Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 
UN REGARD JURIDIQUE SUR L'ACTUALITÉ AVEC RÉGIS DE CASTELNAU

 

La décision rendue par la Cour d’appel de Paris dans l’affaire qui opposait Éric Brion et la journaliste Sandra Muller illustre une fois de plus ce qui constitue une dérive. Les juridictions s’éloignent du terrain juridique pour investir celui de la morale. Ou plutôt, celui de la moraline, c’est-à-dire ce corpus d’idées qui caractérise aujourd’hui le conformisme et la bien-pensance bourgeoise. Et ce n’est pas une bonne nouvelle.

Revenons rapidement sur les faits : au moment du déchaînement planétaire à l’occasion de l’affaire Weinstein, était apparu le hashtag #metoo dont l’utilisation était destinée à permettre la libération de la parole des femmes confrontées au harcèlement sexuel. Il s’agissait d’un appel aux témoignages destiné à nourrir un débat sociétal, mais en aucun cas un appel à la délation nominative des harceleurs.

Il fallait conserver cette limite dans la mesure où ce débat légitime et nécessaire pouvait être ainsi exempt d’accusations personnelles et de règlements de compte de nature à le transformer en une succession de lynchages médiatiques.

Malheureusement, dès ce moment-là, société du spectacle oblige, certains ont franchi cette frontière et nommément accusé des personnes qui se retrouvèrent alors, confrontées au déferlement médiatique, et dans des situations particulièrement difficiles. Fort souvent, les accusations portaient sur des faits prescrits, rendant impossible l’intervention de la justice qui aurait permis le déroulement d’un débat contradictoire, et l’application du principe de la présomption d’innocence.

En octobre 2017, une des premières à s’être bruyamment lancée dans la mise en cause nominative fut Sandra Muller initiatrice du fameux hashtag #BalanceTonPorc. Sa cible personnelle avec laquelle elle entendait régler un compte était l’ancien directeur d’une chaîne de télévision qui lui aurait dit en 2012 (!) dans une réception, alors qu’il était alcoolisé : « Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit. »

Formule publiée par Sandra Muller dans sa dénonciation sur Twitter, accompagnée derrière le mot-dièse de son invention, de la formule : « toi aussi raconte en donnant le nom et les détails d’un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends. » Clairement, Éric Brion était traité de « porc » et accusé de harcèlement sexuel dans le cadre professionnel, avec pour conséquence, emballement numérique viral aidant, un lynchage médiatique en grand, assorti d’un début de mort sociale.

Depuis cette époque, les dénonciations nominatives hors de toute procédure judiciaire se sont multipliées, notamment avec la publication de livres-règlements de compte comme on l’a encore vu récemment avec les affaires Matzneff, Duhamel, ou Poivre d’Arvor. Le principe de la présomption d’innocence qui encadre les poursuites pénales est quasi impossible à faire respecter dès lors que précisément, il n’y a pas de procédure.

Donc ceux qui sont l’objet de ces accusations n’ont à leur disposition que les dispositifs juridiques qui encadrent la liberté d’expression et en particulier la loi de 1881 sur la presse pour faire valoir leur droit et tenter de faire indemniser leur préjudice. Éric Brion ayant décidé de poursuivre son accusatrice en diffamation, l’affaire était particulièrement observée par les praticiens pour lesquels l’arbitrage du juge dans un débat difficile devait permettre une clarification en assurant un équilibre entre la liberté d’expression et la nécessaire protection du citoyen.

En première instance, le tribunal a considéré que Sandra Muller « avait dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression » et que la diffamation était établie. Il l’avait condamnée à verser à Éric Brion 15 000 € de dommages intérêts, 5000 € au titre du remboursement des frais de justice, à retirer les tweets litigieux, et enfin à publier des communiqués judiciaires sur son compte Twitter et dans plusieurs organes de presse. Incontestablement, la juridiction avait eu la main lourde, et sa décision constituait une forme de coup d’arrêt à la délation tous azimuts dans un contexte technologique où elle peut provoquer des dégâts considérables. La Cour d’appel de Paris vient pourtant de complètement réformer cette décision et considérant que Sandra Muller n’avait pas commis de diffamation a débouté Éric Brion de toutes ses demandes.

Quelles étaient les questions posées à la justice ?

Celle de savoir si Éric Brion avait été victime d’une diffamation au sens de la loi de 1881 sur la presse. Prévue par l’article 29 de la loi de 1881, la diffamation est l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne.

Le tribunal saisi en première instance a d’abord considéré que les quatre tweets litigieux constituaient un ensemble et recélaient une accusation précise : celle d’être un « harceleur sexuel dans le cadre professionnel », qualifié d’ailleurs de « porc ». Cela n’était pas discutable, et à l’aide d’une analyse juridique précise, la juridiction a considéré que cette imputation était doublement infondée. Il n’y avait pas eu de harcèlement puisqu’il n’y avait eu qu’une seule formule lancée par Éric Brion à une seule occasion, et que les protagonistes n’avaient aucun lien professionnel. Donc pas de « harcèlement sexuel commis dans son boulot » à l’encontre de Sandra Muller.

La Cour d’appel, peut-être soucieuse d’être dans l’air du temps, a balayé cette argumentation en se livrant à une petite acrobatie. Elle a considéré que le terme « harcèlement » n’avait pas été utilisé dans un sens juridique, c’est-à-dire pas dans l’acception prévue par le Code pénal, mais dans un sens général comme on l’utilise dans la vie courante, comme par exemple lorsque l’on traite « d’assassin » un chauffard brûlant un feu rouge sous son nez, sans aucune référence aux articles du Code pénal ?

Cela n’est pas très sérieux. « Sandra Muller n’a jamais imputé à Éric Brion un harcèlement sexuel au travail, mais simplement un comportement inapproprié » nous dit la Cour. Ah bon ? Que disait pourtant de façon difficilement réfutable le tribunal : « dans le contexte de l’affaire Weinstein et compte tenu de l’emploi des mots « toi aussi » et des termes très forts de « porc » et de « balance » qui appelle à une dénonciation, ainsi que des faits criminels et délictuels reprochés au magnat du cinéma, le tweet de Sandra Muller ne peut être compris, contrairement à ce que soutient la défense, comme évoquant un harcèlement au sens commun et non juridique ».

Le tribunal n’a fait que constater que la lecture des tweets et le contexte dans lequel ils ont été publiés démontraient qu’ils contenaient bien l’accusation d’avoir commis l’infraction prévue par les textes. Or cette accusation était factuellement et juridiquement infondée, et par conséquent la diffamation bien constituée.

Pour faire bon poids, la Cour a accordé à la twitteuse le bénéfice de la bonne foi puisque ces tweets avaient été publiés « dans le cadre d’un débat d’intérêt général ». Intérêt général qui justifie qu’on jette l’honneur d’un homme aux chiens ? À propos de bonne foi, on sera plus réservé sur celle de la juridiction d’appel, dont on a le sentiment qu’elle a tordu le droit et les faits pour être dans l’air du temps.

L’avocate de Sandra Muller, qui se félicite évidemment de la décision dont bénéficie sa cliente, souligne une « décision courageuse et historique. La cour d’appel dit aux victimes, à toutes celles qui ont parlé, à toutes celles qui ont dit la vérité, celle-là, la justice ne les condamnera pas».

« Décision courageuse » sûrement pas. Dès lors que la justice se soumet à l’air du temps, y voir du courage est un véritable contresens. Il s’agit plutôt d’un encouragement à la délation hors des règles du droit.

Tag(s) : #Justice, #Société
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :