Médiapart
Introduction
Le 19 juin 2022, Rachel Keke (Nupes) est élue députée dans la 7e circonscription du Val-de-Marne en battant Roxana Maracineanu, ancienne ministre des Sports d’Emmanuel Macron. Le lendemain, elle subit un nombre important de propos classistes sur différents réseaux sociaux. Précisément, la classe ouvrière aurait une inaptitude presque congénitale pour la politique institutionnelle en raison d’un faible capital culturel. Les travailleurs et les travailleuses seraient donc réduits à la passivité politique, contraints d’être gouvernés par ceux et celles qui détiennent les bons capitaux pour gérer les affaires politiques. Cet article tend à déconstruire cette idée, dont la nouvelle députée sera le fil conducteur. Dans un premier temps, je présenterai le parcours de Rachel Keke, de la grève politique jusqu’à son arrivée à l’Assemblée nationale. Ensuite, je déconstruirai cette prétendue inaptitude ouvrière pour la politique institutionnelle. Je finirai cet écrit avec une lettre ouverte pour la nouvelle députée NUPES.
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Une enfant de la classe ouvrière ivoirienne
Née en 1974 à Abobo, l’une des communes les plus peuplées du district d'Abidjan, sa mère est vendeuse de vêtements et son père est conducteur d’autobus. Après le décès soudain de sa mère à seulement 12 ans, elle ne peut reprendre les chemins de l’école, « par tristesse », et se consacre à l’éducation de ses quatre frères et sœurs. A la suite du coup d’Etat de 1999, elle immigre en région parisienne l’année suivante. Comme la plupart des immigrés, les débuts en France sont difficiles. Elle déménage régulièrement, alterne entre les squats et les appartements de ses proches. C’est seulement grâce au DAL (droit au logement) qu’elle trouve un logement pérenne. Elle enchaîne les emplois précaires en tant que coiffeuse, caissière, aide à domicile pour personnes âgées, pour se stabiliser en tant qu’agent d'entretien à partir de 2003, puis gouvernante. C’est dans ce corps de métier qu’elle engage, avec ses collègues, la plus grande lutte sociale de l’histoire de l'hôtellerie.
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La grève de l’IBIS Batignolles
Rachel Keke travaille à l’hôtel Ibis Batignolles qui est géré par le groupe hôtelier Accor. L’entreprise sous-traite l’entretien des chambres à la société STN. En 2019, cette dernière tente de muter dans un autre hôtel treize ouvrières dont la santé s’est dégradée, sans y adapter les conditions de travail. Comme toute activité ouvrière, le travail du nettoyage affaiblit, détériore, détruit progressivement le corps des travailleuses. Comme en témoigne Rachel Keke, la rudesse des cadences de travail, la pression patronale, la répétition quotidienne des mêmes mouvements, engendrent des conséquences physiques importantes : douleurs dorsales, gonflement des pieds, luxations de l’épaule, tendinites, syndrômes du canal carpien, douleurs aux poignets et aux genoux qui nécessitent des opérations médicales. Sa propre expérience en témoigne. Elle est arrêtée pendant 6 mois pour un déplacement du disque intervertébral, puis 4 mois pour une tendinite.
Face à l'indifférence de la société STN qui recherche à tout prix la mutation des treize ouvrières affaiblies au mépris de leurs maladies professionnelles, les travailleuses - 17 femmes de chambres, deux gouvernantes et un équipier - décident de se mobiliser contre ce système de domination qui les exploite en tant qu’ouvrières, immigrées et racisées. La lutte démarre le 17 juillet 2019 pour se terminer le 16 mars 2021. Accompagnées par la CGT dont Rachel Keke est militante, les travailleuses luttent pendant 22 mois, dont 8 mois à tenir le piquet de grève. Elles résistent aux menaces patronales, notamment de licenciement, aux intimidations et insultes de tous bords. Après 22 mois de lutte, les grévistes obtiennent justice. La majorité de leurs revendications sont acceptées : augmentation des salaires (250 à 500 euros mensuel) qui seront versés le 5 du mois au lieu du 11 auparavant ; la baisse de la cadence de travail pour les femmes de ménage ; l’installation d’une pointeuse afin de permettre la rémunération des heures supplémentaires, autrefois non-payée ; la diminution du taux d’inspection pour les gouvernantes qui passe de 100 à 80 chambres par jour ; obtention de deux fournitures en coton par an dont leur entretien est géré par la société de sous-traitance STN ; prime de panier de 7,30 € par jour ; la réintégration des deux CDD cassés pendant la grève et l’annulation de la mutation des 10 travailleuses souffrantes d’une maladie professionnelle ; et pour finir une délégation syndicale de 15 heures.
En étant l’une des leaders de cette lutte sociale victorieuse, Rachel Keke est devenue à gauche une figure iconique des luttes syndicales récentes, d’autant plus que son combat dépasse le caractère de classe. Par sa condition de femme immigrée, racisée et ouvrière, c’est tout un combat contre le capitalisme raciste et patriarcal que mène Rachel Keke, un affrontement qu’elle veut aujourd’hui continuer sur les bancs de l’Assemblée.
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Une ouvrière sur les bancs de l’assemblée
Au second tour des élections législatives, Rachel Keke est élue députée dans la 7e circonscription du Val-de-Marne sous l’étiquette NUPES, en battant l’ex-ministre des Sports macroniste Roxana Maracineanu. Celle qui se définit comme une « guerrière », « féministe », « défenseuse des Gilets-Jaunes », aspire à porter la voix des travailleurs et des travailleuses invisibilisés, méprisés, (sur)exploités : « L’Assemblée nationale va trembler ! » peut-on lire sur son compte twitter. De la grève politique à l’Assemblée Nationale, Rachel Keke poursuit le même objectif : « on veut juste notre dignité ». Une dignité éreintée, si ce n’est refusée, par le capitalisme raciste et patriarcal.
Après l’annonce de sa victoire, les propos racistes et classistes se sont multipliés pour stigmatiser la nouvelle députée en raison de sa catégorie ethno-raciale, de sa double nationalité et particulièrement de sa condition de classe. Pour parler concrétement, comment une femme de ménage pourrait-elle s’occuper des affaires politiques ? Rachel Keke s’attendait à ce type de critiques sur son « manque de formation » en politique : « On connaît le niveau d’une femme de chambre, on sait que je n’ai pas de Bac+5 (...) Je dis ce que je ressens. Si on me pose une question sur quelque chose que je ne comprends pas, je ne répondrai pas. Il faut que les médias s’habituent à ça. (...) Si tu me parles avec le français de Sciences Po, je vais te répondre en banlieusard ! ».
Si l’humilité de Rachel Kéké est à saluer, la classe ouvrière subit constamment une forme de dépréciation en raison de ses moindres capitaux culturels et symboliques. Nous, la classe ouvrière, nous serions dénués de toutes compétences politiques comme si celles-ci étaient innées, et réduits à l’expression d’un vécu individuel ou collectif. La condition ouvrière et la politique institutionnelle seraient donc antinomique.
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La « déficience intellectuelle » de la classe ouvrière
Le capitalisme a réussi son pari de construire un agencement institutionnel dans lequel la politique institutionnelle est réservée à une petite élite, qui, en détenant les bons habitus, les bons capitaux et les bons titres scolaires, peut s’octroyer légitimement les postes de pouvoirs. La faiblesse du capital culturel de la classe ouvrière justifierait donc son exclusion. Cette discrimination de classe repose sur une idée quasi-biologique du savoir intellectuel, une sorte « d’imaginaire du sang », et non comme étant le produit de rapports sociaux. En déniant le fait que la politique, sous toutes ses formes, est un apprentissage quotidien fait d’initiations, de rencontres, de pratiques et d’expériences multiples, c’est toute une partie de la population qui ne serait pas apte à l’exercice de la politique institutionnelle, sauf pour quelques transfuges pour valoriser le système méritocratique.
Cette croyance dans l’incapacité de la classe ouvrière à gérer les affaires publiques n’est pas un dysfonctionnement mental ou cognitif aléatoire, mais une domination sciemment organisée par la bourgeoisie dont Pierre Bourdieu a parfaitement tracé les contours grâce à son concept de « violence symbolique ». Comme l’écrit le sociologue, « La violence symbolique est une violence qui relève de la représentation sociale, elle est une violence à laquelle on participe soi-même, en reconnaissant comme justifiée une domination. » Cette participation inconsciente s’opère par un phénomène d’introjection, c’est-à-dire que la personne dominée fait sienne des données extérieures imposées par les dominants qui justifient sa dévalorisation : « Le dominé se voit lui-même au travers des catégories mentales (des « lunettes ») des dominants, et participe dès lors, bien souvent à sa propre domination (en se dominant lui-même). » Autrement dit, la violence symbolique est l'intériorisation, par les dominés, des structures de domination qui les dominent.
C’est un processus insidieux permettant la reconduite et la justification des inégalités sociales et économiques sans passer par la violence physique. L’école méritocratique est l’institution principale pour justifier cette reproduction sociale à partir de la possession ou non des titres scolaires et académiques (Ena, Sciences Po, Polytechnique etc.), reconnus comme support légitime pour s’octroyer les postes de pouvoir politiques, économiques et financiers. Le racisme de l’intelligence, autre concept de la pensée bourdieusienne, repose sur ce capital scolaire. On peut le définir comme la production, par les dominants, d’une naturalisation de leurs privilèges afin de façonner une justification de l'ordre social qu’ils dominent : « Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants ; qu'ils se sentent d'une essence supérieure. (…) [son] pouvoir repose en partie sur la position de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d'intelligence. ».
Notre société choisit donc les « meilleurs » à partir d’une prétendue intelligence justifiée selon les titres scolaires et académiques, mais aussi à partir d'habitus particuliers (manière de parler, de marcher, de se tenir en public etc.) permettant à ceux et celles qui les détiennent de se sentir comme les seuls légitimes pour s'occuper des affaires politiques. Le manque de confiance de la classe ouvrière, de ses capacités et de ses potentialités, reposent en partie sur ce racisme de l’intelligence bourgeois et l’incorporation de cette violence symbolique qui nous délégitiment, et qui favorisent des comportements d’auto-exclusion.
Par ailleurs, quel est le lien entre le niveau d’étude et la capacité à prendre les décisions politiques nécessaires pour faire diminuer les effets négatifs des structures économiques et sociales sur les corps sociaux ? Toute cette élite bien « éduquée » politiquement qui nous gouverne depuis trop longtemps, c’est elle qui nous laisse en héritage à la fin de chaque mandat des millions de chômeurs, une précarisation sociale et économique toujours plus grande, au même titre que l'accroissement obscène de la richesse de la bourgeoisie, un droit du travail plus destructuré que la veille, des systèmes sociaux, de santé, de soin, et éducatifs encore plus asphyxiés etc.
A contrario, quelles mesures ont apporté les ouvriers lorsqu’ils avaient un certain pouvoir dans la politique institutionnelle ? Revenons sur la séquence historique 1945-1947 avec cinq ministres communistes et ouvriers - Marcel Paul, Ambroise Croisat, Maurice Thorez, François Billoux, Charles Tillon - à la suite de la victoire du PCF aux élections législatives de 1945. En deux années, leur travail permet la création du Régime Général de la Sécurité Sociale avec 4 branches : la retraite, l’assurance maladie, la famille (allocations familiales), les accidents du travail et maladies professionnelles. On note également le développement sans précédent de la médecine du travail, la création des comités d’hygiène et de sécurité, la mise en place des comités d'entreprise, le statut des mineurs, des gaziers et des électriciens, la réglementation des heures supplémentaires, l’amélioration du code du travail, la sécurité d’emploi dans la fonction publique, et d’autres réformes sociales dont je n’ai pas la place d'énumérer.
Autrement dit, il n’y a aucun lien entre la fameuse intelligence de la bourgeoisie ou de ses représentants ultra-majoritaires à l’Assemblée, et les « bonnes » décisions politiques à prendre pour la classe ouvrière. L’« intelligence » de tous ces « sachants » de notre société n’est qu’une construction sociale et politique mise au service de la défense des intérêts du capitalisme mondialisé, parfois nationaliste.
Rachel Keke a autant de légitimité, si ce n’est plus, pour s’occuper des affaires politiques. L'apprentissage de la politique institutionnelle, sans caricaturer ou relativiser sa complexité, est un processus à la portée de tous les travailleurs et les travailleuses ayant le désir d'œuvrer à la conflictualité sociale institutionnalisée. Comme l’exprimait déjà Marx au 19ème siècle, les individus se transforment pendant l’activité politique. Lorsque les travailleurs et les travailleuses sont poussés par les rapports sociaux de domination à entrer dans la lutte sociale, on observe des modifications de conscience (classe pour soi), de perception (changement de représentations et atténuation/abolition des préjugés), tout comme le développement de potentialités et de connaissances politiques. Pour s’en convaincre, il suffit d’apprécier certaines mobilisations populaires comme Mai 68, les grèves de 1995, l’effervescence délibérative sur le référendum sur la constitution européenne de 2005, les Gilets-Jaunes, ou encore l’ensemble des expériences d’éducation populaire dans les SCOP ou dans les collectifs au sein des quartiers populaires.
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Lettre ouverte pour Rachel Keke
Rachel Keke, en tant que communiste révolutionnaire, la politique institutionnelle ne m'intéresse pas beaucoup. Je préfère la politique populaire, ouvrière, celle que vous connaissez bien, celle qui se déroule dans les entreprises, celle qui plante les piquets de grève, celle qui se déploie dans la rue, dans les syndicats, les organisations communistes et anarchistes, dans les collectifs d’éducation populaire, dans les scop ou dans les quartiers populaires. Pour autant, l’investissement de la classe ouvrière dans les structures politiques institutionnelles est toujours une porte ouverte intéressante. Si je suis convaincu que ce n’est pas entre les murs de la social-démocratie que nous gagnerons notre émancipation collective, dans ce lieu se joue aussi la défense de nos conquêtes sociales.
Si les ouvriers et les ouvrières sont rares à l’Assemblée nationale, avec votre victoire, c’est bien la première fois que je me sens représenter. Ma blanchité et mon genre dominant n’y changent rien, je me retrouve en vous bien plus qu’à travers une assemblée principalement composée d’hommes blancs de la classe supérieure et bourgeoise. Je partage avec vous cette condition de classe. Moi aussi je fais partie de « ceux qui ne sont rien », ce prolétariat invisible, (sur)exploité, méprisé, chosifié. Travaillant comme accompagnateur d'élèves en situation de handicap, je fais partie des 5 % des travailleurs les plus pauvres de France. Je n’existe qu’à travers celui qui m’exploite. Si nous pouvons exister autrement, collectivement, en tant que classe pour soi comme disait Marx, en prenant conscience que nos intérêts communs sont antagonistes à ceux qui nous oppressent, force est de constater que malheureusement nous n’en sommes pas là.
Néanmoins, vous pouvez nous faire exister, dans vos paroles, vos discours, vos projets de loi, votre soutien dans les luttes que nous menons au quotidien pour nos conditions de travail, nos salaires, contre l’exploitation qui nous dépossède de nous-même et mutile notre dignité. Bientôt, vous serez dans cette arène où vit avec opulence la politique politicienne, celle des bourgeois, des carriéristes, des opportunistes, où règne le conservatisme, la démagogie, la connivence entre partis. Soyez cette/notre voix ouvrière indisciplinée ! Les habitués de l’Assemblée, les carriéristes et les opportunistes, parce qu’ils ont une connaissance accrue de l’agencement et du fonctionnement de la politique institutionnelle, délégitiment tous ceux qui n’en sont pas initiés, c’est-à-dire la classe ouvrière. Montrez votre/notre légitimité ouvrière !
Pendant votre lutte victorieuse contre le groupe Accor, vous étiez, avec vos camarades, des ouvrières parties à l'assaut du ciel. A l’Assemblée, faites tout votre possible pour ne pas viser plus bas.