautes alors que les agents des cabinets de conseil échappent à tout contrôle.
Le scandale, c’est que les contrats conclus avec les cabinets de conseils sont passés dans l’opacité par la Direction interministérielle de la transformation publique.
Mais attention. Il ne s’agit pas de franciser l’expertise et de clarifier les rapports avec les cabinets privés pour remettre les choses en ordre. Il faut en finir, dans le domaine politique, avec les experts et l’expertisme (1). Le prestige de l’expert se fonde sur une illusion : l’efficacité du secteur privé, d’où découlerait la pertinence des avis donnés par les officines spécialisées dans le conseil et par les banquiers. Cette illusion procède d’une croyance : l’Etat peut et doit fonctionner comme une entreprise privée afin d’atteindre sa pleine efficience. Cette croyance, qui se veut réaliste, masque deux réalités antinomiques : l’entreprise est faite pour le profit de l’entrepreneur ; l’Etat, chargé de mettre en œuvre le droit, est au service de l’intérêt général.
L’expert requis par l’Etat n’est pas un serviteur du bien public mais un mercenaire payé comme tel. Pire : c’est un mercenaire doublé d’un contrebandier. L’expert ne vend pas seulement un savoir-faire supposé : il refile en douce l’idéologie de son milieu, qui est celle du milieu dominant. Le pragmatisme de l’expert repose sur les “évidences” de l’ultralibéralisme qui ne cessent pourtant de recevoir de cinglants démentis après avoir provoqué maintes catastrophes. On ne se souvient pas assez des désastres provoqués par l’expertise occidentale dans l’Est européen après l’effondrement de l’Union soviétique. On vérifie en ce moment les brillants résultats obtenus par McKinsey dans la logistique vaccinale : après deux mois de campagne, un quart des personnes âgées de plus de 75 ans ont reçu leur première dose de vaccin ! Qui dénombrera les décès provoqués par la pénurie de vaccins et par l’invraisemblable organisation des rendez-vous médicaux ? L’osmose entre la “gouvernance” oligarchique et le mercenariat expert ne permettra pas de départager les responsabilités mais les co-gérants du désordre ont du souci à se faire.
La crise sanitaire et les réactions économiques qu’elle engendre sonnent la fin de l’arrogance experte. L’intervention massive et salutaire des Etats pulvérise l’idéologie du Marché. La globalisation financière n’a pas favorisé l’investissement, mais une spéculation qui fait courir au monde d’immenses dangers. Les prétendues nécessités dictées par une mondialisation qui n’a jamais entravé la dialectique des nations et des empires sont aujourd’hui effacées par la démondialisation, désormais effective.
D’ailleurs, les thuriféraires du “modèle américain” façon Reagan feraient bien d’observer la politique économique des Etats-Unis. Depuis un an, 2600 milliards ont été injectés dans l’économie, auxquels vont s’ajouter les 1 900 milliards que Joe Biden soumet au Congrès – dont 1 000 milliards destinés aux ménages pauvres. Au rebours de la sempiternelle et inopérante “politique de l’offre”, le gouvernement des Etats-Unis confirme sa volonté de soutenir la demande globale par la dépense publique, portée à une hauteur exceptionnelle.
La France doit s’inspirer de cette relance keynésienne (2) selon les principes et les méthodes qu’elle a utilisés avec succès après 1945. Il faut nationaliser les secteurs-clé. Il faut planifier un nouveau mode de développement. Il faut soutenir massivement la demande des ménages. Et il ne faut surtout pas oublier qu’aux Etats-Unis, les pouvoirs publics sont maîtres de leur monnaie !
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(1) Jacques Sapir, Les économistes contre la démocratie, Pouvoir, mondialisation et démocratie, Albin Michel, 2002.
(2) Olivier Passet, Xerfi canal, 8 février.
Editorial du numéro 1206 de « Royaliste » – mars 2021