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Lundi 3 mars 2014

 

Cette productivité n'est pas qu'économique, elle est aussi politique; mais on l'aborde généralement, c'est bien normal, par le coté économique. Je rappelle que la productivité est la valeur de la production des biens divisée par temps nécessaire pour les produire. Le progrès consiste à produire de plus en plus de biens en un temps de plus en plus court, et donc à augmenter la productivité.

 

La crise économique (ou plutôt l’épisode de stagnation économique) qu’a connu l'URSS dans les années 1980 a ouvert la voie à la liquidation de l’URSS par ses dirigeants.

Cette crise était principalement une crise de la productivité du travail. Aujourd’hui les difficultés économiques cubaines sont également, pour une part, liée à la productivité du travail. Pour donner un coup de fouet décisif à la productivité, les communistes chinois ont réintroduit l’économie de marché dans le socialisme, à partir de 1979.

C’est dans une contradiction fondamentale du socialisme que réside l’origine de ce problème : un État qui met le prolétariat au pouvoir par le moyen du parti qui l’organise peut-il demander au prolétariat de produire de la plus-value, car c’est bien de cela qu’il s’agit quand on parle de productivité ? La création de plus-value, ça signifie la possibilité de lancer le cycle cumulatif du progrès technique scientifique et culturel qui conduit dans la voie de l’abondance.

Pour Marx, cela ne posait semble-t-il  aucun problème, parce qu’il avait l’air de penser que la dictature du prolétariat serait un régime de transition très court, et que la fin de l’exploitation libérerait une créativité humaine virtuellement illimitée. L’histoire ne lui a pas donné raison sur ce point, qu’il n’a d’ailleurs que très allusivement traité. Il pensait que les travailleurs libérés du salariat s’en chargeraient eux-mêmes, et que le socialisme au pouvoir ne serait pas longtemps dans la situation tragi-comique d’avoir à demander au dictateur de travailler.

Il peut le demander bien sûr, mais de là à l’obtenir, c’est une autre paire de manche ! Fondamentalement, le régime prolétarien ne peut pas obtenir de la plus value du prolétariat sans un très grand effort de stimulation de la conscience. Tout cet effort qui est fait, en Occident, au service de la marchandise, par la publicité et le marketing.

Sauf pendant la période héroïque, le premier quart de siècle. Le stakhanovisme, au-delà des sarcasmes petits bourgeois à son encontre, est un grand mouvement  authentiquement populaire. Mais après trente ans de révolution et surtout de guerres contre révolutionnaires chèrement gagnées, le ressort a été trop tendu, le socialisme doit rentrer dans la normalité, et à ce moment là, il faut bien obtenir le consentement  aux objectifs, là où l’enthousiasme fait défaut.

Cependant, dans un premier temps, le temps d’une génération enthousiaste, il semble bien y parvenir ; ce n’est pas le manque de productivité mais plutôt les défauts d’organisation qui causent des pénuries.

Mais dès cette période on constate une attention insuffisante, dès l’origine donc, au secteur de services, et particulièrement au commerce, considéré, suite à une lecture simpliste (mais dans le fond exacte) de Marx comme secondaire par rapport à l’industrie, ou la science. Or les services même les plus humbles constituent autant la valeur d’usage que la production. Un steak qui n’est pas parvenu dans mon assiette parce qu’il ne m’a pas été vendu, parce que personne ne l’a transporté jusqu’à moi, parce que personne ne m’a informé de l‘existence d’un steak, ou même parce que personne ne m’a donné envie d’en manger, n’a pas plus de valeur d’usage que s’il n’avait pas été produit du tout.

Il y a un autre problème peut être plus gênant : une économie planifiée ne dispose plus du mécanisme de la concurrence pour ramener à zéro la plus value extra apporté par une hausse de productivité, et ramener du coup la rémunération du travail à sa valeur de « valeur socialement nécessaire ». En d’autres termes, dans une économie socialiste de planification impérative, il est difficile d’évaluer la valeur réelle de la force de travail, elle est facilement exagérée, et contrairement à ce que l’on à tendance à croire, toute progression de la productivité est immédiatement reversée aux travailleurs (sauf prélèvement autoritaire, immédiatement perçu comme abusif : d’où le rôle épisodiquement contre-révolutionnaire de la classe ouvrière en Pologne, en Hongrie, en RDA), elle ne peut pas se développer de manière cumulative, comme dans le système marchand, capitaliste ou non. Dans une économie peu efficace pour fournir des produits de consommation de masse, ces gains de productivité prennent surtout la forme de temps libre, légal ou informel, de l’apprentissage de l’esperanto, et de l’ingestion de vodka. Ce qui est le charme discret du système.

Dans l’économie socialiste pure, où le secteur privé est réduit à la portion congrue, il y a essentiellement deux leviers de productivité : l’émulation socialiste et les stimulants matériels. En d’autres termes, la participation positive, l’initiative volontaire par adhésion philosophique au socialisme, l’esprit de corps des travailleurs, et comme en économie capitaliste, les primes. Puis tout un éventail mêlant les deux principes : la promotion d’une morale du travail bien fait, les récompenses honorifiques, les avantages en nature (dont les congés et les biens de luxe) et les stimulants matériels, et à cela on peut ajouter, quitte à en étonner certains, comme dans l’organisation capitaliste, le rationalisation scientifique du travail (taylorisme, toyotisme) et la motivation par la promotion.

Il faut remarquer que la rationalisation du travail n’aboutit pas , contrairement aux vantardises de Taylor, à la création d’un « gorille apprivoisé », mais au contraire à la formation d’une main d’œuvre virtuose, et de fait irremplaçable dans une système technique donné, et d’une véritable culture ouvrière industrielle fière et sure d’elle-même.

Dans l’économie socialiste de marché, l’enrichissement personnel fait un retour en force, et souvent puissant, dans la motivation au travail, mais aussi le haut salaire dont on peut rémunérer un salarié dans une joint venture capitaliste d’une zone franche (comme celle que Cuba est en train de monter à Mariel).

J’ai tendance à penser que le socialisme le meilleur serait une économie de marché mixte avec une très grande extension de services publics, une sécurité sociale très étendue, des entreprises capitalistique d’État (celle qui nécessitent un important investissement scientifique) et du secteur coopératif pour les services (à la rigueur, une sorte de Suède avec le PC au pouvoir, parti unique bien entendu, et sa bourgeoisie néonazie proprement expropriée. Je plaisante bien sûr, mais pas complètement).

Mais en attendant, pour l’essentiel les procédés pour augmenter la productivité sont moins efficaces dans le système productif socialiste qu’en Occident, le travailleur est moins efficace quand il travaille pour la collectivité, que quand il travaille pour un patron. Comment l’expliquer ? la pauvreté de la récompense du travail sous forme de marchandises, théorie souvent évoquée par les critiques émanant d’adversaires du socialisme (dans le sens de la blague anticommuniste classique : « ils font semblant de nous payer et nous faisons semblant de travailler ») n’est pas une bonne explication car la richesse collective qui proviendrait d’une meilleure culture générale de la productivité pourrait fort bien être aussi à l’origine d’une motivation collective, et d’ailleurs ce l’était jusqu’à un certain point.

Hypothèses courantes, voire clichés, pour expliquer la panne de productivité dans le socialisme :

L’absence du chômage, qui provoquerait l’indolence au travail. La philosophie individualiste héritée du passé. Le spectacle démoralisant de la corruption (faible par rapport au reste du monde en quantité, mais ruineuse au plan symbolique, discréditant les responsables, minant la confiance dans le parti).La coupure concrète de la société avec le sommet bureaucratisé.

La concurrence déloyale de l’économie informelle, prélevant une dime sur les produits et le temps de travail alloué aux objectifs du plan. L’inhibition de la critique et la loi du silence, conséquence d’un déficit démocratique. Les pénuries de biens de consommation, dévorant le temps et démoralisantes. Corrélatif : une mauvaise information des services économiques à tous les niveaux ; avec un manque de revues et de culture  techniques.

Une mauvaise évaluation des compétences et des cadres, à partir d’objectifs purement quantitatifs. L’absence de sanction pour les vols, l’incurie, les retards, l’absentéisme, l’incompétence et l’irresponsabilité dans le travail. L’isolement des travailleurs honnêtes dans une ambiance de filouterie généralisée. Le manque d’organisation démocratique au travail ; le sous équipement et le sous investissement dans les coopératives ; l’organisation planifiée d’activités de service auxquelles cette organisation de convient pas.

Toutes ces tares sont réelles et observées, mais la critique qui se base sur elles ne va pas au fond des choses, car en réalité la majorité des travailleurs préfèrent encore, quand on ne les en empêche pas … travailler ! il faut signaler qu’elles existent d’ailleurs aussi dans le système capitaliste où de plus la concurrence effrénée aboutit bien souvent à des gaspillages insensés, y compris humains, suscite chez les agents économiques un « antijeu » mutuellement destructif, ou des attitudes de fuite du risque et de l’initiative précisément provoquées par l’insécurité permanente.

Clichés sur le socialisme peut être,  mais envahissants et démoralisants, parce qu’aucun de ces phénomènes n’est véritablement mesuré, et correctement évalué dans ces conséquences ; ils ne peuvent l’être faute d’une statistique scientifique suffisamment fine et développée, et surtout publiée. Voilà aussi un service négligé. On dirait que le socialisme avait peur de se regarder en face, en tout cas publiquement (car ses archives sont souvent de fort bonne qualité).

Mais aussi peut-on formuler des hypothèses moins courantes : un effet pervers de l’éducation de qualité pour tous, entrainant une pénurie de travailleurs qualifiés, comparée aux diplômés des disciplines abstraites, combinée au manque de mobilité de la main d’œuvre. En somme on continue à former sous le socialisme des intellectuels bourgeois. On produit des universitaires, sauf le respect qui leur est dû, mais on manque de maçons.

Ce déficit étant systématiquement comblé en pays capitaliste par immigration. Le renoncement au développement de produits spécifiques à la civilisation socialiste, remplacé par l’imitation des gadgets de l’Ouest et le consumérisme. Le manque de dynamisme de la culture prolétarienne (un comble !) par rapport à la culture intellectuelle savante.

Paradoxalement le prolétaire américain, du moment qu’il adhère à des valeurs réactionnaires, est davantage accepté dans sa propre société en tant que tel, en tant que travailleur manuel ou simple exécutant, avec sa culture spontanée (folklore vivant, musiques, jeux, sports, sociabilités), que ne l’est le travailleur socialiste de base, non promu, non récompensé, méprisé par l'intelligentsia (coté jardin de la bureaucratie) mais toujours indispensable quand même, qui semble se morfondre dans l’isolement, à qui ne reste que la fuite dans l’alcool. L’alcool, nullement une question marginale de santé publique, une des causes principales de la baisse de productivité en URSS. La boucle est bouclée.

Il n’y a sans doute pas de racine commune à tous ces problèmes, mais on peut remarquer qu’ils surgissent dans le contexte d’une économie où la juste répartition des biens est la norme ; le capitalisme n’a aucune peine à résoudre les problèmes récurrents de pénurie, en augmentant les prix de façon à rendre les produits manquants inaccessibles. Souvent alors, mais trop tard, l’éternel râleur des files d’attentes des magasins de Moscou comprend sa douleur. Alors le socialisme apparaît dans la mémoire et le regret sous l’espèce de la nostalgie. Et nous voilà bien avancé.

On peut aussi constater que les problèmes semblent se poser toujours en les mêmes termes, comme si le pouvoir socialiste n’arrivait pas à communiquer de manière convaincante sur les raisons objectives des dysfonctionnements, comme si le discours des autorités tournait à vide, même lorsqu’il est frappé au coin du bon sens.

On touche maitenant à la question de la productivité politique. Je pense que ce déraillage est dû à la nuance monocolore de l’information qui circule dans le socialisme réel; l’information toujours orientée dans le même sens finit par perdre sa valeur de communication. Lorsque, comme il est arrivé mainte fois, le dirigeant socialiste critique la presse socialiste parce qu’elle ne fournit pas d’information de qualité, il a raison ; et en même temps, cette critique ne serait fructueuse que s’il était permis à cette presse socialiste, sur le mode de la dénégation freudienne, de protester avec indignation. Une interprétation juste de l’inconscient (et tous ces intellectuels socialistes sabotent joyeusement le socialisme avec leur inconscient déchainé) étant psychologiquement acceptée par ceux qui la méritent grâce à la dénégation.

En l’absence de cette dénégation, la réponse perverse apparaît, qui consiste à répéter le message idéologique comme des perroquets, à la manière des enfants insupportables qui ridiculisent les adultes en répétant ce qu’ils disent. Il y a une différence essentielle entre interdire aux groupes de médias capitalistes internationaux d’exercer une influence dissolvante, et rendre la critique constructive d’origine interne difficile voire impossible. Il manquait dans les pays socialistes une presse satirique, y compris dans la satire ad hominem. Une critique qui retient ses coups ne peut pas jouer son rôle dialectique. Les dirigeants du prolétariat doivent accepter la satire ouverte. « Krokodil », le « Canard enchainé soviétique » ça ne suffisait pas.

Le socialisme a perdu la bataille du désir (« une bataille », comme disait avec panache le grand Charles « mais dans le monde des forces immenses n’ont pas encore donné »). L’hédonisme aliéné du marketing capitaliste l’a emporté. Mais il va regagner ce terrain perdu, en devenant le système économique et politique du désir de la conscience. Celui où les agents économiques et politiques de base qui constituent les masses sauront en conscience réfléchie, et cesseront d’être des agents passifs des manipulations publicitaires, ils sauront ce qu’ils veulent et ce qu’il faut faire pour l’obtenir.

Un dernier point : le socialisme est en fait un système productif efficace : il a toujours su relever les défis de la contrerévolution, sur les terrains où ils étaient posés : le développement, la guerre et la science. Mais lorsque le défi s’est déporté dans le domaine de la fabrication du désir, dans le contexte des progrès des technologies de l’information, et de la production sociale du spectacle de la vie heureuse, il a été pris de court.

Pour être véritablement productif il faut que le communisme produise les rêves et organise des jeux dont la matière et l’enjeu sont le produit social, et la politique.  Il faut une sorte d'équivalent socialiste du marketing, et un jeu politique ouvert, en vue du pouvoir politique.

Avec un calcul rusé des risques, et des règles empêchant les pressions, interventions, et perturbations provenant des forces impériales capitalistes déclinantes, mais redoutables. Mais cela impliquerait l’invention d’une forme inédite de démocratie directe, et j’ai peur qu’une telle forme dans un monde encore dominé par le capital soit prématurée : la démocratie étant un système agonistique, une vraie démocratie prolétarienne entrerait très vite et trop vite en guerre à mort avec les puissances capitalistes. Un peu de freinage bureaucratique, dans ces conditions est peut être un moindre mal.

Voici donc l’état de mes réflexions sur la question, en espérant n’avoir pas produit que du vent. Mais ça, chers camarades, ça ne dépend pas que de moi, ça dépend aussi de vous.

 


Tag(s) : #Economie
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