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Les protestataires ne demandent pas seulement une réforme de la police, ils appellent à la fin d’un système inégalitaire en Colombie, qui ne peut être maintenu que par la menace des armes. (LUIS ROBAYO/AFP via Getty Images)

En Colombie, au-delà d’un nouveau gouvernement, la volonté de mettre fin au néolibéralisme

Depuis des semaines, les Colombiens sont restés dans les rues pour contester le modèle social et économique violent de leur pays.

Source : Jacobin Mag, Forrest Hylton
Traduit les lecteurs Les-Crises

Alors que la Colombie entre dans sa troisième semaine de grève générale, les manifestants ne montrent aucun signe de vouloir quitter les rues. Ayant commencé le 28 avril, lors d’un jour de protestation contre une réforme fiscale régressive, la vague de grèves a depuis grandi et s’est étendue à travers le pays, les grévistes formant un front commun contre l’administration du président de droite Iván Duque et l’appareil politique de l’ex président Álvaro Uribe.

Les grands titres internationaux se sont focalisés sur la répression sanglante de la police et des forces armées colombiennes à l’encontre des manifestants. Le New York Times, par exemple, rapporte que la police, autrefois engagée dans la guerre contre les guérillas de gauche et les paramilitaires, tourne désormais sa considérable puissance de feu contre les civils.

Cependant, la presse internationale a en grande partie oublié que l’état colombien est en guerre contre la gauche, les travailleurs, les organisations paysannes et les mouvements sociaux depuis des décennies. Depuis le début des années 2000, lorsque la guerre contre-insurrectionnelle est devenue une pièce maîtresse de l’administration d’Uribe, le terrorisme d’État a été la méthode de prédilection pour gérer l’inégalité croissante en Colombie et la désintégration sociale provoquée par le néolibéralisme.

C’est pourquoi les protestataires ne demandent pas seulement une réforme de la police, ils appellent à la fin d’un système inégalitaire en Colombie, qui ne peut être maintenu que par la menace des armes.

Forrest Hylton, professeur à l’Université de Medellín et chroniqueur à la London Review of Books, écrit et informe sur la politique colombienne depuis plus de 25 ans. Il s’est entretenu avec Nicolas Allen, collaborateur du magazine américain Jacobin, des revendications des grévistes, de l’érosion de la légitimité de la doctrine de l’uribisme et des implications plus larges que les manifestations pourraient avoir pour la politique colombienne et pour le retour de la gauche colombienne.

Nous en sommes à la troisième semaine de grève générale en Colombie. Pouvez-vous commencer par nous donner une idée de ce qui a déclenché la première action nationale le 28 avril et de ce qui a maintenu les manifestants dans la rue depuis ce jour ?

Tout a commencé avec l’introduction d’un paquet fiscal régressif par l’ancien ministre des Finances Alberto Carrasquilla, qui aurait ajouté une taxe de 19 % sur toute une série de biens et de services essentiels aux besoins quotidiens et à la subsistance du peuple : l’eau, l’électricité, le gaz naturel, l’essence et les produits de base comme la farine, les céréales, les pâtes, le sel, le lait et le café. Ce paquet fiscal régressif fait suite à une proposition similaire en 2019, qui a également déclenché une grève générale dans tout le pays. En 2019, la réforme a accordé aux entreprises et au secteur bancaire toute une série d’allégements fiscaux et d’exonérations, ce qui explique en partie le déficit budgétaire.

Malgré la démission du ministre des finances et l’abrogation du paquet fiscal, les protestations ont augmenté au lieu de diminuer.

La principale différence entre les deux grèves générales est la pandémie. Les chiffres de l’agence nationale de statistique de Colombie indiquent que la pauvreté a augmenté de 7 % au cours de l’année dernière, et on peut probablement affirmer qu’elle est bien plus élevée que cela. Les statistiques officielles indiquent que 42,5 % de la population colombienne vit dans la pauvreté – là encore, le chiffre est probablement beaucoup plus élevé. Et entre 50 et 60 % des travailleurs colombiens ne sont pas déclarés.

La Colombie a connu l’un des confinements les plus longs et les plus stricts du monde, sans qu’aucune disposition relative au revenu de base universel n’ait été mise en œuvre. Il s’agit donc d’une sorte de chute libre pour la moitié inférieure de la population. Mais il est important de souligner également la précarité de la situation de la classe moyenne colombienne, qui a été durement touchée par la pandémie. Pour beaucoup, l’emploi salarié va se tarir. En termes de cas et de décès par habitant dus à la COVID-19, la Colombie se classe respectivement au onzième et au dixième rang mondial. Le système de santé colombien est actuellement en train de s’effondrer à Bogota, et il n’y a eu que corruption et mauvaise gestion de la pandémie dans tout le pays.

Dans ce contexte, le paquet fiscal régressif rendrait littéralement impossible pour plus de la moitié de la population de continuer à survivre comme elle le fait actuellement, et presque impossible pour un autre quart. C’est donc ce qui a déclenché ce soulèvement massif qui a débuté le 28 avril, et qui a entraîné une mobilisation nationale avec des marches de masse dans toutes les grandes villes et les zones rurales de Colombie.

La génération la plus touchée par la pandémie et par le néolibéralisme militarisé, le prolétariat jeune et informel des périphéries urbaines, est le fer de lance et l’épine dorsale de ces protestations, et elle a supporté le poids de la répression et de la militarisation. Les jeunes sont en première ligne, et les mères et les grands-mères s’occupent d’eux, les nourrissent et les abritent.

Il s’agit de la classe générationelle la plus importante du pays et, à ce jour, elle n’a aucune représentation politique officielle. Cela nous ramène à la grande grève civique de 1977, mais à une échelle beaucoup plus grande. Et au lieu que les guérillas soient en hausse, elles sont presque entièrement absentes ou éclipsées. D’où l’émergence potentielle d’une gauche urbaine, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie.

Le président Iván Duque a depuis atténué certains des aspects les plus manifestement régressifs du projet de réforme fiscale. Pourtant, les manifestations se poursuivent et, à mesure qu’elles se déroulent, nous commençons à voir émerger diverses revendications, au-delà du retrait de la réforme fiscale. Quelles sont ces revendications et qui sont les groupes impliqués dans les protestations ?

La réforme fiscale a été abrogée presque immédiatement après le début des protestations parce qu’elles étaient beaucoup plus importantes que ce à quoi le gouvernement s’attendait ou était préparé. Mais, malgré la démission du ministre des finances et l’abrogation du paquet fiscal, les protestations ont en fait augmenté au lieu de diminuer. Et cela s’explique en partie par le fait que le gouvernement souhaite également introduire des réformes de la santé et des retraites qui frapperaient davantage la classe moyenne et le prolétariat non-déclaré.

 

Des policiers arrêtent un manifestant lors d’une manifestation contre le gouvernement à Cali, en Colombie, le 10 mai 2021. ( LUIS ROBAYO/AFP via Getty Images)

Il peut être utile de mentionner que seuls 4,5 % environ des Colombiens qui travaillent sont syndiqués. Ainsi, même si ce sont les principales centrales syndicales et le syndicat des enseignants qui ont appelé à la grève, à ce stade, le Comité national de grève – qui se réunit actuellement pour dialoguer avec le gouvernement – a une portée limitée par rapport à ce qui se passe réellement dans les rues.

Dans les rues, vous avez une grande variété de secteurs mobilisés, à la fois d’un point de vue social et géographique, et il y a une grande diversité de revendications, ainsi qu’une décentralisation généralisée. Presque tous ceux qui appartiennent à une organisation, quelle qu’elle soit, sont mobilisés, et un grand nombre de jeunes qui n’appartiennent à aucune organisation sont également dans la rue. La grève des camionneurs a été très importante pour bloquer le flux de marchandises entrant et sortant des villes et des villages. Le mouvement étudiant est probablement le plus nombreux de tous les mouvements organisés. Cela s’explique en partie par le fait que les mesures de réforme néolibérales ont transformé l’enseignement supérieur en une marchandise, endettant ainsi un grand nombre d’étudiants et en particulier ceux qui vont à l’université. L’autre chose que la plupart des manifestants réclament, c’est ce que l’on pourrait appeler un budget de la paix : un recul des investissements dans les forces armées et la police et un abandon du type d’État contre-insurrectionnel hyper-militarisé que la Colombie a longtemps maintenu avec le soutien des États-Unis.

En plus des secteurs que j’ai cités, il y a bien sûr le mouvement indigène, en particulier celui du Cauca et du Sud-Ouest, qui a été incroyablement important lors de la mobilisation de leurs terres natales vers la ville de Cali. Au cours des quinze dernières années au moins, le mouvement de Cauca, bien que relativement petit, a souvent été une sorte de détonateur pour les mouvements populaires nationaux. Et cela inclut également le mouvement afro-colombien, qui est largement concentré sur la côte pacifique, et dont les revendications concernent la pêche, les droits fonciers, l’exploitation minière, l’écologie, la paix et la restitution des terres volées.

Les mouvements féministes – qui étaient profondément impliqués dans le vaste mouvement de paix de l’administration précédente – ont fait partie intégrante de l’émergence d’une politique urbaine de masse et progressiste en Colombie ces derniers temps. Or, les mouvements féministes, LGBTQ, et les secteurs les plus progressistes (comme les minorités indigènes et afro-colombiennes) ont voté pour Gustavo Petro aux élections présidentielles de 2018, où il a obtenu 42 % des voix – bien au-delà de ce qu’aucun candidat de gauche en Colombie n’ait jamais obtenu. Cela a conduit ses détracteurs à affirmer que Petro est en quelque sorte à la tête de ces manifestations ou que les manifestants suivent son exemple, même s’il s’est tenu à l’écart autant qu’il le pouvait et a appelé les manifestants à lever les barrages.

En d’autres termes, les protestations ne viennent pas de la gauche organisée et politique. Les associations de retraités ont été très actives, tout comme les lycéens, les travailleurs de la santé, les associations de quartiers urbains, etc. Les organisations de quartier contribuent particulièrement à rendre cette résistance très décentralisée en organisant des réunions nocturnes, des assemblées et des manifestations dans les quartiers eux-mêmes. Enfin, le secteur culturel – artistes, musiciens, acteurs, comédiens, universitaires – est fortement impliqué. La créativité juvénile des manifestations a été l’une de leurs caractéristiques les plus remarquables.

Depuis la signature des accords de paix fin 2016, plus de mille leaders du mouvement social colombien ont été assassinés.

Le Comité national de grève a dix-huit revendications. Il serait difficile de dire dans quelle mesure elles sont représentatives de l’ensemble des mouvements, ou même dans quelle mesure les militants sur le terrain – la base, si vous préférez – acceptent le rôle de négociateur du Comité comme légitime. Et au sein de chaque mouvement, il existe également des tensions entre la direction et la base.

Dans tous les cas, les manifestants voient la mise en oeuvre des accords de paix qui ont été signés en 2016 entre le gouvernement colombien et les rebelles des FARC. Ils veulent la fin de la corruption systémique, que la police anti-émeute militarisée soit complètement dissoute, que le gouvernement respecte les accords qu’il a signés avec les étudiants en 2019 ; un nouveau type de réforme fiscale qui serait progressif plutôt que régressif ; un investissement public dans les soins de santé (le système de santé colombien est entièrement privatisé sur le modèle américain) ; la fin de l’assassinat des dirigeants du mouvement, qui jusqu’à présent a eu lieu presque exclusivement dans les campagnes. Depuis la signature des accords de paix fin 2016, plus de mille leaders du mouvement social colombien ont été assassinés.

Une autre demande consiste à faire respecter l’égalité des sexes. Depuis un an et l’apparition de la pandémie, la pauvreté des femmes a augmenté de 20% et, bien entendu, les femmes font l’objet de discriminations en termes de salaires et de traitements, sans parler de tout le travail non rémunéré qui accompagne la prise en charge des familles, ainsi que de la violence à l’égard des femmes, qu’elles ont soulignée lors des manifestations, la police anti-émeute ayant molesté et violé des manifestantes.

Une autre exigence centrale est la protection de la faune et de l’environnement. La Colombie est l’un des pays les plus riches en biodiversité de la planète, avec le Mexique et le Brésil. Le Brésil fait la une des journaux pour la destruction de l’environnement, mais la Colombie n’est pas loin derrière. En lien avec ces points environnementaux, les manifestants demandent que les entreprises minières et énergétiques soient réglementées, dans la mesure où elles agissent sans pratiquement aucune contrainte et appliquent leur propre ensemble de lois extraterritoriales dans les zones où elles opèrent.

Les manifestants réclament une réforme progressive des retraites au lieu de mesures régressives de privatisation. Ils veulent un budget plus participatif et une réforme progressive du droit du travail, par opposition aux mesures régressives que le gouvernement tente d’introduire au Congrès. Une autre revendication clé est la restitution des terres volées : quelque cinq ou six millions d’hectares ont été volés aux paysans, principalement par les forces paramilitaires au nom de la lutte contre les guérillas communistes.

À travers toute cette diversité – peut-être même cette fragmentation – la demande sous-jacente est que l’État colombien prenne un engagement de base envers le bien-être social, comme le prévoit la constitution de 1991.

Il y a beaucoup d’autres revendications et, comme les différents groupes mobilisés, elles sont très hétérogènes. Mais à travers toute cette diversité – peut-être même cette fragmentation – la demande sous-jacente est que l’État colombien prenne un engagement de base envers le bien-être social, comme le prévoit la constitution de 1991. Ainsi, il serait juste de caractériser cette situation comme une révolution démocratique libérale de citoyens en puissance contre cette société autoritaire et oligarchique et contre cet état néolibéral et contre-insurectionnel construits au cours des trente ou quarante dernières années.

 

Vous avez mentionné la participation sans précédent de la classe moyenne aux protestations. Nous avons même vu des graffitis dans des quartiers aisés de Bogota appelant à la démission de Duque. On a l’impression que le soutien du gouvernement parmi la classe moyenne urbaine est vraiment en train de s’éroder.

J’ai participé à la grève de 2019 en tant que professeur dans la principale université publique du pays, et je pense qu’il est juste de dire qu’à l’époque, comme aujourd’hui, nous avons assisté à une sorte de déferlement similaire de la part de la classe moyenne urbaine. Surtout à Bogota, en 2019, même dans des quartiers où on ne s’y attendait pas, nous avons vu des assemblées citoyennes se dérouler dans toute la capitale. Mais c’est beaucoup plus massif cette fois-ci en termes de participation de la classe moyenne et des travailleurs clandestins.

Ce qui rend ces protestations historiques, c’est que cela fait maintenant plus de deux semaines consécutives de grève. La circulation des biens et des services a été interrompue à un degré totalement différent de ce que nous avons vu ces dernières années.

Comme en 2019, le fait que la classe moyenne urbaine soit présente en force est vraiment important en termes de représentation médiatique. Contrairement au prolétariat informel, la classe moyenne urbaine a les moyens de contester les récits officiels du gouvernement affirmant que les manifestations sont animées par des vandales et des guérilleros narcotrafiquants. Comme il le fait depuis le soulèvement urbain national de 1948, connu sous le nom trompeur de Bogotazo, le gouvernement prétendant qu’il s’agit d’une grande conspiration communiste.

Le scénario de la guerre froide en Colombie, assimilant les manifestants civils aux combattants de la guérilla, ne change jamais. Mais la réalité elle-même a changé – et de façon spectaculaire. Grâce aux efforts de ses jeunes membres, la classe moyenne urbaine éduquée de Colombie ne croit tout simplement plus au scénario de la guerre froide qui a façonné et continue de façonner une grande partie de la politique colombienne.

Et pourtant, à en juger par les mesures répressives mises en œuvre par le gouvernement, il semble bien qu’ils pensent que ce récit peut l’emporter. Le type de terreur mis en œuvre – notamment l’utilisation renouvelée des « faux positifs » – suggère que Duque veut imposer le récit de la guerre froide en attisant la violence et en présentant le conflit comme faisant partie de la guerre contre le communisme. Quelles sont les chances que cela fonctionne ?

Après la signature des accords de paix en 2016, les FARC ont complètement respecté leur part de l’accord et le gouvernement ne l’a pas fait. Tout le monde en Colombie le sait – il est devenu de notoriété publique que le gouvernement a fait tout son possible pour faire dérailler les accords de paix et qu’il a, d’une certaine manière, besoin que ce conflit se poursuive s’il veut justifier la répression de la protestation non violente.

Pendant la grève générale de 2019, le gouvernement a tenté de stigmatiser et de criminaliser les manifestants étudiants en affirmant qu’ils étaient associés à des organisations terroristes (c’est-à-dire de guérilla). Mais cette ligne n’a pas fonctionné, en partie parce que les étudiants ont réussi à contester avec succès ce récit dans les médias colombiens. La perception populaire a complètement changé, et la circulation de vidéos de citoyens témoins de brutalités policières – y compris de meurtres – y contribue.

Ces dernières années, le gouvernement n’a pas déclenché le genre de répression meurtrière à l’encontre de la classe moyenne et des travailleurs de la périphérie urbaine comme il le fait régulièrement dans les zones rurales. Cependant, compte tenu de l’ampleur des manifestations, la théorie du gouvernement est que s’il peut frapper les manifestants avec suffisamment d’artillerie lourde, de chars et d’hélicoptères, les gens finiront par se soumettre par la terreur. Il est important de souligner que, si les manifestations s’éternisent, la stratégie du gouvernement pourrait fonctionner.

La classe moyenne urbaine éduquée de Colombie ne croit tout simplement plus au récit de la guerre froide qui a façonné et continue de façonner une grande partie de la politique colombienne.

Leur stratégie ne repose pas sur une grande légitimité, mais plutôt sur la nécessité : il s’agit essentiellement d’affamer le plus grand nombre d’endroits et de personnes possible, en laissant les pénuries alimentaires massives s’accumuler – en ignorant la thésaurisation et la spéculation – jusqu’à ce que les villes aient besoin de caravanes militaires pour apporter de la nourriture. L’idée est qu’au fur et à mesure que les pénuries s’aggravent, les gens se détournent des protestations par lassitude et résignation, et le gouvernement peut alors déclencher une répression encore plus forte contre les manifestants.

En attendant, le gouvernement tente de négocier de manière sectorielle. Il va essayer de négocier avec les comités de grève régionaux et faire semblant de tenir un dialogue avec le comité de grève national. Tout le monde sait que ces dialogues ne seront pas sérieux, mais ils peuvent essayer de soudoyer les comités de grève régionaux. Mais encore une fois, le comité de grève national n’est pas nécessairement très représentatif, et il n’est donc pas encore clair comment une solution négociée pourrait être élaborée.

Il peut être utile de prendre du recul pour examiner les manifestations dans le contexte plus large de l’économie politique colombienne. La principale motivation de la réforme fiscale régressive est de résoudre la profonde crise fiscale que traverse la Colombie. Et la résolution de cette crise est particulièrement importante pour les plans du gouvernement visant à améliorer le réseau d’infrastructures du pays, ce qui attirerait les capitaux étrangers et augmenterait les recettes d’exportation – tout en augmentant l’extraction des ressources.

De ce point de vue, pensez-vous que les manifestations ont le potentiel de relier des demandes apparemment disparates, comme la consommation populaire et le bien-être social, la protection de l’environnement et les droits des autochtones ?

Si vous regardez les points qui sont négociés par le Comité national de grève, il y a un certain nombre de questions autour de l’exploitation minière, de l’énergie, de la contamination de l’environnement, de la déforestation, de la faune, du territoire indigène, etc. Ainsi, près d’une revendication sur quatre a trait à la réforme du modèle économique actuel fondé sur l’exploitation minière, l’extractivisme énergétique et l’agrobusiness. Cela n’avait pas été couvert dans les accords de paix de 2016 entre le gouvernement et les FARC. Bien sûr, ce modèle est dominé par les multinationales et est essentiellement arbitré par des réseaux clientélistes de politiciens, ainsi que par des néo-paramilitaires, qui garantissent les droits de propriété pour les sociétés minières et énergétiques et les limites des terrains agricoles.

Récemment, quelque chose d’intéressant s’est produit : des villes historiquement conservatrices situées à la campagne ont voté massivement lors de plébiscites contre l’extractivisme sur leur territoire. On a de plus en plus le sentiment que la répudiation de cette activité d’extraction n’est pas seulement motivée par les dommages environnementaux – le modèle économique sous-jacent est de plus en plus remis en question.

Le modèle néolibéral colombien, associé aux réformes économiques mises en œuvre au début des années 1990, est en procès. Ce système est protégé par un État contre-insurrectionnel hypertrophié et appuyé par les États-Unis – un État de sécurité nationale doté de forces policières et militaires massives qui se déchaînent contre la population civile pour imposer le modèle néolibéral. Et comme ce système devient de plus en plus régressif, les gens – en particulier les jeunes – disent de plus en plus que cela ne peut pas être l’avenir de la Colombie – parce que ce n’est pas un avenir dont on peut parler.

La théorie opérationnelle du gouvernement est que s’il peut frapper les manifestants avec suffisamment d’artillerie lourde, de tanks et d’hélicoptères, les gens finiront par se soumettre par la terreur. Il est important de signaler que la stratégie du gouvernement pourrait fonctionner.

Donc, oui, nous ne pouvons pas séparer la demande d’un État social libéral d’une réorientation à assez grande échelle de l’économie politique colombienne. En fait, la Colombie avait commencé à construire une base manufacturière nationale pendant le Front national, des années 1950 aux années 1970, avec des marchés internes qui reliaient les différentes villes et territoires de Colombie les uns aux autres. Les gens ne demandent pas un retour à ce modèle de développement antérieur, ni à la politique de consensus bipartisan de la guerre froide qui allait avec, mais une sorte de modèle davantage orienté vers le développement national, la création d’un marché national, une certaine redistribution des richesses et des revenus, et l’atténuation des inégalités dans les villes et les campagnes. Le modèle néolibéral n’est peut-être pas encore rejeté en bloc. Mais il est certain que la plupart des principaux axes et programmes de ce modèle concernant les soins de santé, l’éducation, les retraites, le droit du travail et toute une série d’autres types de biens publics sont contestés.

La Colombie est depuis toujours l’un des pays les plus inégalitaires d’Amérique latine, elle même la région la plus inégalitaire du monde. En ce sens, l’État contre-insurrectionnel de guerre froide en Colombie a été nécessaire pour protéger un modèle économique incroyablement exclusif. Et la seule chose que Duque a fait depuis son arrivée au pouvoir est d’approfondir ce modèle de la manière la plus obscène et scandaleuse qui soit, au milieu de scandales de corruption en cascade.

 

Personnes manifestant contre le gouvernement au Monument des Héros à Bogota, le 15 mai 2021. (RAUL ARBOLEDA/AFP via Getty Images)

Il y a certainement un long chemin à parcourir pour démanteler à la fois l’État de sécurité nationale contre-insurrectionnel et le genre de modèle économique néolibéral blindé qu’il a garanti. Mais à en juger par les récentes grèves nationales, il semble que la jeunesse colombienne soit prête à s’engager sur le long terme. Cette génération de Colombiens a connu une politisation incroyablement large et profonde.

Je parle de long terme car, s’il y a une force dans la politique colombienne qui a eu neuf vies, c’est bien l’uribisme et l’influence politique durable de l’ancien président d’extrême droite Álvaro Uribe. Les forces d’Uribe au sein du Centro Democrático ont peut-être encore quelques munitions en réserve, mais je pense qu’elles pourraient s’épuiser.

En parlant d’Uribe, pourriez-vous nous dire un peu qui il est et ce que représente l’uribisme dans la politique colombienne ? Et, à ce propos, dans quelle mesure pensez-vous que cette crise est terminale pour le régime politique qu’il a mis en place au début des années 2000 ?

Álvaro Uribe a été président de la Colombie de 2002 à 2010. Il fait actuellement l’objet d’une enquête de la Cour suprême pour pots-de-vin et subornation de témoins. Bien qu’il soit très difficile d’incriminer Uribe, de nombreuses preuves circonstancielles suggèrent qu’il était un criminel de guerre lorsqu’il était président de 2006 à 2010.

Le scandale des faux positifs auquel vous avez fait référence précédemment a été un événement majeur : l’armée a fait disparaître quelque dix mille jeunes hommes civils des quartiers périphériques urbains dans le but de gonfler le nombre de morts et de dire qu’elle menait une campagne réussie contre les rebelles des FARC. La guerre contre-insurrectionnelle a été massivement financée par les États-Unis à travers le Plan Colombia, le Plan Patriot, et leurs successeurs sous Clinton, Bush et Obama.

Uribe est associé à l’idée qu’on ne peut pas être neutre dans un conflit armé contre des subversifs terroristes communistes : les citoyens doivent être à la botte de l’État contre-insurrectionnel et collaborer activement avec l’armée et la police. Dans cet effort, l’uribisme a considéré toutes les tactiques comme légitimes, y compris les déplacements forcés, les disparitions de personnes, les meurtres extrajudiciaires, la torture, le narcotrafic, l’achat de votes, la menace de fonctionnaires judiciaires jusqu’aux juges de la Cour suprême – tout ce que vous voulez.

Lorsqu’Uribe était gouverneur d’Antioquia, la région la plus peuplée de Colombie, de 1995 à 1997, il a essentiellement légalisé les groupes paramilitaires ; plus tard, lorsqu’il était président, le paramilitarisme a été dans une large mesure institutionnalisé au sein ou à côté de l’État, en particulier dans les régions frontalières échappant à la souveraineté de l’État, qui ont été contrôlées par une terreur combinée de l’armée, des paramilitaires et de la police.

La jeunesse colombienne a connu une politisation incroyablement large et profonde.

Uribe a jeté une ombre sur presque tous les aspects de la politique colombienne au cours des vingt dernières années. Sous l’administration de Juan Manuel Santos – qui, bien qu’étant le ministre de la défense d’Uribe, représentait un néolibéralisme légèrement plus modéré et éclairé – le processus de paix avec les FARC a commencé, et Uribe est devenu la plus importante figure d’opposition au gouvernement Santos.

Nous avons déjà parlé des jeunes, des étudiants universitaires et des lycéens. Ce sont eux qui rejettent le plus profondément l’emprise de cet État mafieux corrompu et contre-insurrectionnel sur la société colombienne. Ils veulent vraiment un État-providence et une société libérale, et ils sont prêts à lutter de manière non violente – et jusqu’à mourir – pour y parvenir. Il se passe quelque chose de générationnel ici, où les jeunes expriment essentiellement un rejet total d’Uribe et de la politique qu’il représente. Leur capacité de courage et d’héroïsme est difficile à surestimer et se distingue même dans le contexte latino-américain, où la répression de l’État tend à être beaucoup plus forte que dans les pays du nord.

Vous avez déjà mentionné le processus de paix troublé et expliqué comment la justification continue de la contre-insurrection a agi comme un obstacle à un changement social plus large en Colombie. Pouvez-vous en dire un peu plus sur la manière dont les groupes paramilitaires ont été réactivés ces dernières années ?

Les accords de paix qui ont été signés fin 2016 entre le gouvernement et les rebelles des FARC comportaient toute une série de dispositions. Ils n’abordaient pas vraiment les questions urbaines – ils étaient destinés à améliorer la vie dans les campagnes et à parrainer des coopératives et des emplois productifs pour les soldats démobilisés des FARC. Au lieu de cela, les commandants de niveau intermédiaire et les simples soldats ont été traqués un par un par ces groupes néo-paramilitaires. L’un des négociateurs des FARC, quant à lui, doit être extradé vers les États-Unis pour narcotrafic.

Auparavant, lorsqu’il était président, Uribe avait négocié la soi-disant démobilisation des paramilitaires. Certains chefs paramilitaires ont commencé à parler de leurs liens avec des politiciens, des hommes d’affaires et des militaires, y compris Uribe à l’époque où il était président, si bien qu’il les a très vite faits extrader vers les États-Unis en 2008. Pourtant, la majorité d’entre eux s’en sont tirés à bon compte et ont poursuivi leurs activités comme si de rien n’était, qu’il s’agisse de drogue, d’armes à feu, du contrôle du territoire ou du contrôle des travaux publics, des systèmes de santé privatisés, voire de certaines universités publiques et privées. Les paramilitaires se sont donc en quelque sorte transformés – leur gagne-pain est toujours le trafic de drogue, mais ils se sont surtout intéressés à l’augmentation de leurs profits et au contrôle du territoire après 2008, et à la transformation de leurs gains économiques en avantages politiques. Et ils y sont parvenus avec un succès incroyable, notamment dans les secteurs de l’exploitation minière, de l’énergie et de l’agroalimentaire.

C’est donc une des raisons pour lesquelles les militants des mouvements sociaux dans les zones rurales ont été éliminés à une telle échelle depuis la signature des accords de paix. Les ruraux ont été plus organisés et plus militants que leurs homologues des villes, comme en témoignent les grèves agraires nationales qu’ils ont menées sous la présidence de Santos.

Je pense que l’un des aspects intéressants des mouvements étudiants et indigènes est qu’ils ne cessent d’insister sur leur droit constitutionnel à manifester – ils touchent un point sensible et dénoncent la nature autoritaire de l’État contre-insurrectionnel, qui répond par une force disproportionnée et meurtrière à tout signe de divergence sociale.

Si les manifestations se prolongent, nous commencerons à voir si l’utilisation plus ouverte de la force paramilitaire est réactivée. Nous avons vu de nombreuses preuves de policiers en civil tirant sur des manifestants, souvent dans des véhicules sans plaque d’immatriculation. La frontière est mince entre ce que l’on appelait autrefois les paramilitaires et le type de terrorisme d’État auquel nous assistons actuellement, mais jusqu’à présent, comme les guérilleros, les paramilitaires ont brillé par leur absence. Idem pour l’armée. Mais cela pourrait changer. Cependant, je le répète, l’uribisme est une force très affaiblie, et l’ombre de ce qu’il était à son apogée.

Dans quelle mesure les élections présidentielles de 2022 pèsent-elles sur les manifestations ? Vous avez déjà mentionné que le candidat de gauche Gustavo Petro, qui est actuellement le favori annoncé, est considéré à tort comme le chef de file des manifestants.

Il est encore trop tôt pour pouvoir dire avec certitude comment le soulèvement affectera les chiffres des scrutins électoraux en Colombie. Mais je pense que le point le plus important concerne une possible articulation entre la gauche politique au Sénat, dans les mairies, dans les conseils municipaux, etc. et les mouvements sociaux eux-mêmes. Les mouvements actuels semblent être beaucoup plus vastes que tout ce que la gauche est capable de rassembler, et beaucoup plus décentralisés que tout ce qu’un programme populaire national pourrait canaliser.

La frontière est mince entre ce que l’on appelait autrefois les paramilitaires et le type de terrorisme d’État auquel nous assistons actuellement.

Lorsqu’il était sénateur en 2006, Petro, qui est ensuite devenu maire de Bogota, a lancé une série de dénonciations et d’enquêtes sur les liens historiques entre Uribe et les paramilitaires dans ses régions d’origine, Antioquia et Córdoba. Petro était une figure d’opposition électrisante à une époque où s’opposer à Uribe était presque une condamnation à mort, surtout lorsqu’il s’agissait de dénoncer ses liens avec les forces paramilitaires. Et, en tant que maire de Bogotá, Petro s’est montré prêt à tenir tête à certains des intérêts mafieux les plus enracinés dans la capitale. L’establishment politique colombien a essayé de l’écarter de la scène politique colombienne en menant une guerre juridique, mais sans succès jusqu’à présent.

Petro était membre du M-19, qui était le mouvement de guérilla le plus urbain de Colombie, et aussi le plus nationaliste. Il s’est démobilisé afin de participer à l’assemblée constitutionnelle qui a conduit à la rédaction de la constitution de 1991. Il est donc un politicien professionnel depuis le début des années 90. Et son bilan en tant qu’opposant au néolibéralisme contre-insurrectionnel est incontestable.

Le programme de Petro est en fait une social-démocratie assez modérée destinée à mettre le pays en conformité avec les aspects progressistes de la constitution de 1991 et les accords de paix de 2016. Lorsqu’il a été interviewé pendant la campagne de 2018, Petro a déclaré : « Ils continuent à essayer de me dépeindre comme cette sorte de communiste enragé adepte de Fidel Castro et d’Hugo Chávez. Mais dans n’importe quel pays à peine moins conservateur que la Colombie, les gens reconnaîtraient immédiatement que j’essaie de faire passer des réformes libérales progressistes qui auraient dû être adoptées en Colombie au vingtième siècle. »

Il pourrait s’agir d’un véritable pouvoir symbolique qui permettrait de revendiquer un héritage de progressisme inachevé dans le passé politique de la Colombie. L’aile progressiste du parti libéral colombien a tenté – sans succès – de transformer le pays. Donc, en ce sens, je pense que les protestations pourraient tourner à l’avantage de Petro. La Colombie est depuis très longtemps considérée comme une semi-colonie des États-Unis – si Petro l’emportait, ce serait vraiment dramatique en termes d’équilibre des forces électorales en Amérique du Sud.

Les efforts visant à éradiquer la gauche et le libéralisme progressiste au nom de l’anticommunisme n’ont jamais abouti.

C’est intéressant, car, comme vous l’avez souligné, la Colombie est un pays réputé conservateur. Elle reste le porte-drapeau régional du Consensus de Washington et, d’une certaine manière, joue un rôle encore plus important que le Brésil de Jair Bolsonaro pour faire pencher la balance politique de l’Amérique latine vers la droite.

Mais, comme vous venez d’y faire allusion avec les antécédents de Petro dans le mouvement de guérilla M-19 et l’aile progressiste du Parti libéral, la Colombie a une histoire vraiment riche de politique de gauche qui remonte à Jorge Gaitán dans les années 1940 et au-delà. Quoi que l’on puisse penser des FARC ou de l’ELN, ces deux organisations sont parmi les plus anciennes formations de gauche de l’hémisphère occidental. Pensez-vous qu’avec les mouvements de protestation, nous pourrions commencer à voir renaître une politique de gauche dans la société colombienne ?

La remarque est pertinente : il serait difficile de trouver un pays où l’on a déployé des efforts plus soutenus pour rayer le « communisme et les communistes » de la carte. Par « communisme », je fais ici référence au large éventail du spectre politique qui a été persécuté par l’État colombien au cours d’interminables guerres contre-insurrectionnelles.

Mais les efforts visant à éradiquer la gauche et le libéralisme progressiste au nom de l’anticommunisme n’ont jamais abouti. Petro lui-même symbolise cette capacité de survie et de renouvellement, une capacité dont un certain nombre de mouvements et d’organisations ont fait preuve décennie après décennie face à la terreur quasi permanente.

Ici, je pense qu’il faut vraiment parler de l’importance du mouvement féministe et des rôles de leadership exercés par les femmes pour tenter de faire une place à la société civile dans le processus de paix. Le travail effectué par les groupes féministes a posé une grande partie des bases de ce qui se passe aujourd’hui, et la présence de femmes – en particulier de jeunes femmes – à la tête du mouvement est vraiment évidente.

Le rôle des femmes dans la politique urbaine est évident depuis la grève générale de 1977. D’une certaine manière, la boucle est maintenant bouclée. Nous constatons une fois de plus que les femmes jouent un rôle déterminant à tous les niveaux de décision et, à l’instar des jeunes – en tenant compte des chevauchements considérables entre les deux catégories -, elles semblent vouloir s’engager à long terme.

Alors même si nous constatons la tragédie de la terreur d’État contre le peuple colombien, nous devons aussi prendre espoir dans son étonnant courage, sa force d’âme et sa résilience. Ils ne seront pas réduits au silence, pas plus qu’ils ne disparaîtront gentiment dans la nuit.

Forrest Hylton enseigne l’histoire et la politique à l’Université Nationale de Colombia-Medellín et, avec Sinclair Thomson, est coauteur de Revolutionary Horizons : Past and Present in Bolivian Politics.

Nicolas Allen est un collaborateur de Jacobin et le rédacteur en chef de Jacobin Amérique Latine.

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