En 1968, j'étais délégué syndical national CGT du Crédit du Nord.
J'ai donc participé, en tant que responsable de l'entreprise, à la grève du personnel de cette banque, qui comptait alors environs 8000 agents en France, et près de 3000 à Paris.
J'ai relaté cet épisode sur trois pages dans l'ouvrage que j'ai publié en 2002, intitulé :
La CGT au Crédit du Nord (1949-1974) avec cet ajout,
Un syndicalisme de classe et de masse.
Je crois bon aujourd'hui de reprendre le texte qui relate comment a commencé la grève.
Les évènements, tels qu'ils sont décrits, font justice d'affirmations répandues de nos jours, et que je considère érronées.
"La brutale répression du mouvement étudiant au Quartier latin sert de détonateur. La grève commencée dans une usine de Loire-Atlantique, déferle comme un torrent sur le pays. Chaque édition de France-Soir annonce un million de grévistes supplémentaires. Les entreprises sont occupées. La France s'arrête. Et les banques ? Et le Crédit du Nord ?
Dans notre établissement, l'action revendicative est intense. Après les mouvements de novembre et décembre 1967 et une grève unitaire de 24 heures le 5 février 1968, la plus réussie à Paris depuis 1957, face à une nouvelle grève prévue pour le 29 mars, la direction prend peur. Elle a le souvenir de grèves de 24 heures à répétition, l'année pécédente, en 1967, et l'obligation qu'elle avait eue alors de décider une attribution générale de points.
Aussi, faisant brutalement marche arrière, elle annonce, en catastrophe, le 27 mars, une opération de même type, valeur 1er avril.
C'est dans ces conditions que notre section syndicale est confrontée au raz de marée revendicatif de mai. La nécessité d'y participer est partagée par tous les militants CGT. Il faut profiter de l'occasion propice pour mettre sur la table toutes nos revendications en suspens. Faire partager cet état d'esprit par nos collègues de travail, tel est l'objectif premier de la section syndicale. Ce n'est pas si simple.
Les affrontements violents entre étudiants et policiers, la réaction de solidarité de la CGT contre la répression, la présentation qu'en donne la presse, la radio et la télé, obscurcissent, dans nos milieux le sens de la grève. Les délégués se répandent dans les services pour expliquer la situation et l'intérêt, pour le personnel, de participer au mouvement.
La tâche n'est pas toujours aisée.
Mais, le 'table à table' commence à porter ses fruits, sauf dans les secteurs informatiques. Si promptes à quitter le travail quand il s'agit de leurs revendications particulières, elles sont réticentes à participer à une grève dont elles perçoivent mal le sens. Leur abstention pèse sur l'attitude des employés des autres services qui hésitent. La décision est remise au lendemain. Une nouvelle fois, je tente de convaincre les mécanographes. Le directeur des Services centraux sent que se joue là une partie décisive. Il tente alors d'expulser lui-même l'auteur de ce livre.
Son intervention provoque la colère des mécanographes qui, pour défendre le militant CGT, "prennent leur sac" et quittent le travail ! L'effet est immédiat : à leur tour, les autres services débrayent. La grève est générale au siège, 59 boulevard Haussmann.
Elle durera trois semaines".*
La relation de ces faits permet de corriger des contre-vérités que les médias aux ordres diffusent pour réduire mai 68 à une révolte étudiante, afin de minimiser l'importance historique de la plus grande grève que la France ait jamais conue, et du progrès social qu'elle a engendré dans notre pays. Il ne faut pas, pour le Capital, que la mémoire ouvrière soit le levier susceptible de redonner confiance au peuple pour s'en inspirer.
C'est ainsi que :
1) - La fable, répandue de nos jours, sur "l'apathie sociale" qui soit-disant régnait chez les salariés dans les années précédant 68 (et que la "révolte étudiante" aurait réveillée d'un long sommeil), est totalement fausse.
Dans les banques, et ce n'est pas le secteur le plus prolétarien, l'agitation revendicative était permanente. Les grèves à répétition dans l'entreprise ou sur le plan de la profession, ont précédé, et de loin, le mouvement de mai 68. Elles l'ont même rendu possible.
2) - Les violences du Quartier latin, relatées sur les ondes, heure par heure, sur fond d'explosions de grenades, inquiétaient grandement les employés de banque, qui ne voulaient aucunement faire grève "par solidarité". Au lieu d'être ce qu'on prétend aujourd'hui un élément politiquement déclancheur, le caractère pris par le mouvement étudiant a constitué un frein, dans les milieux tertiaires. Par contre, l'ampleur de la réaction ouvrière - celle de la manifestation syndicale unitaire du 11 mai, à l'initiative de la CGT - a donné un élan décisif au mouvement de grève. Sa généralisation, dans les usines, comme un torrent qui déferle a ouvert une perspective commune aux salariés d'agir ensemble; et de gagner ensemble.
* La CGT au Crédit du Nord
(1949-1975)
Un syndicalisme de clase et de masse
Edité chez L'Harmattan