Le 10 mai dernier a été l’occasion de commémorer le quarantième anniversaire de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, sous l’égide de F. Mitterrand et pour la première fois dans l’histoire de la Vème République. Quarante ans plus tard, la gauche, en crise, minée par des interrogations existentielles, a commémoré cet événement sans enthousiasme, comme si le bilan des années Mitterrand était difficile à assumer.
Source : Eric Juillot
Pour comprendre l’origine de ce malaise, il faut remonter aux premières années du pouvoir mitterrandien, car ce qui s’est joué entre 1981 et 1986 a déterminé la trajectoire funeste empruntée ensuite par la gauche de gouvernement jusqu’à aujourd’hui ; une trajectoire de renoncement idéologique et de déclin partisan qui a conduit à l’affaissement de la démocratie dans notre pays, entre impotence assumée des épigones de Mitterrand et ressentiment populaire.
La matrice de la crise actuelle se trouve tout entière dans la conversion sans retour des socialistes français au néolibéralisme qui déferle en ce début des années 1980. Une conversion honteuse, dissimulée derrière la formule vertueuse de la « rigueur » et, plus profondément, couverte par le voile ennoblissant de la construction européenne, promue comme une nouvelle incarnation de l’espérance dans l’Histoire. Cette conversion soudaine à l’européisme est d’autant plus étonnante que, jusqu’en 1981, le rapport des socialistes à la cause européenne a toujours été compliqué, comme en témoigne par exemple la division des parlementaires SFIO en deux parties égales au moment de la « querelle » de la CED, entre 1952 et 1954.
Tout au long des années 1970, le PS né au congrès d’Epinay s’est montré critique à l’égard de la construction européenne parce qu’il la jugeait trop libérale. Les célèbres « 110 propositions » formulées par François Mitterrand au moment de sa candidature à l’élection présidentielle de 1981 n’en parlent pratiquement pas : aucun des 4 titres généraux organisant la présentation des propositions n’est consacré à l’Europe, et il n’en est question qu’à deux reprises, dans les propositions n° 11 et 12, dont la tonalité est nettement étatiste. Y est évoquée notamment la nécessité d’une protection de l’emploi européen face à « l’invasion de certains produits en provenance du Japon et des États-Unis ». Les vertus du libre-échange généralisé n’ont pas encore atteint le futur président de la République, qui ne demande pas, par ailleurs, la mise en place d’un marché unique. La proposition n° 12 est même consacrée aux conditions posées à l’adhésion du Portugal et de l’Espagne à la CEE, qui constituent autant de garanties pour les travailleurs français dans les secteurs agricole, industriel et de la pêche.
L’avenir de la CEE n’est à l’évidence pas le souci premier de François Mitterrand ; tout au plus évoque-t-il rapidement la nécessité d’une « application stricte du traité de Rome » et, à propos du marché commun, la « poursuite de la démocratisation de ses institutions et la mise en œuvre immédiate de ses dispositions sociales. » L’Europe idéale, salvatrice et rédemptrice, n’est donc pas encore d’actualité : point de grands projets pour l’avenir, point d’unification et d’intégration politique à l’horizon, aucune affirmation emphatique sur la noblesse d’une Europe parée de toutes les vertus. Le texte ne s’y prête sans doute pas, mais l’époque encore moins ; l’Europe n’est encore que la CEE, dont l’importance semble devoir rester subalterne ; aussi les socialistes ne lui consacrent-ils que quelques réflexions techniques dénuées de relief.
Cinq ans plus tard pourtant, le 14 février 1986, est signé l’Acte unique, qui prévoit la réalisation d’un espace économique sans frontières à compter du 1er janvier 1993. Une semaine auparavant, le 7 février, le président Mitterrand prononce à Lille un discours important dans le cadre de la campagne pour les élections législatives. Il y parle de la politique étrangère de la France dans les termes suivants :
« L’axe majeur, l’axe premier de la politique extérieure de la France, c’est l’Europe. Il ne faut pas que l’Europe échoue. […] Peu à peu, par le canal d’un marché unique […] 320 millions d’Européens vont pouvoir bâtir ensemble la puissance économique et commerciale qui fera de l’Europe la première puissance du monde ! Certes, il y manquera le couronnement politique […]. Eh bien, c’est à cela que la France travaille […], parce que les Français ont désormais compris que la dimension européenne était leur façon à eux d’être français, de le rester, de grandir, de développer leur langue. »
Le contraste qui oppose ce discours aux « 110 propositions » est saisissant. L’Europe, qui n’était rien ou presque, est devenue un impératif catégorique, auquel les Français doivent se rallier parce qu’ils peuvent tout en espérer : la puissance économique, la puissance politique, le développement culturel. Il ne faut donc pas qu’elle « échoue ». La conversion du président français à l’idéologie européenne naissante est remarquable par sa soudaineté et par son intensité. En quelques années, en quelques mois peut-être, F. Mitterrand est devenu un européiste zélé, l’un des premiers et l’un des plus fervents, ce que son second septennat confirmera amplement.
Cet européisme est la bouée de sauvetage historique qui empêche les socialistes de se noyer au moment même où leur projet de transformation économique et sociale sombre, victime du raz-de-marée néolibéral qui emporte alors la planète. Pour survivre au désastre, ils ont certes dû boire la tasse, mais son contenu ne leur a pas déplu. Maintenus à flot par leur foi nouvelle, ils ont désormais pour boussole une volonté féroce de survivre politiquement à leur mutation ; d’où leur zèle européiste, qui ne peut être que celui de nouveaux convertis. S’ils ne sont pas les seuls – le RPR historiquement gaulliste suit une trajectoire comparable sous la houlette de J. Chirac -, ils sont ceux dont le parcours a été le plus erratique. Aussi leur faut-il faire bonne figure, rivaliser d’ardeur et d’enthousiasme pour cette « Europe » dont ils attendent tout désormais.
La rapidité avec laquelle les cadres du parti jettent aux orties leurs oripeaux pour endosser les habits neufs du nouveau libéralisme européiste en dit long sur sa force d’attraction. La journée du 21 mars 1983 est souvent mise en avant par les historiens comme emblématique de la mue idéologique du président Mitterrand et, à sa suite, de celle du parti socialiste. C’est en effet ce jour-là que l’Élysée annonce le maintien de la France dans le Système Monétaire Européen, dont la priorité est la lutte contre l’inflation plutôt que celle contre le chômage. Par ailleurs, cette date capitale démontre exemplairement la consubstantialité du libéralisme et de l’européisme : l’adhésion à l’un vaut adhésion à l’autre ; il n’est désormais plus possible de distinguer « l’Europe », devenue une idéologie, du néolibéralisme dont elle tire sa substance et sa force inédite.
Ce néolibéralisme est à comprendre dans sa dimension englobante, c’est un libéralisme total qu’on aurait tort de réduire à un simple discours moderniste en matière économique ; il est d’une ampleur telle qu’il remanie des éléments profonds, d’ordre culturel, et c’est cela même qui rend concevable pour les dirigeants ces changements économiques à la surface des choses : les réjouissances néolibérales des années 1980 (privatisation, dérégulation, financiarisation) n’ont pu être conçues et acceptées, au plan économique, que parce qu’elles se greffaient souterrainement sur des éléments culturels nouveaux, qui en étaient la condition. Au premier rang de ces éléments figure bien un individualisme d’un genre nouveau, que Marcel Gauchet résume dans la formule « idéologisation des droits de l’Homme » (La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, collection Tel, 1999).
Depuis cette époque, les européistes fervents sont très majoritaires dans les milieux cultivés de gauche : politiques, journalistes, universitaires, écrivains… toute la France qui pense et qui discourt bruyamment dans l’espace médiatique se convertit avec zèle à une idéologie qui n’existait tout simplement pas aux premiers temps de la construction européenne. Si la foi européenne animait quelques individus ou groupes isolés, l’idéologie européiste n’était pas encore d’actualité.
Mais il est dit que désormais le peuple, celui de gauche notamment, n’aura plus le choix : face à « l’Europe », il lui faudra se soumettre, puisque tous les partis fréquentables qui sollicitent son suffrage sont devenus peu ou prou européistes. Il lui faudra alors se soumettre pour mieux se démettre, la catégorie « peuple » n’ayant pas vocation à survivre politiquement à la construction européenne, pour le plus grand bonheur des individus détachés, pacifiques et prospères de l’Europe idéale. Ce discours culpabilisateur destiné à frapper d’interdit toute analyse critique de la construction européenne fonctionnera avec une remarquable efficacité jusqu’au referendum de 2005, au cours duquel une majorité de citoyens rejettera le projet de « constitution » pour l’UE en dépit du matraquage médiatique destiné à l’intimider.
Aujourd’hui, force est de constater que ce projet a échoué, laissant la gauche orpheline : en lieu et place de l’union grandiose et rédemptrice qui devait souder les Européens les uns aux autres s’est installée une structure bureaucratique chargée de faire régner les canons de la modernité néolibérale dont seule une minorité privilégiée tire profit ; cette bureaucratie techno-financière est forte des pouvoirs qui lui ont été transférés en provenance des États jusque-là souverains, dans le cadre de ce qui s’est avéré être une véritable entreprise de dépossession démocratique. La gauche française, à la suite de Mitterrand, aura défendu corps et âme ce projet, jusqu’à l’anéantissement électoral de ses structures partisanes, victimes d’une légitime colère populaire.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Entre « l’Europe » et le peuple, les socialistes français ont toujours choisi, depuis 1986, la première au détriment du second.
Source : Eric Juillot – ELM