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Blog d'Olivier Berruyer

Suite de l’interview d’Emmanuel Todd…

[Olivier Berruyer] Vous dites « La France ne peut finalement pas contrôler l’Allemagne » : n’y a-t-il rien à faire ou est-ce à quelqu’un d’autre de le faire ?

[Emmanuel Todd] C’est à quelqu’un d’autre de le faire. La dernière fois, cette tâche est revenue aux Américains et aux Russes. Il faut admettre que le « système Allemagne » est capable de générer une énergie prodigieuse. En historien et en anthropologue, je pourrais dire la même chose du Japon, de la Suède ou de la culture juive, basque ou catalane. C’est un fait : certaines cultures sont comme ça. La France a d’autres qualités.

 

Elle a produit les idées d’égalité, de liberté, un art de vivre qui fascine la planète, et elle fait désormais plus d’enfants que ses voisins, tout en restant un pays avancé sur le plan intellectuel et technologique. Il est probable qu’au final, si on devait réellement juger, on devrait admettre que la France a une vision plus équilibrée et satisfaisante de la vie. Mais il ne s’agit pas ici de métaphysique ou de morale : nous parlons de rapports de force internationaux. Si un pays se spécialise dans l’industrie ou la guerre, il faut en tenir compte et voir comment cette spécialisation économique, technologique et de puissance est contrôlable.

Quel est le second pays dans la dénégation ?

Les États-Unis. La dénégation américaine avait été formalisée au premier stade de l’émancipation de l’Allemagne, lors de la guerre d’Irak en 2003 et de l’association Schröder-Chirac-Poutine ; certains stratèges américains avaient alors dit : « Il faut punir la France, oublier [ce qu’a fait] l’Allemagne et pardonner à la Russie ». (« Punish France, forget Germany, forgive Russia »).

Pourquoi ?

Parce que la clé du contrôle de l’Europe par les États-Unis, héritage de la victoire de 1945, c’est le contrôle de l’Allemagne. Acter l’émancipation allemande de 2003, cela aurait été acter le début de la dissolution de l’empire américain. Cette stratégie de l’autruche s’est installée, calcifiée et semble aujourd’hui interdire aux Américains une vision correcte de l’émergence allemande, nouvelle menace pour eux, selon moi beaucoup plus dangereuse à terme pour l’intégrité de l’empire que la Russie, extérieure à l’empire.

L’Allemagne joue un rôle complexe, ambivalent mais moteur dans la crise : souvent, la nation allemande apparaît comme pacifiste, et l’Europe, sous contrôle allemand, agressive. Ou l’inverse. L’Allemagne a désormais deux chapeaux : l’Europe est Allemagne et l’Allemagne est Europe. Elle peut donc parler à plusieurs voix.

Quand on connaît l’instabilité psychique qui caractérise historiquement la politique extérieure allemande, et sa bipolarité, au sens psychiatrique, dans son rapport avec la Russie, c’est assez inquiétant. Je suis conscient de parler durement mais l’Europe est au bord de la guerre avec la Russie, et nous n’avons plus le temps d’être courtois et lisses.

Des populations de langue, de culture et d’identité russes sont attaquées en Ukraine orientale avec l’approbation, le soutien, et sans doute déjà les armes de l’Union européenne. Je pense que les Russes savent qu’ils sont en fait en guerre avec l’Allemagne. Leur silence sur ce point n’est pas, comme dans les cas français et américain, un refus de voir la réalité. C’est de la bonne diplomatie. Ils ont besoin de temps. Leur self-control, leur professionnalisme, comme diraient Poutine ou Lavrov, forcent l’admiration.

Jusqu’à présent, dans cette crise, la stratégie des Américains a été de courir derrière les Allemands, pour que l’on ne voie pas qu’ils ne contrôlaient plus la situation européenne. Cette Amérique, qui ne contrôle plus mais doit approuver les aventures régionales de ses vassaux, est devenue un problème, le problème géopolitique n° 1.

En Irak, l’Amérique doit déjà coopérer avec l’Iran, son ennemi stratégique, pour faire face aux djihadistes subventionnés par l’Arabie Saoudite. L’Arabie Saoudite a, comme l’Allemagne, le statut d’allié majeur ; sa trahison ne doit donc pas être actée… En Asie, les Coréens du Sud, par ressentiment envers les Japonais, commencent à fricoter avec les Chinois, rivaux stratégiques des Américains. Partout, et pas seulement en Europe, le système américain se fissure, se délite, ou pire.

La puissance et l’hégémonie allemande en Europe méritent donc une analyse, dans une perspective dynamique. Il faut explorer, projeter, prévoir pour s’orienter dans le monde qui est en train de naître. Il faut accepter de voir ce monde comme le voit l’école réaliste stratégique, celle de Henry Kissinger par exemple, c’est-à-dire sans se poser la question des valeurs politiques : de purs rapports de force entre des systèmes nationaux. Si l’on réfléchit ainsi, on constate que la Russie n’est pas le problème du futur, que la Chine n’est pas encore grand-chose en termes de puissance militaire.

Dans notre monde économique globalisé, nous pouvons pressentir l’émergence d’un nouveau face-à-face entre deux grands systèmes : la nation-continent américaine et ce nouvel empire allemand, un empire économico-politique que les gens continuent d’appeler « Europe » par habitude. Il est intéressant d’évaluer le rapport de force potentiel entre les deux.

Nous ne savons pas comment finira la crise ukrainienne. Mais nous devons faire l’effort de nous projeter après cette crise. Le plus intéressant est d’essayer d’imaginer ce que produirait une victoire de « l’Occident ». Et nous arrivons ainsi à quelque chose d’étonnant : si la Russie craquait, ou seulement cédait, la disproportion des forces démographiques et industrielles entre le système allemand, élargi à l’Ukraine, et les États-Unis conduirait vraisemblablement à un basculement du centre de gravité de l’Occident et à l’effondrement du système américain. Ce que les Américains devraient le plus redouter, aujourd’hui, c’est l’effondrement de la Russie. Mais l’une des caractéristiques de la situation, c’est que les acteurs sont incompétents et très peu conscients de ce qu’ils font. Je ne parle pas seulement d’Obama, qui ne comprend rien à l’Europe. Il est né à Hawaï, a vécu en Indonésie : seule la zone Pacifique existe pour lui.

Mais les géopoliticiens américains classiques, de tradition « européenne », sont également dépassés. Je pense en particulier à Zbigniew Brzezinski, désormais âgé, mais qui reste le théoricien du contrôle de l’Eurasie par les États-Unis. Obsédé par la Russie, il n’a pas vu venir l’Allemagne. Il n’a pas vu que la puissance militaire américaine, en élargissant l’Otan jusqu’aux pays baltes, à la Pologne et aux autres anciennes démocraties populaires, taillait un empire à l’Allemagne, économique dans un premier temps, mais déjà politique aujourd’hui.

L’Allemagne commence à s’entendre avec la Chine, l’autre grand exportateur mondial. Se souvient-on à Washington que l’Allemagne des années trente a longtemps hésité entre l’alliance chinoise et l’alliance japonaise et que Hitler avait commencé par armer Tchang Kaï-chek et former son armée ?

L’élargissement de l’OTAN à l’Est pourrait finalement réaliser une version B du cauchemar de Brzezinski : une réunification de l’Eurasie indépendamment des États-Unis. Fidèle à ses origines polonaises, il craignait une Eurasie sous contrôle russe. Il court le risque d’être enregistré dans l’Histoire comme l’un de ces Polonais absurdes qui, par haine de la Russie, ont assuré la grandeur de l’Allemagne.

Comme vous me l’avez demandé, je vous propose d’analyser les graphiques suivants, comparant aux États-Unis une Europe germanocentrée :

Ce que montrent ces graphiques, c’est cette supériorité industrielle potentielle de l’Europe. Certes l’Europe allemande est hétérogène et intrinsèquement fragile, potentiellement instable, mais le mécanisme en cours de hiérarchisation des populations commence à définir une structure de domination cohérente et parfois efficace. La puissance allemande récente s’est construite par la mise au travail capitaliste des populations anciennement communistes. C’est peut-être une chose dont les Allemands eux-mêmes ne sont sans doute pas assez conscients et ce serait peut-être là leur véritable fragilité : la dynamique de l’économie allemande n’est pas seulement allemande. Une partie du succès de nos voisins d’outre-Rhin vient du fait que les communistes s’intéressaient beaucoup à l’éducation. Ils ont laissé derrière eux non seulement des systèmes industriels obsolètes, mais également des populations supérieurement éduquées.

Comparer la situation éducative de la Pologne en Europe avant la guerre avec celle d’aujourd’hui, bien meilleure, c’est admettre qu’elle doit une partie de sa bonne tenue économique actuelle au communisme, pire peut-être, à la Russie. Nous verrons dans quel état la gestion allemande laissera la Pologne. Reste que l’Allemagne s’est de fait substituée à la Russie en tant que puissance contrôlant l’Est européen et a réussi à en faire une force. La Russie, elle, avait été affaiblie par son contrôle des démocraties populaires, le coût militaire n’étant pas compensé par le gain économique. Grâce aux États-Unis, le coût du contrôle militaire est pour l’Allemagne proche de zéro.

[À suivre ici]

 

Interview réalisée pour le site www.les-crises.fr, librement reproductible dans un cadre non commercial (comme le reste des articles du site, cf. Licence Creative Commons).

 


Tag(s) : #Europe
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