Alors que tous les regards sont tournés vers la guerre en Ukraine, le président turc Recep Tayyip Erdoğan prépare une nouvelle invasion du nord de la Syrie. Depuis 70 ans, la Turquie est un membre clé de l’OTAN – et le soutien de l’OTAN à son agression montre que l’alliance n’est pas un simple pacte de défense.
Source : Jacobin Mag, Kerem Schamberger
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Traduction initiale en anglais par Adam Baltner
Cela se reproduit. Enhardi par le silence des États membres de l’OTAN, Recep Tayyip Erdoğan et son gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) pourraient transformer les menaces turques de guerre contre l’administration démocratique du nord de la Syrie, le Rojava, en une véritable invasion. Lors d’une apparition publique le lundi 23 mai, dans un chantier naval militaire sur la mer de Marmara, Erdoğan a annoncé son intention d’occuper une bande de terre de trente kilomètres de large le long de la frontière nord syrienne. Selon des sources turques, les préparatifs de l’invasion étaient terminés dès le lendemain.
Ailleurs au Kurdistan, la guerre gronde depuis des semaines – malgré le manque d’attention ou d’indignation du public. Le 17 avril, l’armée turque a lancé une invasion de la région de Zab, dans le sud du Kurdistan. C’était le premier point culminant d’une série d’interventions dans le nord de l’Irak, en violation du droit international. Depuis lors, les montagnes du Kurdistan – où se trouvent de nombreux villages et où vivent des civils – sont le théâtre de violents combats, où soldats et guérilleros meurent chaque jour. Au Rojava également, une guerre de basse intensité contre la population civile et son administration est en cours depuis des mois. Comme l’a documenté le Centre d’information du Rojava, au moins trente-cinq frappes de drones turcs ont tué plus de treize personnes et en ont blessé trente-quatre.
Jusqu’à présent, Erdoğan a pu mener cette politique de guerre sans entrave. La critique de l’alliance de l’OTAN, dont la Turquie est membre depuis 1952, est restée absente. Au contraire, la guerre en Ukraine a donné un pouvoir de négociation et une influence encore plus destructeurs à Erdoğan, qui se présente comme un médiateur ostensible entre la Russie et l’Ukraine en accueillant des négociations sur le sol turc.
Aujourd’hui, Erdoğan joue un rôle supplémentaire en bloquant l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN. Du point de vue du gouvernement AKP, ces pays apportent un soutien au terrorisme et abritent des terroristes. Ces prétendues « organisations terroristes » sont des projets d’aide au Rojava engagés dans des activités telles que la construction d’infrastructures d’eau et l’hébergement de femmes ayant subi des violences aux mains de la milice terroriste ISIS – autrement dit, ce sont des projets d’aide humanitaire que la Suède contribue à financer. Les « terroristes » visés par Erdoğan sont les Kurdes de Suède et de Finlande qui ont été libres de s’organiser politiquement dans ces pays sans subir d’oppression.
Pourtant, la Turquie a également pointé ses mirettes sur les politiciens d’origine kurde, comme la députée suédoise indépendante de gauche Amineh Kakabaveh, qui est originaire du Kurdistan oriental. Récemment, l’ambassadeur turc à Stockholm est allé jusqu’à demander son extradition (qu’il a ensuite présentée comme un « malentendu »). Pour sa part, Kakabeveh s’oppose également à l’adhésion de la Suède à l’OTAN et a retiré son soutien au Premier ministre social-démocrate de son pays. Elle a fait remarquer que les Kurdes risquent une fois de plus d’être sacrifiés sur l’autel des superpuissances – cette fois avec le soutien de la Suède.
Par le passé, Erdoğan a exploité les réfugiés à des fins politiques. Il a accepté de les empêcher d’entrer dans l’Union européenne (ou, à l’inverse, a menacé de les faire passer la frontière) en échange de concessions politiques des gouvernements de l’UE. Maintenant, il essaie également d’utiliser les Kurdes pour réaliser ses rêves de faire de la Turquie une superpuissance impériale régionale. Il est donc clair que la question kurde est un problème véritablement international.
Maintenant que la Turquie a temporairement bloqué l’expansion de l’OTAN, elle est enfin sous le feu des critiques qui prétendent que son intransigeance devrait la disqualifier de la communauté de l’OTAN. Pourtant, comme l’a souligné Dilar Dirik, cette rhétorique est confuse : la Turquie est un élément essentiel de l’alliance militaire depuis plus de soixante-dix ans, et la politique de guerre turque n’a rien à voir avec les diverses guerres d’agression menées par l’OTAN ces dernières années, qui ont enfreint le droit international. L’OTAN peut se présenter comme une « communauté de valeurs partagées », tout comme son document fondateur de 1949 peut affirmer que ses membres sont attachés à la Charte des Nations Unies et aux « principes de la démocratie, de la liberté individuelle et de l’État de droit ». Il s’agit pourtant d’une idéologie destinée à masquer le caractère belliqueux de l’alliance. Les invasions par l’OTAN de la Libye, de l’Irak, de l’Afghanistan et de l’ex-Yougoslavie racontent une autre histoire. Il en va de même pour l’occupation par la Turquie de la partie nord de Chypre, une violation du droit international qui dure depuis 1976, bien qu’elle ne soit presque plus mentionnée.
Lundi dernier, Cemil Bayik, coprésident du comité exécutif de l’Union des communautés du Kurdistan, a souligné le rôle de l’OTAN dans la guerre contre le Kurdistan : « On pourrait croire que c’est la Turquie qui mène la guerre au Zab et à Avaşîn, mais c’est en fait l’OTAN. (…) En tant qu’État membre, la Turquie reçoit un soutien extrêmement important de l’OTAN. Sans cette aide, la Turquie n’aurait pas pu continuer à se battre jusqu’à aujourd’hui. C’est l’OTAN qui a décidé d’entrer en guerre, et la Turquie met cette décision en pratique. »
Pour la Turquie, une invasion du Rojava est également étroitement liée à la politique intérieure. Avec les élections prévues en 2023, tous les sondages d’opinion suggèrent que l’AKP subira un coup significatif dans les urnes. Le parti pourrait tenter de sauver sa fortune avec un énième conflit militaire, car les invasions toujours récurrentes de la Turquie en Syrie se sont toujours accompagnées d’une hausse du taux d’approbation de l’AKP – de l’occupation d’une région du nord de la Syrie entre Azaz et l’Euphrate en août 2016 à l’invasion et l’occupation d’Afrin en 2018 et de Serê Kaniyê et Girê Spî en 2019. La guerre unifie une partie de la population derrière le gouvernement et son armée tout en reléguant au second plan – ne serait-ce que temporairement – des problèmes tels que le chômage et la pauvreté.
Début mai, Erdoğan a annoncé son intention d’envoyer progressivement un million de réfugiés syriens en Turquie vivre dans des « colonies » construites pour eux dans le nord de la Syrie occupée. Le plan, semble-t-il, est de prendre le contrôle d’un territoire géographique continu à intégrer successivement dans le territoire de la Turquie. Le paiement des salaires en lires turques dans les régions déjà occupées, ainsi que l’ouverture d’écoles turcophones et l’installation de gouverneurs turcs, indiquent que l’objectif est la colonisation permanente. Les invasions ont également renforcé les milices djihadistes, qui ont contribué à sécuriser l’occupation aux côtés des soldats turcs. Nombre de leurs combattants sont d’anciens membres d’ISIS (Etat islamiques ou Daech, NdT), qui continue d’exister dans la clandestinité. ISIS est de plus en plus capable de mener à nouveau des attaques, comme l’a démontré en janvier dernier l’assaut de la prison d’ISIS à al-Hasakah.
Dans une interview accordée au quotidien allemand Tagesspiegel, Khaled Davrisch, représentant à Berlin de l’administration autonome du Rojava, a expliqué que « plier le genou devant Erdoğan torpillerait les efforts pour une solution pacifique en Syrie. » En fait, cela ferait bien plus. Une guerre d’agression turque avec la bénédiction de l’OTAN montrerait clairement que le discours sur les valeurs communes, la liberté et la démocratie ne s’applique que lorsqu’il sert les propres intérêts de l’OTAN.
Au sujet de l’auteur :
Kerem Schamberger est chercheur associé à l’Institut des sciences de la communication et de la recherche sur les médias de l’Université Ludwig Maximilian de Munich et membre de la Gauche marxiste.
Au sujet du traducteur :
Adam Baltner est enseignant et traducteur à Vienne, en Autriche. Il est rédacteur à mosaik-blog.at
Source : Jacobin Mag, Kerem Schamberger, 30-05-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises