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ALLAST

ALLAST

L’Inspection du travail a pour fonction de contrôler et de suivre si les dispositions des conventions collectives ou du Code du travail sont correctement appliquées dans les entreprises. Quant aux inspecteurs du travail, ils se doivent d’informer et de conseiller les employeurs, les employés et les représentants du personnel sur leurs obligations et sur leurs droits.

Gérald le Corre officie à ce poste depuis vingt ans. Également délégué syndical CGT en Seine-Maritime, on l’a aperçu, au lendemain de la catastrophe industrielle de Lubrizol, en 2019, dans le collectif du même nom qui s’est créé.

Nous discutons avec lui de ce qu’il qualifie à regret de « mission impossible » : protéger comme il se devrait les travailleurs et les travailleuses.

On compte environ un inspecteur pour 10 000 salariés. Peut-on parler d’une situation de sous-effectif ?

 

Il y a toujours débat avec notre administration centrale sur les chiffres, mais tout le monde est à peu près d’accord sur le constat : le nombre d’inspecteurs du travail baisse par rapport à la population salariée. Il y a des suppressions de postes, d’où ce nombre d’un inspecteur pour 10 000 salariés. Ce n’est pas toujours parlant donc l’autre chiffre qu’on peut retenir, c’est environ un millier d’entreprises par inspecteur du travail. Je serais tenté de dire que le mot « sous-effectif » est faible ! D’autant que la santé au travail est un des multiples thèmes que doit contrôler l’Inspection du travail. Il y a aussi la question des embauches, le recourt à l’intérim et aux CDD, les horaires de travail, les salaires, les congés payés, le fonctionnement de toutes les institutions représentatives du personnel — en tout cas, celles qui restent —, la formation professionnelle… Donc ça a toujours été mission impossible, mais c’est une situation qui empire d’année en année.

 

Vous mentionnez les institutions représentatives du personnel : en 2017 les ordonnances Macron ont mis fin aux Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pour les fusionner dans le Comité social et économique (CSE). Commence-t-on à voir les effets concrets d’une telle mesure ?

« Le nombre de représentants du personnel qui peuvent s’investir sur les questions de santé au travail a été divisé par six ou sept dans les grosses entreprises. »

On commence à avoir un certain recul. En grande partie, les missions qui étaient celles du CHCST ont perduré. Le droit de faire des enquêtes sur les accidents du travail et les maladies professionnelles existe encore, les alertes pour danger grave et imminent aussi, le droit à recourir à des expertises aux risques graves perdure, tout comme les visites d’inspection dans les ateliers et sur les sites. Pour les entreprises du privé qui sont passées en CSE, il y a des effets assez différenciés. Pour les grands sites, sur un périmètre donné il y avait plusieurs CHSCT : par exemple pour Renault à Cléon, ou pour la raffinerie Total à Gonfreville, on est passé de sept CHSCT à un seul, à travers le CSE. Donc le nombre de représentants du personnel qui peuvent s’investir sur les questions de santé au travail a été divisé par six ou sept dans les grosses entreprises où il y avait un maillage plutôt fin. Pour les entreprises de taille plus modeste — entre 50 et 300 salariés —, on a à peu près le même nombre de personnes1. On ne perd donc pas en termes de représentants, par contre on retombe sur les mêmes militant⋅es qui ont un cumul d’activités.

 

Cumul d’activités qui implique de ne pas pouvoir s’occuper de tous les sujets…

 

Les militants « privilégient » — c’est triste de le dire comme ça — les aspects qui vont permettre de reconduire leur mandat. Un CSE qui ne ferait pas d’activités comme l’organisation des vacances, les prestations pour les enfants, ne serait pas reconduit, quelle que soit sa couleur syndicale. Les questions économiques (emploi, salaire) occupent aussi un temps important. Et en discutant avec les équipes syndicales, on commence à constater que les questions de santé au travail deviennent le parent pauvre de l’activité — comme on l’avait prédit. Même pour les salariés ce n’est pas une priorité : les syndicats sont plutôt attendus sur les activités sociales, les salaires, l’emploi — pour le dire vite. Le CSE va encore arriver à gérer deux choses. Premièrement, toutes les réorganisations et restructurations qui vont impacter la sécurité : il y a une obligation à consulter le CSE donc les camarades vont s’y intéresser a minima. Sur les accidents du travail graves et visibles, l’équipe syndicale va aussi être sur le terrain. Par contre, les risques qui sont moins visibles — risques psychosociaux, expositions aux agents chimiques, usure professionnelle liée à des postures contraignantes, etc. —, ne sont pas dans le haut des priorités et donc souvent non traités.

[A., 20 ans, est venu de Bulgarie pour travailler et aider sa mère : il travaille comme marbrier | Loez]

Et l’arrivée du Covid dans tout ça ?

 

C’est un exemple intéressant. Dans un premier temps on a eu énormément d’appels : sur les masques, la décontamination. Mais en fin de compte, sur la Seine-Maritime, il n’y a, à notre connaissance, aucune enquête de CSE sur les causes des clusters professionnels. Dans un hôpital du département, ils ont eu plus de 150 cas de Covid dans le personnel, des tracts et des mobilisations, mais pas d’enquête ni de demande d’expertise pour risque grave. Ils pourraient utiliser un droit à l’expertise pour qu’un expert vienne investiguer le cluster : même ça, ce n’est pas fait. Parce que les camarades nous disent que dans la santé, les préoccupations sont sur les salaires, les effectifs. Dans d’autres secteurs, c’est s’occuper des collègues en chômage partiel, etc.

 

Vous dénoncez les multiples réformes qui ont porté atteinte à l’Inspection du travail, car elles auraient pour objectif de mettre au pas les inspecteurs, considérés comme trop indépendants. Vous relevez aussi de nombreuses pressions subies par les inspecteurs de la part du ministère… Pouvez-vous expliquer ?

« Le ministère nous demandait clairement de ne pas appliquer le Code du travail au début de la pandémie. »

Avant le Covid, les pressions portaient plutôt sur l’orientation des actions de contrôle selon les priorités du ministère du Travail. Comme la question du travail illégal : c’est pas vraiment le sort des travailleurs qui les intéresse, mais plutôt d’assurer la concurrence libre et non faussée (des boîtes utilisent des sous-traitants avec des rémunérations européennes plus faibles que celles des conventions collectives). Ce n’est pas le fait que les salariés soient payés en dessous qui les préoccupe. On a de plus en plus de campagnes du ministère qui n’ont pas vraiment de sens : faire tant de contrôles sur telle problématique, pour faire du comptage d’actions. Mais peu importe la qualité du contrôle et son effectivité, on ne se demande pas si l’Inspection du travail a été efficace, si elle a les moyens humains et juridiques de travailler. Puis, lors de la crise du Covid, il y a eu l’affaire Anthony Smith — notre collègue qui a été suspendu pour avoir fait son boulot2. Le ministère nous demandait clairement de ne pas appliquer le Code du travail au début de la pandémie. Toute la hiérarchie — le directeur général du travail, les directeurs régionaux — considérait que les masques FFP2 n’étaient pas nécessaires : on nous demandait d’appliquer une politique qu’on décrit comme criminelle. En vingt ans de carrière, ça n’avait jamais été aussi loin que ça !

 

Vous avez réagi comment, du coup ?

 

On a eu une campagne intersyndicale sur la situation de notre collègue d’Anthony Smith, suspendu pour avoir engagé une procédure judiciaire contre une entreprise qui ne protégeait pas ses aides à domicile. La presse en a parlé. Mais on est loin d’avoir gagné : le ministère a reculé partiellement, mais le collègue reste muté pour une faute disciplinaire qu’il n’a pas commise. Il est clair que ça a douché plein d’autres collègues, qui sont assez terrorisés. Et pas seulement sur le Covid, mais aussi dans des dossiers où il faudrait rappeler de manière forte certaines règles à des entreprises. Des collègues nous disent qu’ils ne feraient plus ce qu’ils auraient fait il y a cinq ou dix ans quand ils sentent que le dossier est sensible, notamment avec des entreprises proches du pouvoir. Alors que là, je ne parle que de situations où le droit du travail est clair, explicite, où les sociétés sont en infraction, etc.

[Mamadou Marcizet a cofondé Riders Social Club, une entreprise de livraison à vélo | Loez]

 

Vous avez un exemple ?

 

À Renault Sandouville, les salles de repos étaient trop petites pour respecter les gestes barrières. La direction a eu la bonne idée de faire manger les gens dans les ateliers, où sont utilisés des produits chimiques. Il y a un risque Covid, mais c’est quand même un environnement avec des cancérogènes ! L’inspectrice du travail les a mis en demeure de respecter la réglementation qui interdit de manger dans les locaux de travail, notamment là où sont utilisés des produits dangereux. En pratique, ça passe par la location de bungalows, les mettre sur le parking, pour en faire des salles où les travailleurs puissent manger. En toute illégalité, l’administration a annulé la mise en demeure pour faire plaisir à Renault. Quelques semaines après, la CGT saisissait le tribunal judiciaire du Havre, qui a suspendu la reprise d’activités de l’usine parce que le risque Covid était mal géré. Le jour même de la décision, Murielle Pénicaud, la ministre du travail de l’époque, disait dans la presse qu’il n’y avait pas de risque sanitaire à Renault Sandouville… On avait déjà vu ce genre de décision politique, qui déjuge le travail des agents de terrain, sur des licenciements de salariés protégés, sur des licenciements économiques — je pense à l’affaire de la chemise à Air France. C’est choquant, mais on sait que ce sont des dossiers politiques. Là, on joue avec la vie des travailleurs et des travailleuses alors que la réglementation est claire.

 

Vous avez pointé la responsabilité de l’État en affirmant : « La politique du ministère du Travail en matière d’amiante est une politique criminelle qui continue aujourd’hui d’exposer de dizaines de milliers de travailleurs à un cancérogène qui continue de tuer. » Pourquoi ?

« On intervient trop souvent une fois que les blessés et les morts sont là. »

Effectivement, je confirme ces propos. Il y a la responsabilité de l’État avant 1997 : depuis au moins 1930–1940, il est clair que l’amiante est responsable de milliers de morts. L’État le savait depuis des décennies. En 1997, il y a interdiction d’utiliser l’amiante comme matériau neuf, mais elle est là. Dans tous les bâtiments construits avant 1997 — des usines, des écoles, des logements, etc. — il y a de fortes chances qu’il y ait de l’amiante. On ne sait pas forcément où, mais plus on cherche, plus on va en trouver. Pourquoi je réaffirme que l’État a une politique criminelle ? À la différence de certains sujets qui font débat, il y a un consensus scientifique sur le fait que l’amiante est un cancérogène sans seuil : on peut avoir été très peu exposé, à des quantités très faibles, et développer 20, 30 ou 40 ans après un mésothéliome (cancer de la plèvre). Il y a des veuves d’ouvriers du bâtiment qui ont été femmes au foyer toute leur vie, exposées seulement par le bleu de travail de leur mari qu’elles lavaient, et qui ont été victimes de l’amiante. Malgré ce consensus scientifique, le Code de la santé publique n’impose pas de travaux obligatoires dès lors qu’il y a moins de cinq fibres par litre d’amiante dans l’air. Alors que ce sont des proportions qui vont tuer à termes des travailleurs et des travailleuses. D’ailleurs il y a un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) considérant qu’il faudrait mesurer des fibres qui aujourd’hui ne sont pas comptées dans les cinq fibres par litre. Un rapport du Haut conseil de la santé publique dit que ce taux n’a plus de sens et qu’il faudrait le baisser… Mais le ministère du Travail ne prend pas les mesures pour protéger les travailleurs. Et ce n’est pas le seul produit pour lequel il y a des taux dans le Code du travail qui sont bien supérieurs à ceux dans d’autres domaines. Le conseil d’État a d’ailleurs récemment exigé que la valeur limite concernant les poussières soit abaissée.

 

Vous avez aussi mis en cause la responsabilité de l’État sur le dossier de l’entreprise Saipol à Dieppe : vous avancez qu’un défaut de contrôle a causé la mort de deux personnes en 2018.

 

Je précise : quand on dit « responsabilité de l’État », ce n’est évidemment pas la responsabilité des collègues. À l’Inspection du travail de Dieppe, ils ne sont plus que deux depuis quelques mois, ce n’est donc pas une responsabilité individuelle. Ce qu’on a voulu mettre en avant, en tout cas au titre de la CGT, c’est un accident assez surréaliste. Souvent, il y a des accidents du travail qui trouvent leur cause dans une infraction imputée à l’employeur. Là ce n’est pas une infraction, mais un nombre considérable ! La direction de l’entreprise Saipol a demandé aux salariés sous-traitants de continuer à travailler alors que tous les signaux montraient qu’il y avait un risque d’explosion. C’est tellement flagrant que je ne trouve pas les mots pour le dire ! Il ressort des investigations menées par les services de police qu’on aurait pu découvrir ces infractions avant si les services de l’État et l’Inspection du travail avaient eu les moyens humains de faire les contrôles nécessaires. Il y a pratiquement un millier d’entreprises à visiter par agent, et sur un établissement comme Saipol, il y a plein d’autres risques que l’explosion : risque chimique, chute de hauteur, incendie… L’Inspection du travail a réussi à investiguer et a eu un rôle assez prépondérant sur la mise de œuvre de l’action pénale contre la direction de Saipol. Par contre, on intervient trop souvent une fois que les blessés et les morts sont là. Si on n’était pas 1 800 sur le territoire, mais je ne sais pas combien de fois plus, on serait peut-être davantage en capacité d’éviter les morts. C’est dans ce sens là que la question de la responsabilité de l’État est posée.

[Travail d'abattage d'arbre à Pantin | Loez]

De même que sur la catastrophe de Lubrizol ?

 

C’est un autre dossier que je connais très bien. À l’endroit où le feu a pris, il n’y avait aucun dispositif de détection d’incendie. Et il est clair que la direction de la DREAL et le préfet avaient connaissance du fait que c’était une zone qui pouvait prendre feu, comme indiqué dans l’étude de danger, sans aucun dispositif de protection. Ça renvoie donc à des questions politiques, au rôle de l’État et à sa position entre la protection de la santé des travailleurs et des riverains et celle des intérêts économiques. Sur le dossier Lubrizol, il y aura une action judiciaire contre l’État, parce qu’il a fauté et qu’il est coresponsable, du moins complice de ce qu’on appelle un crime industriel.

 

Vous avez activement pris part au Collectif unitaire Lubrizol. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur sa constitution et son rôle ?

« Ça renvoie à des questions politiques, au rôle de l’État et à sa position entre la protection de la santé des travailleurs et des riverains et celle des intérêts économiques. »

Avec des camarades de la CGT, on a rapidement débriefé et publié un communiqué le matin même. Mais on s’est vite dit que la CGT ne pouvait pas rester seule. On savait comment ça s’était passé à AZF : le patronat et le gouvernement allaient vouloir opposer les syndicats de travailleurs aux riverains, à ceux qui défendent l’environnement. Donc on s’est dit qu’il fallait travailler avec tout le monde, même si on n’allait pas être d’accord sur tout. Dès le lendemain, on a proposé un premier appel à manifester dans lequel il y avait déjà toutes les revendications reprises par le collectif unitaire : protéger les travailleurs, les riverains et la planète, obtenir justice et vérité sur le dossier, avoir un suivi médical des travailleurs et des populations exposées. Le collectif est composé d’organisations syndicales (CGTFSU, Solidaires, le syndicat des avocats de France, la Confédération paysanne, un syndicat de médecins), d’associations (Greenpeace, Attac, FNE, Génération future, Alternatiba, les Jeunes pour le climat), de partis politiques — en gros toutes les formations à la gauche du PS. Le collectif se réunit une fois par mois, sort un bulletin mensuel. Récemment on a manifesté à l’occasion des dix-huit mois de la catastrophe, on re-manifestera pour les deux ans au mois de septembre. On continue d’interpeller sur les questions de suivi médical, sur les réglementations insuffisantes, on suit avec attention la procédure pénale. Donc c’est un collectif qui vit, même s’il y a parfois un petit sentiment d’usure. Mais on est attaché à essayer de faire le lien : ici c’est Lubrizol, à Paris c’est la cathédrale Notre-Dame avec le plomb, à Fos sur Mer c’est la pollution pétrochimique, etc. Il faut arriver à faire la jonction de tous ces collectifs qui militent sur la question du risque industriel, en essayant d’intégrer à la fois les gens qui travaillent dans les usines et ceux qui sont à l’extérieur. Mais ce n’est pas simple. On est aussi en lien avec les camarades qui suivent la situation à Toulouse, car il y aura les vingt ans de l’explosion d’AZF. On espère qu’il y aura une manifestation qui ne soit pas que commémorative, mais qui prenne aussi un axe revendicatif. Parce qu’il n’y aura que dans le « tous ensemble contre les risques industriels » qu’on sera en capacité de faire pression a minima pour renforcer la législation, pour obtenir que les industriels arrêtent de jouer avec nos vies.

 

L’une des difficultés est celle du temps long lié à certains risques : quelques jours après l’incendie de l’usine Lubrizol, un article intitulé « Lubrizol : la catastrophe n’a pas (encore) eu lieu » était publié…

 

… Un très bon texte de Renaud Bécot, oui ! Sur la partie historique, il explique comment la réglementation censée nous protéger est surtout une réglementation qui protège les intérêts des industriels. S’il n’y a pas de pression de notre part, il n’y aura pas de poursuites, ou des condamnations tellement dérisoires que ça s’apparente à de l’argent de poche pour les multinationales, à un droit à polluer.

[Port de pêche du Guilvinec, Bretagne, 2008 | Loez]

L’auteur pointait aussi le fait que les maladies et les cancers, on les verrait arriver dans plusieurs années. Quand les salariés se rendent comptent qu’ils sont malades, ils ne sont peut-être plus à l’usine.

 

Voire ils ne savent même pas qu’ils sont malades du travail ! Par exemple, dans le cas des anciens verriers de Givors3, ils se sont aperçus des maladies après la fermeture de l’usine. Ils ont pris conscience du risque auquel ils étaient exposés « grâce » à ça. Quand des travailleurs apprennent qu’ils ont un cancer ou une pathologie grave, je ne peux pas m’empêcher de leur poser des questions : quel type de cancer ? est-ce qu’ils ont cherché un lien avec le travail ? Même des militants syndicaux ne pensent pas à chercher. Et les médecins de ville demandent rarement quelle activité professionnelle vous faites. Si vous leur dites votre métier, ils ne vous interrogent pas sur les conditions dans lesquelles vous faites ce métier, les produits que vous avez utilisés. On a donc surtout des malades qui s’ignorent et ne se rendent pas compte des causes. C’est vrai pour les cancers, mais aussi pour les troubles musculo-squelettiques. Par exemple, toutes les études de médecine disent qu’à moins de faire du tennis 5 à 6 heures par jour, si le canal carpien est abîmé, c’est dû au boulot. Or, sur 130 000 opérations du canal carpien par an, il y en a environ 12 000 qui sont reconnues en maladie professionnelle ! Donc il y a un taux de sous déclaration de 90 %. C’est un problème majeur que personne ne veut voir. Ça arrange bien le ministère du Travail et le patronat que tout ça soit payé par la Sécurité sociale et non par la caisse assurance accidents du travail et maladie professionnelle. Ça augmenterait ce qu’ils appellent le « coût du travail » ! Donc on peut laisser les travailleurs crever au boulot, il ne faut pas qu’ils sachent que c’est le boulot qui les tue.

 

 

 

Après vingt ans dans l’Inspection du travail, avez-vous vu une évolution sur la nature des maladies professionnelles et des souffrances au travail ?

« Il y a parfois des situations où les collègues ne voient pas les malades. 

Sur la partie risque psychique, on voit une grosse différence — que ce soit pour le secteur public ou privé. Avant l’Inspection du travail, j’ai travaillé dix ans dans le privé, y compris dans des grosses boîtes, donc j’ai aussi ce recul là. Le pilotage par objectifs a augmenté, la mise en concurrence des uns avec les autres aussi, le système de primes est devenu individuel, etc. Tout ça pèse de plus en plus sur le mental des salariés. D’autant que reconnaître sa souffrance au travail n’est pas facile. Même à l’Inspection du travail, il y a une multiplication de situations où les collègues, enfin, reconnaissent qu’ils n’en peuvent plus. Ils se rendent compte que ce n’est pas qu’eux le problème, mais bien le cadre de travail. Je ne sais pas comment on va sortir de cette crise du Covid, avec le télétravail qui s’est généralisé et s’est ajouté à tout ça. Pour les salariés en télétravail, c’est terrible. Et ceux qui sont restés à leur poste ont travaillé plus : la productivité a augmenté car ils ont dû faire avec des collègues absents. Combien de temps ils vont tenir ? Beaucoup de syndicats sont encore partiellement « confinés », ce qui n’aide pas.

 

Vous avez affirmé que « l’ensemble du monde du travail ne peut pas bénéficier de ce service public qui devrait être au service d’une réglementation censée protéger les travailleurs ». De même que certains salariés sont hostiles aux syndicats, on imagine que certains voient l’Inspection du travail d’un mauvais œil. Comment « travailler » avec ces personnes-là ?

 

Ça prend du temps. Un exemple : dans le secteur du bâtiment, on a le pouvoir d’arrêter temporairement les travaux en hauteur s’il y a un risque de chute mortelle. Ça crée toujours débat avec des travailleurs qui sont souvent dans le déni du risque ; ils ont l’impression qu’on est là contre l’activité. Bien sûr il y a eu des engueulades, des énervements de la part de travailleurs. On essaye de leur faire prendre conscience que s’il manque un garde-corps, un filet, il y a un risque de chute à 5 mètres de haut… Si un couvreur ou un cordiste avait vraiment conscience des risques réels au quotidien, il ne pourrait pas aller bosser, il aurait la boule au ventre. Donc il y a un déni du risque du point de vue du travailleur. Quant il s’agit de cancérogènes, c’est plus compliqué. Il y a parfois des situations où les collègues ne voient pas les malades. Ils ont d’abord des maladies, ils sont arrêtés (quand les médecins font le nécessaire en terme de diagnostics), certains pensent qu’il y a un lien avec le travail, mais ils sont déjà arrêtés depuis 6 mois, un an, deux ans… et ont peu de lien avec le collectif de travail. Quand on a l’impression que l’inspecteur du travail fait du pinaillage parce que la valeur limite de tel produit est tout juste dépassée, on leur dit d’une part qu’ils risquent d’attraper le cancer — et ils ne veulent pas entendre ça —, d’autre part leur patron dit « N’écoutez pas l’Inspection du travail sinon on va fermer l’usine ». Le Giscop 93 travaille sur ces questions et démontre que pour plusieurs types de cancers, les expositions professionnelles sont prépondérantes. En Italie, la justice va chercher parmi les malades, reconstituer leur carrière professionnelle pour voir si la maladie ne peut pas provenir du travail ou des pollutions industrielles. En France, on n’est pas capable de faire ça ! Il y a énormément de cancers, on nous rabat que les causes sont le tabac et l’alcool, alors que si on cherchait on verrait sûrement que des atteintes sont liées à des expositions professionnelles ou environnementales.

Simone R. a travaillé toute sa jeunesse dans la ferme de ses parents avant d'être embauchée à 14 ans comme "bonne de ferme" puis, plus tard, comme "femme à tout faire" auprès d'une famille bourgeoise | Loez]

Vous avez été exclu du Comité régional d’orientation des conditions de travail (CROCT) et de l’Observatoire du dialogue social début 2019. Pour quelles raisons ?

 

Ce n’est pas le fait que je sois dans ces organismes qui dérange le ministère du Travail. Je suis connu pour ma franchise, pour dire les choses dans la presse quand ça ne va pas, pour avoir un mandat interprofessionnel à la CGT, faire des communiqués. Ce qui les embête, c’est qu’à travers des dossiers comme Saipol ou Lubrizol, on a pris un point de vue ne mettant pas seulement en cause le patronat, mais aussi l’État au plus haut niveau. Alors, c’est toujours juste de taper sur les grandes multinationales ou sur les patrons de PME qui ne respectent rien. Mais au fur et à mesure des dossiers, on a mis en évidence les manquements de l’État — qui doit garantir la protection effective de la santé des travailleurs. Ça, ça ne plaît pas. Cracher sur Total ou Renault, je ne dis pas que ça fait plaisir au ministère du Travail, mais critiquer l’État pour son inaction, dénoncer le fait qu’il est responsable de milliers de morts et de malades professionnels qu’on pourrait éviter avec des actions de prévention, des renforcements d’effectif, des moyens juridiques, c’est la limite. Sur le cas France Télécom, on aurait pu faire quelque chose. Certes, il y a eu un procès et une condamnation de l’entreprise mais aujourd’hui on retrouve partout la politique de management de France Télécom ! Elle est dans plein de boîtes, dans plein de services publics… Donc aujourd’hui la punition c’est d’être viré du CROCT, de l’Observatoire, puis réintégré, reviré… On va continuer cette bataille juridique mais ces exclusions sont un moyen de mettre la pression indirectement sur nos collègues — comme avec la suspension d’Anthony Smith. Pour les plus jeunes, y compris des copains de la CGT, de Solidaires, de la FSU, ça a des répercussions.

 

Avec les taux de chômage qu’on connaît, la précarité, le chantage à l’emploi n’est pas anecdotique. Dans les combats pour la santé au travail, le nœud le plus difficile à dénouer semble être celui entre le travail et les circonstances dans lequel il s’exerce. N’est-ce pas finalement la question de ce qu’on veut produire et dans quelles conditions, qu’il faudrait poser de manière plus profonde ?

 

Oui, c’est ce qu’on essaie de faire dans nos réunions syndicales. On tente de renouer avec les sources d’un syndicalisme révolutionnaire, un syndicalisme de transformation sociale. On sera toujours là sur la question de l’emploi, des salaires, de la durée de travail — les revendications immédiates. Mais quel est le sens du travail si c’est pour produire des choses qui tuent la planète ? Que les ouvriers et ouvrières se tuent au travail, n’arrivent pas à l’âge de la retraite ou soient malades ? C’est loin d’être simple dans la CGT, mais il y a une prise de conscience qu’il faut articuler les revendications immédiates avec la perspective de transformation de la société. Avoir une CGT qui se définit comme anticapitaliste — un mot qu’on utilise dans les manifs, dans nos tracts — pose moins de problème aujourd’hui que dans les années 1990. Il faut être utopiste, d’une certaine manière ! Quel modèle de société ? comment ça fonctionne ? Je ne sais pas s’il faut l’appeler le communisme, le socialisme, certains l’appellent l’autogestion, d’autres encore une société débarrassée du capitalisme… Quoi qu’il en soit, le fait de revenir sur ces notions va dans le bon sens. Mais le rapport de force est extrêmement compliqué.


Photographie de bannière : Loez
Photographie de Gérald le Corre : France 3 Normandie


  1. En cumulant ceux qui étaient CHCSTCE et DP, par rapport à ceux qui sont CSE.
  2. Dans la Marne, en pleine première vague de Covid, l’inspecteur du travail Anthony Smith exigeait que les salariées d’une association d’aide à domicile disposent de protections (comme des masques). En avril 2020, il est mis à pied par sa hiérarchie, puis a ensuite été sanctionné par une mutation.
  3. Voir Qui a tué les verriers de Givors ?, de Pascal Marichalar, La Découverte, 2017.
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