Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La guerre de Troie n'aura pas lieu : Giraudoux, Jean: Amazon.fr: Livres

 

   LE BLOG DE 

 

  DESCARTES

Ainsi, je me suis trompé. Non, non, chers lecteurs, ne cherchez pas à me consoler. Dans mon dernier papier, j’avais prédit que la guerre n’aurait pas lieu en Ukraine. Les faits m’ont donné tort. Et si peu de plaisirs peuvent se comparer à celui de l’oracle dont les prédictions commencent à se réaliser, peu d’angoisses sont équivalentes à celle de l’analyste honnête dont la conclusion se révèle fausse. Et puis, il y a la question de la crédibilité : comment pourrais-je me présenter devant ceux de mes lecteurs qui sur la base de mes analyses auront acheté des emprunts russes, et qui sont maintenant ruinés ?

Bon, trêve d’apitoiement. Seuls ceux qui n’essayent pas ne se trompent jamais. J’ai pris le risque d’exposer une analyse et d’en tirer des conclusions, et celui qui fait cela prend le risque de se tromper. J’ajoute que j’avais parfaitement conscience du risque que je prenais, et c’est pourquoi j’ai intitulé mon papier par antiphrase « la guerre d’Ukraine n’aura pas lieu ». Mes lecteurs amateurs de théâtre auront reconnu une référence à la pièce que Jean Giraudoux commit en 1935, « La guerre de Troie n’aura pas lieu » et que je vous conseille de lire ou relire. Dans la pièce, une guerre à laquelle personne n’a intérêt et que tous s’efforcent d’éviter a quand même lieu du fait de l’enchainement tragique des circonstances et de la lâcheté des hommes.

Et puis, comme disait Lénine, le plus grave n’est pas de commettre une erreur, mais de ne pas vouloir la reconnaître. Et une fois reconnue, une erreur devient féconde si l’on arrive à comprendre en quoi on s’est trompé. Dans le cas présent, je pense que l’analyse logique était juste – le contraire serait fort humiliant pour le cartésien que je suis – et que l’erreur ne se trouve pas dans le raisonnement mais dans les prémisses qu’il sous-tend.

Je pense avoir vu juste en pensant que la tension arrangeait tout le monde. Mais je pensais que cette tension ne dépasserait pas une certaine limite parce que je n’ai pas pris en compte un élément qui apparaît aujourd’hui essentiel : l’urgence à agir du côté russe.

Bien entendu, tout cela n’est que supputation à partir des éléments d’information dont je peux disposer. Je n’ai pas beaucoup d’éléments pour savoir quels sont les objectifs réels de Poutine, quel est son projet une fois l’Ukraine vaincue. Il est peu probable qu’un homme connu pour sa mentalité de joueur d’échecs n’ait pas pensé deux ou trois coups à l’avance.

Les références utilisées dans ses discours – que beaucoup de commentateurs occidentaux ont raillé sans chercher à comprendre – donnent une clé de lecture des évènements. Mais il y a dans toute analyse de la situation une bonne partie de spéculation, d’autant plus que la première victime de toute guerre étant la vérité, nous n’avons en termes d’information que ce qu’on veut bien nous dire, c’est-à-dire, beaucoup de bourrage de crâne et fort peu de faits.

Tout d’abord, il faut se rappeler ce que les Russes n’ont pas oublié, à savoir, ce que fut la politique du « cordon sanitaire » dans l’entre-deux-guerres. A l’époque, la priorité était d’endiguer la révolution bolchévique.

Les puissances occidentales s’ingénièrent donc pour entourer l’URSS naissante d’un chapelet d’états aux régimes autoritaires, farouchement anticommunistes, exploitant souvent l’antisémitisme au moyen de l’association « judéo-bolchévisme ». Une politique qui aboutira in fine à la deuxième guerre mondiale et pour la Russie a des horreurs sans nom : le massacre de plus d’un soviétique sur 7, sans compter avec la destruction massive de la partie la plus riche et la plus développée du territoire de l’URSS.

Et voilà que les Russes voient depuis les années 1990 se déployer devant eux un nouveau « cordon sanitaire », qui cette fois n’implique aucune confrontation idéologique, mais qui porte une menace tout aussi réelle. Qui plus est, les Russes peuvent constater que les assurances qui avaient été données à la fin des années 1980 à Gorbatchev comme quoi les anciens pays du pacte de Varsovie ne seraient pas admis à l’OTAN, créant ainsi une zone tampon entre l’Alliance et la Russie, ont été systématiquement violées. On en arrive ainsi à la situation où l’Ukraine est à la porte du système UE-OTAN. La France et l’Allemagne ont bien dit – mais pas écrit – qu’elle n’y entrerait pas, mais que valent les assurances de ces deux pays au regard de la violation d’engagements similaires pris dans le passé ?

Loin des envies de « reconstitution de l’empire russe » qu’on attribue à Poutine, je pense que l’objectif constant de la politique extérieure russe a été de préserver un « limes » d’états neutres entre la Russie propre et l’Alliance atlantique. Cet objectif a été systématiquement contrarié par l’OTAN, qui malgré les engagements pris dans les années 1980-90 a lentement grignoté cet espace en admettant en son sein l’un après l’autre les pays autrefois membres du Pacte de Varsovie, mais aussi certaines ex-républiques soviétiques. Le processus de grignotage devait un jour ou l’autre traverser la « ligne rouge » de ce que la Russie estime être ses intérêts vitaux.

Car pour tout pays, il existe une « ligne rouge » au-delà de laquelle une agression devient intolérable parce qu’elle semble menacer des intérêts vitaux. En 1962, les Américains ont fixé la leur en montrant leur disponibilité d’aller jusqu’à l’holocauste nucléaire pour empêcher l’installation de missiles à Cuba, entendant qu’une telle installation menaçait leurs intérêts vitaux.

En 2022, l’entrée de l’Ukraine dans l’Alliance atlantique pose à mon avis pour la Russie une menace équivalente, justifiant à ses yeux l’utilisation de la force. La décision de Vladimir Poutine de mettre en alerte la force de dissuasion nucléaire russe – qui ne semble pas justifiée par une menace réelle – a probablement pour rôle de souligner ce parallèle.

La différence est que contrairement à Khrouchtchev, qui a vite compris où était la « ligne rouge » et retiré les missiles en question – contre l’avis du gouvernement cubain d’ailleurs – en échange de garanties au lieu d’aller à la confrontation, le système UE-OTAN n’a rien fait pour faire baisser la tension, au contraire.

Or la Russie sait par expérience qu’on ne peut arrêter ce grignotage par des protestations diplomatiques ou des pressions amicales. Elle a essayé, elle n’a obtenu qu’une réponse méprisante ou directement agressive, par exemple lorsque le système UE-OTAN a participé au renversement du président Ianoukovitch, dont le crime impardonnable était de ne pas accepter de signer l’accord d’association avec l’Union européenne.

La Russie ne pouvait rendre son opposition crédible que par une opération militaire, et opération militaire il y eut en 2014. Mais même l’annexion de la Crimée et les points de fixation de Louhansk et du Donbass n’ont pas suffi. Par calcul ou par inconscience – et personnellement je pense que c’est surtout de l’inconscience – l’avertissement a été ignoré.

Au lieu de pousser le gouvernement ukrainien à la prudence, l’Union européenne l’a encouragé à ignorer les accords de Minsk et à continuer sa marche vers l’intégration dans le bloc occidental.

A partir de là, la Russie avait un choix : se résigner à accepter la défaite, ou envisager une opération militaire de grande envergure. Et envisager cette opération sans tarder : car nous savons maintenant que depuis quelques années l’armée ukrainienne était régulièrement renforcée avec l’aide américaine et rendu « interopérable » avec les forces de l’OTAN. Plus l’intervention tardait, et plus elle allait être coûteuse jusqu’à devenir impossible. La situation fait penser un peu à celle de la France lors du réarmement de la Rhénanie ou de l’affaire de Munich. A l’époque le pacifisme français l’avait emporté, et la France n’était pas intervenue alors que le rapport de forces lui était encore favorable. Elle a du faire la guerre plus tard, alors que le rapport de forces lui était bien plus défavorable, et a été battue.

Contrairement à beaucoup de commentateurs, je ne pense pas que Poutine ait été surpris par l’intensité des combats ou la résistance de l’armée ukrainienne. Aucune de ses déclarations, aucun de ses discours n’a le ton triomphaliste de ceux qui espèrent pouvoir vaincre rapidement et sans effort. Rien n’indique qu’il ait sous-estimé les difficultés de cette campagne.

On me dira que l’armée russe semble peu ou mal préparée à cette campagne. C’est possible que ce soit le cas. Seulement, un homme d’Etat est obligé de faire avec ce qu’il a. Il lui faut agir même en position de faiblesse relative s’il estime que les conditions seront encore pires plus tard. Car mieux vaut anticiper une défaite qui doit venir de toute façon que prendre le risque de manquer la victoire en agissant trop tard.

Parce que je n’étais pas conscient de cette urgence à agir, j’attribuais à la Russie des objectifs beaucoup plus modestes : reprendre une place centrale dans je jeu diplomatique, renforcer sa position interne, obtenir un label de crédibilité stratégique. Mais dès lors que la Russie est convaincue de l’urgence, ses objectifs sont par nature plus ambitieux qu’une simple question de communication politique ou de symboles.

On se retrouve donc avec une guerre – et avec les souffrances que toute guerre implique – qui était parfaitement évitable. Une guerre qui n’arrange personne – on n’a pas fini de voir les dégâts sur l’économie mondiale et ne parlons même pas des problèmes de déplacement de populations – mais que personne n’a pu éviter. Oui, décidément, il faut relire Giraudoux.

Et maintenant, me direz-vous ? Je ne vais pas faire de prédiction. Ma précédente erreur m’a rendu sage. Tout juste quelques réflexions. Un mécanisme de sécurité collective ne peut marcher que s’il est dans l’intérêt de tous de le maintenir. Il s’effondre rapidement si les engagements sont violés dès qu’on a l’opportunité de gagner un petit avantage, bref, si l’on sacrifie la stabilité à long terme aux gains de court terme.

Il est clair que la Russie ne peut accepter la présence de l’OTAN aux portes de Moscou, pas plus qu’elle ne peut supporter le grignotage de son « limes ». Lui donner satisfaction implique une forme de « tampon » entre le système UE-OTAN et la Russie, tampon formé par des états renonçant formellement à rentrer dans toute alliance dirigée contre l’un ou l’autre des « systèmes ».

Mais pour qu’un tel système soit crédible, encore faut-il qu’il y ait une confiance dans le fait que les engagements seront tenus, ce qui dans le système monopolaire où nous vivons revient à avoir confiance dans la seule puissance capable de garantir un tel accord, c’est-à-dire les Etats-Unis. Et là, ce n’est pas gagné.

Le problème n’est pas que la Russie est trop forte. Le problème est que la Russie est trop faible. Dans un monde bipolaire, tout le monde comprenait bien que la survie de l’humanité nécessitait d’établir une confiance entre les deux super-puissances. Et cela supposait entre autres choses le respect de la parole donnée. En 1962, l’occident ne pouvait se permettre de renier sa parole sans mettre en danger la stabilité internationale. Mais après la chute du mur, sans aucun contrepoids, les Américains pouvaient tout se permettre, et laissant de côté toute sagesse ils se sont tout permis. Ils l’ont montré à chaque opportunité. L’affaire de l’accord nucléaire avec l’Iran – accord dont l’ensemble des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU étaient garants – est encore un exemple éclatant de cette logique dans laquelle la parole de la seule super-puissance restante ne vaut plus rien. Tout le monde l’a bien compris : on ne peut compter sur les Américains, ni sur leur fidélité comme allié, ni sur leur loyauté comme adversaire. La seule garantie, c’est la force. Pas étonnant que dans ces conditions de plus en plus de pays cherchent à résoudre les problèmes par la force plutôt que par la négociation…

En Europe, faute d’une garantie crédible, on aboutira probablement à une solution instable. Au mieux, la Russie arrivera à faire accepter à l’Ukraine un statut de neutralité que le système UE-OTAN cherchera à saper dès qu’il aura l’opportunité. Au pire, elle manquera son objectif, ouvrant une période d’instabilité pour la Russie elle-même, avec tous les risques que cela comporte. L’avenir s’annonce sombre.

Une lueur d’espoir quand même. Réunis à Versailles, les dirigeants de l’Union européenne ont été d’une prudence de Sioux quand il s’est agi de traiter la demande d’adhésion accélérée à l’Union déposée par l’Ukraine. Peut-être que même les européens commencent à prendre conscience que la politique du rouleau compresseur a ses limites ? Cela donnerait raison à David Ben Gourion: “les états choisissent habituellement la solution la plus raisonnable, après avoir essayé toutes les autres”.

Descartes

Tag(s) : #Ukraine Opinion
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :