La réorganisation du commerce et des marchés mondiaux en fonction des nécessités sécuritaires et des « valeurs » pourrait connaître des coûts importants…
Source : Responsible Statecraft, Marcus Stanley
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
La guerre en Ukraine est capitale : c’est la plus grande guerre européenne depuis la Seconde Guerre mondiale, et l’une des plus brutales et dévastatrices. Mais il apparaît de plus en plus que l’importance historique de la guerre pourrait aller au-delà.
Dans un discours prononcé au Conseil atlantique par la secrétaire d’État au Trésor, au début du mois, Janet Yellen a décrit comment la guerre pourrait entraîner des changements fondamentaux dans l’ordre économique mondial, en donnant la priorité aux problèmes de sécurité plutôt qu’à l’intégration économique.
Un autre discours récent de la directrice de la BCE, Christine Lagarde, a également décrit comment la guerre pourrait être un point de basculement économique, entraînant un passage de « l’efficacité économique à la sécurité, et de la mondialisation à la régionalisation. »
La principale préoccupation de Yellen était le manque de coopération internationale avec les efforts déployés par les États-Unis pour isoler économiquement la Russie. Il est vrai que les États-Unis ont été très efficaces pour rallier leurs principaux alliés, comme l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Japon et l’Australie, afin qu’ils participent aux sanctions américaines. Ces nations ont institué des sanctions similaires à celles des États-Unis, ont fermement dénoncé l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ont au moins exprimé le souhait de réduire les échanges avec la Russie pour des produits de base essentiels comme l’énergie.
Ce noyau dur de la coalition des sanctions comprend la plupart des nations les plus riches du monde et représente environ la moitié de l’économie mondiale, mais il ne représente qu’environ 15 % de la population mondiale.
Cela signifie qu’une part massive du monde est plus ou moins en attente. Des pays représentant plus de la moitié de la population mondiale – notamment des rivaux des États-Unis comme la Chine, mais aussi des nations émergentes clés comme l’Inde – se sont abstenus ou ont voté contre la résolution des Nations Unies condamnant la Russie pour son invasion et n’ont pas voté pour le retrait de la Russie du Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies.
Certaines des plus grandes nations du monde, notamment l’Inde et la Chine, augmentent considérablement leurs importations en provenance de Russie, en particulier les produits de base qui sont maintenant disponibles à des prix bien inférieurs à ceux du marché mondial.
La secrétaire d’État Yellen a lancé un avertissement à ces pays : « La coalition unifiée des pays sanctionneurs ne sera pas indifférente aux actions qui sapent les mesures que nous avons mises en place ». On ne sait pas exactement ce que cela signifie, que ce soit en termes de lignes rouges spécifiques qui « sapent » les sanctions américaines et déclencheront une réponse de la coalition, ou les actions exactes que Washington pourrait prendre en termes de sanctions secondaires pour punir les contrevenants.
Dans une autre interview récente, la secrétaire d’État au commerce, Gina Raimondo, a donné un exemple en déclarant que si des fabricants chinois fournissaient des semi-conducteurs à la Russie, les États-Unis les « fermeraient » en leur refusant l’utilisation de logiciels américains essentiels. Et la secrétaire d’État Yellen a fait allusion à une menace encore plus importante lorsqu’elle a déclaré que « la Chine ne peut pas s’attendre à ce que la communauté internationale respecte ses appels aux principes de souveraineté et d’intégrité territoriale à l’avenir si elle ne respecte pas ces principes maintenant » – ce qui implique que même le respect de l’intégrité territoriale de la Chine pourrait dépendre de la conformité de Pékin à la réponse américaine à la violation de la souveraineté ukrainienne par la Russie.
Mais le discours du Conseil atlantique est allé au-delà des menaces pour esquisser une reconsidération plus profonde de ce que le conflit avec la Russie signifierait pour l’ordre économique mondial. « À l’avenir, a-t-elle dit, il sera de plus en plus difficile de séparer les questions économiques… de la sécurité nationale. » Elle a esquissé une nouvelle approche américaine du commerce basée non pas simplement sur l’intégration ou la croissance économique, mais sur un nouveau concept de commerce « libre mais sûr », qui chercherait à réorganiser les chaînes d’approvisionnement mondiales autour de partenaires d’appui d’un ensemble limité de pays de confiance.
La mesure dans laquelle l’approche du « partenaires d’appui » nécessitera une réorganisation fondamentale des chaînes d’approvisionnement mondiales dépend essentiellement de l’étendue de son application à la Chine. Yellen a déclaré que la réponse de la Chine à l’invasion de l’Ukraine par la Russie mettait en jeu la « volonté du monde d’accepter une intégration économique plus poussée » avec la Chine. Mais la réalité est que l’intégration économique de la Chine a déjà eu lieu. La Chine est désormais le principal partenaire commercial pour les produits manufacturés de près des deux tiers des 195 nations du monde, dont bon nombre des économies les plus importantes et les plus dynamiques.
Une approche américaine du « partenaires d’appui » visant à créer des chaînes d’approvisionnement qui excluent totalement la Russie, l’un des plus grands exportateurs de matières premières au monde, et la Chine, la plus grande puissance manufacturière du monde, pourrait avoir de profondes répercussions sur l’économie mondiale et l’économie nationale américaine.
Ces implications sont souvent formulées en termes de perte du statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve, et il est vrai que l’instrumentalisation du dollar par le recours intensif aux sanctions a déjà créé des pressions notoires et visibles en faveur de la fragmentation des blocs monétaires. Mais le dollar est profondément ancré en tant que monnaie de commerce international et un tel changement prendrait du temps. Les implications économiques d’une structure plus protectionniste et divisée du commerce mondial vont bien au-delà du statut du dollar, pour affecter plus largement la productivité et la croissance économique.
La secrétaire d’État Yellen a été honnête quant à ces coûts lors d’une conférence de presse la semaine dernière, déclarant qu’en réorientant les chaînes d’approvisionnement sur un ensemble plus limité et restreint d’alliés des États-Unis, « il pourrait y avoir un certain coût à supporter et une inflation permanente plus élevée, des coûts locaux quelque peu plus élevés, un système un peu moins efficace, mais un système plus résilient ». Elle a ajouté que «vl’idéal serait d’avoir un grand groupe de partenaires de confiance afin de pouvoir maintenir les efficacités qui découlent de la division mondiale du travail, mais aussi de se sentir plus en sécurité. »
Dans son discours, Lagarde, directrice de la BCE, a également été explicite quant aux pertes de croissance potentielles d’un ordre international plus fragmenté, déclarant que le « prix d’une sécurité accrue pourrait en principe prendre la forme d’un partage international des risques plus faible et de coûts de transition plus élevés. »
À long terme, ce qui est en jeu, c’est la mesure dans laquelle les États-Unis changeront leur position de leadership dans l’économie mondiale, passant d’une position globale, visant l’intégration économique mondiale, à une position visant à créer et à encourager une coalition commerciale plus limitée aux alliés des États-Unis. Cela pourrait créer un nouveau compromis entre notre sécurité et nos intérêts économiques, un compromis qui apparaît déjà dans les premiers impacts négatifs des sanctions anti-russes actuelles sur les économies américaine, européenne et mondiale.
Pendant la Guerre froide, les États-Unis ont fait face à un monde divisé, mais ont réuni sous leur direction toutes les nations les plus dynamiques sur le plan économique. En innovant dans les institutions économiques de l’après-guerre, le leadership américain a permis d’intégrer économiquement ces nations capitalistes libérales à un degré jamais atteint auparavant. Dans l’ère de l’après-Guerre froide, ce système dirigé par les États-Unis s’est développé pour incorporer des nations moins développées et précédemment non alignées. Ces nouveaux venus ont alimenté l’économie mondiale en main-d’œuvre bon marché, ce qui a permis de contenir l’inflation et d’accroître la productivité et la richesse mondiales, même si les salaires des travailleurs et de la classe moyenne dans les pays les plus riches ont diminué et que les multinationales ont profité de l’arbitrage de la main-d’œuvre.
Lorsqu’une équipe de la Rand Corporation a examiné la politique internationale des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, les chercheurs ont reconnu que les efforts d’intégration économique des États-Unis avaient profondément contribué à la stabilité mondiale, en déclarant que « l’ensemble des accords commerciaux mis en place après 1945 et le processus croissant d’intégration et de collaboration commerciales et économiques mondiales ont contribué à l’émergence d’un sentiment de destin économique partagé, à la nécessité de coopérer pour faire face aux récessions et aux crises par des moyens tels qu’une politique monétaire coordonnée, et à l’incapacité des nations à prospérer en opposition à ces normes établies. »
Nous entrons peut-être dans une nouvelle ère, où l’objectif de la politique économique des États-Unis passe de l’intégration à la désintégration, et où la sécurité des États-Unis est définie en termes de protection contre les réseaux économiques de rivaux potentiels plutôt que de favoriser un ordre économique mondial unifié sous le leadership des États-Unis. Les coûts et les avantages de cette orientation sont encore incertains. D’une part, les avantages de la mondialisation ont été remis en question ces dernières années. Mais les coûts du protectionnisme et les avantages de la coopération économique mondiale pourraient exercer une pression contraire au désir de subordonner les objectifs économiques aux conflits entre grandes puissances.
Même si la secrétaire d’État Yellen a menacé de couper les liens économiques avec les pays qui ne coopèrent pas avec les sanctions américaines concernant l’Ukraine, son discours a également défini un programme ambitieux pour la coopération économique mondiale. Elle a appelé à l’action dans des domaines tels que la transition climatique, les dépenses anticycliques coordonnées au niveau mondial pour prévenir la récession mondiale, les investissements multilatéraux dans les biens publics mondiaux et le développement économique, et même la mise en œuvre d’accords sur l’application de la fiscalité internationale.
Il est difficile d’imaginer comment il sera possible de prendre la tête d’un tel programme si Washington choisit de concentrer ses efforts sur un ensemble limité d’alliés fiables, même si ces alliés comprennent les pays les plus riches d’Europe et de l’Anglosphère.
Source : Responsible Statecraft, Marcus Stanley, 28-04-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises