FRUSTRATION
La Sécurité sociale est critiquée à longueur d’année : elle serait un poids insupportable pour l’économie et les entreprises, elle encouragerait aux abus quand ce n’est pas à l’assistanat et à la fraude. Cependant, jamais on interroge aussi systématiquement l’alternative à la Sécu : les complémentaires santé. Or les complémentaires, en plus d’être injustes socialement, sont quatre à six fois plus chères que la Sécu ! Arrêtons de vivre au-dessus de nos moyens : intégrons les complémentaires santé dans la Sécurité sociale !
L’articulation Sécurité sociale / Complémentaires santé pour celles et ceux qui n’y comprennent rien
Tous les ans, on va chez le médecin, à l’hôpital, on achète des médicaments… La comptabilité nationale calcule plusieurs indicateurs de dépense (on pourrait dire de production [1]) liés à la santé. Le plus courant de ces indicateurs s’appelle la Consommation de soins et biens médicaux (CSBM). Elle prend en compte les dépenses hospitalières et en soins ambulatoires (médecins, sages-femmes, auxiliaires de santé, dentistes, médicaments, transports médicaux, etc.). Qui paye ? En 2018, 78,1% des soins étaient remboursés par la Sécurité sociale. L’Etat contribue à hauteur de 1,5% au financement. Cela fait, au total, un financement public à hauteur de 79,6%.
Qui paye le reste ? Les ménages directement bien entendu, c’est ce qu’on appelle le reste à charge des ménages (7% de la CSBM), et les complémentaires santé à hauteur de 13,4%. Attention, ces chiffres sont des moyennes et les taux de remboursement divergent grandement en fonction du type de soins. Le couple Sécu/Etat finance 92,8% des soins hospitaliers. A l’inverse, les complémentaires financent 5,2% des soins hospitaliers, 21,6% des soins de ville et 12,5% des médicaments. Elles sont par ailleurs très présentes sur ce que la statistique publique appelle les autres biens médicaux (dont l’optique) où elles représentent 38,8% des financements.
Mais qu’appelle-t-on complémentaire santé ? C’est en fait une expression générique qui désigne trois types de structures juridiques distinctes ayant pour fonction de financer des soins : les mutuelles, les institutions de prévoyance et les sociétés d’assurances. Les mutuelles, régies par le Code de la mutualité, n’ont pas de but lucratif et sont (théoriquement) gérées par les cotisants. Par exemple, Harmonie mutuelle ou la MGEN. Les institutions de prévoyance, régies par le Code de la Sécurité sociale, couvrent les risques sociaux sans but lucratif et de manière paritaire (les comités d’administration sont composés à part égale de représentants de salariés et des employeurs), comme Humanis et Malakoff-Médéric. Les sociétés d’assurances, dépendant du Code des assurances, sont des entreprises capitalistes comme les autres : elles sont dirigées par les propriétaires du capital et ont un but lucratif, telle que par exemple Allianz Santé.
Demander à une économiste de santé quelle est la meilleure complémentaire c’est comme demander à un économiste de la finance de marché où il faut placer ses actions : on ne sait pas, on sait juste que c’est le bordel et qu’il faut en sortir !
En 2017, on comptait 474 organismes de complémentaire santé : 346 mutuelles, 103 sociétés d’assurances et 25 institutions de prévoyance. Sous cette apparente domination des mutuelles, il faut noter au contraire l’extrême concentration qu’elles ont engagé ces dernières années : elles étaient 1 702 en 2001. La tendance du marché des complémentaires santé est double : concentration en grands acteurs et mimétisme dans les pratiques – sous le poids de la concurrence les acteurs non marchands tendent à adopter les comportements marchands.
Au final, on se retrouve avec un système très complexe et ça bousille le quotidien. Est-ce que j’ai les moyens de changer de lunettes ? Combien va me rembourser la mutuelle ? Et la sécu ? Est-ce que je dois garder ma mutuelle qui porte les fameuses valeurs mutualistes ou est-ce que ce n’est pas plus rentable d’aller du côté des assurances qui semblent proposer des prix plus attractifs ? Comment je fais pour trouver une mutuelle si je suis d’une santé fragile et que mon assureur le sait ? Ça veut dire quoi être remboursé 200% du tarif Sécu ? Chez quel professionnel de santé je dois me rendre si je veux être correctement remboursé ? Pourquoi je dois déposer des jours de congés pour faire des devis pour mes soins dentaires et finir par me rendre compte que je n’ai pas les moyens ? Pas d’inquiétude, même les économistes de la santé se posent ce genre de question… sans avoir de bonne réponse ! Demander à une économiste de santé quelle est la meilleure complémentaire c’est comme demander à un économiste de la finance de marché où il faut placer ses actions : on ne sait pas, on sait juste que c’est le bordel et qu’il faut en sortir !
Mais la complexité ne s’arrête pas là. Les pouvoirs publics ont pris conscience que tout un tas de gens n’avaient pas les moyens de se payer des soins essentiels en s’achetant les services d’une complémentaire santé. D’un côté, ils ont donc mis en place des systèmes « filets de sécurité » pour les plus pauvres : CMU, CMU-C, ACS, PUMA, C2S, etc. Ces dispositifs évoluent sans cesse, les uns remplaçant les autres sans recouvrir exactement les mêmes propriétés. D’un autre côté, l’Etat a inventé quelque chose de très rigolo : les complémentaires santé… obligatoires. Avec l’accord national interprofessionnel de 2013, la loi généralise les complémentaires santé d’entreprise. Les employeurs ont l’obligation de proposer une complémentaire santé et de participer à son financement – en contrepartie d’avantages fiscaux bien entendu. Ça a la couleur de la Sécu, ça a le goût de la Sécu mais c’est de la complémentaire santé !
Les complémentaires santé, un système archaïque et conservateur
Le mouvement contemporain d’expansion des complémentaires santé pourrait faire croire que c’est un mode de financement neuf et performant qui remplace l’archaïsme de la Sécurité sociale. En fait, c’est l’inverse.
En France, l’Etat a très longtemps refusé de mettre en place des assurances santé publiques. Notre système de santé trouve une grande partie de ses origines dans la mutualité. Si une partie de l’histoire mutualiste est subversive du capitalisme et de l’Etat, à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle, et surtout après la Commune de Paris, la mutualité devient un instrument de médicalisation de la société… et de contrôle social. Les mutuelles sont gérées par des notables (soit de l’Empire napoléonien, soit de la IIIème République) qui contrôlent durement l’accès des cotisants aux soins. Ils le font par exemple par la présence de membres honoraires qui participent à la gestion et apportent des fonds importants, sans avoir le droit aux prestations. L’idée de la classe dirigeante est de moraliser la classe ouvrière – c’est-à-dire de lui faire accepter le capitalisme et renoncer à l’affrontement avec les patrons. Même lorsque l’Etat finit par accepter de mettre en place avec les assurances sociales (obligatoire) de 1928-1930, il en donne la gestion directement ou indirectement aux mutualistes.
Ainsi, que cela soit avec la mutualité ou avec les assurances sociales publiques de 1928-1930, les caisses étaient dirigées par les classes sociales dominantes : patronat, clergé, professions libérales et intellectuelles, administrations d’Etat, etc. Cette direction se faisait au détriment des bénéficiaires puisque les cotisants étaient systématiquement suspectés de fraude ou d’abus. La moralisation de la classe ouvrière se donnait à voir en n’accordant pas l’aide dans les cas où la maladie était prétendument causée par l’intempérance ou l’imprévoyance. Il était donc extrêmement difficile d’obtenir des droits suffisants permettant l’extension de l’accès aux soins. Par ailleurs, la multiplicité des caisses (mutualistes, patronales, départementales, confessionnelles, etc.), la variété de taux de cotisations et l’absence d’obligation de cotisation étaient source de frais de gestion très importants qui minaient l’efficacité globale du système.
La conquête du pouvoir par la classe ouvrière n’est pas du goût de tous et les oppositions à la Sécurité sociale sont d’amblée très importantes : professions libérales et agricoles (dont les médecins), patronat, mutualité, etc.
La Sécurité sociale naît en 1945 après plus d’un siècle de tâtonnement. La Sécu de 1945 rompt avec le paternalisme social d’avant-guerre. Pour la première fois dans l’histoire de la classe ouvrière cette dernière obtient la direction d’une institution économique d’ampleur. A cette époque (cela a changé depuis), la Sécu ce n’est ni l’Etat, ni la mutualité, ni le capital. Les conseils d’administration du régime général de Sécurité sociale sont élus au ¾ par les ouvriers eux-mêmes, le 1⁄4 restant revenant aux patronat. Ce changement radical rend possible un autre regard sur le recours aux prestations. La classe ouvrière, qui a connu la guerre et qui connaît le rationnement dans une économie de pénurie, sait que le recours aux prestations ne relève pas de l’abus, mais du besoin. L’enjeu n’est alors pas de limiter le recours aux soins, mais d’organiser le financement et la production de soins nécessaires.
La conquête du pouvoir par la classe ouvrière n’est pas du goût de tous et les oppositions à la Sécurité sociale sont d’emblées très importantes : professions libérales et agricoles (dont les médecins), patronat, mutualité, etc. La Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) s’oppose à la Sécurité sociale d’autant plus logiquement qu’elle a largement collaboré sous Vichy et salué la Charte du travail. La FNMF reproche à la Sécurité sociale d’être le fruit d’un pouvoir illégalement constitué (le gouvernement provisoire) et, selon Gaston Tessier, syndicaliste CFTC membre du Conseil d’administration de la FNMF, elle serait même une menace totalitaire. Jusqu’à l’Assemblée nationale, l’opposition à la Sécu est féroce. Dans un grand débat organisé en juillet 1949 des députés du gouvernement et d’opposition expliquent en quoi le recours à la mutualité serait plus efficace économiquement et socialement qu’une Sécurité sociale intégrale.
Ce n’est que progressivement que ces derniers vont réussir imposer la thématique du « trou de la Sécu » et l’étatisation de l’institution au détriment des cotisants. Commencent alors les politiques de déremboursement et de promotion des complémentaires.
Face à cette contestation précoce, les ambitions pour la Sécurité sociale sont immédiatement revues à la baisse et une place est ménagée pour la mutualité. Le cas du ticket modérateur est intéressant. Il s’agit d’une invention de la mutualité au siècle précédent pour modérer le recours des assurés aux prestations. Les cotisants achètent un carnet de ticket et, lorsqu’ils consultent un médecin, ils donnent le ticket au médecin qui le rend ensuite à la mutuelle pour obtenir ses honoraires. En contribuant au financement des soins, le patient modère sa demande de soin, ce qui aurait pour effet d’éviter… les abus. La Sécu de 1945 prévoit de maintenir le ticket modérateur à 20% du coût total des soins. Comme on le sait aujourd’hui, les assureurs vont progressivement se faire un plaisir de financer cette part non financée par la Sécu. En plus du maintien du ticket modérateur, d’autres dispositions permettent à la mutualité de poursuivre ses activités : la loi Morice permet aux mutuelles de se constituer en section locales agissant pour la Sécurité sociale, la gestion du régime obligatoire des fonctionnaires est confiée à la mutualité, etc.
Malgré ces décisions, la part de la consommation de soins et biens médicaux financée par la Sécurité sociale augmente jusqu’à un pic en 1980. En 1980, 80% de la consommation de soins et biens médicaux est financée par la Sécurité sociale contre seulement 51% en 1950. En dépit des critiques précoces à l’institution, comment explique-t-on le développement de la Sécurité sociale ? Par le rapport de force. Sous la pression sociale, la reconnaissance des besoins de santé primait sur les désidératas des opposants à la sécu. Ce n’est que progressivement que ces derniers vont réussir imposer la thématique du « trou de la Sécu » et l’étatisation de l’institution au détriment des cotisants. Commencent alors les politiques de déremboursement et de promotion des complémentaires. Mais, est ce que la promesse de plus d’efficacité est tenue par les complémentaires ?
Les complémentaires santé, ça coûte un pognon de dingue ….
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