Nous sommes donc le 13 mai 1958, à Alger.
La foule européenne d'Alger répond massivement à l'appel lancé par le Comité de vigilance, regroupant les associations "Algérie française". Elle envahit le siège du Gouvernement Général, qui est mis à sac. L'armée laisse faire, puis les "paras" occupent le batiment officiel. Le général Massu se montre sur le balcon du GG, entouré de ses "bérêts rouges", des responsables de groupes activistes algérois (qui ne cachent pas leur attirance pour le fascisme), mêlés à des personnalités, qui se réclamant du gaullisme( Delbecque, Soustelle), complotent pour le compte du général.
Massu donne alors lecture de son télégramme au Président Coty :
"Vous rendons compte création Comité Salut public civil et militaire sous ma présidence, moi, général Massu en raison gravité situation et nécessité absolue maintien de l'ordre et ce pour éviter toute effusion de sang, exigeons création à Paris, d'un gouvernement de salut public, seul capable de conserver l'Algérie partie intégrante de la métropole".
La population pied-noir est en liesse. L'armée a franchi le pas.
A 23h35, du même balcon, le général Salan annonce :
"Je prends provisoirement en main les destinées de l'Algérie française..."
A Paris, la nouvelle du putsch - car c'est un putsch ! - arrive à l'Assemblée au moment où celle-ci vote la confiance à Pierre Pfimlin, par 274 voix contre 129, les communistes s'étant abstenus. Le 15 mai, les Confédérations syndicales réagissent. La CGT s'adresse aux autres organisations syndicales pour organiser une riposte commune, et préconise la constitution de comités de vigilance. FO et la CFTC, tout en condamnant les "factieux d'Alger" et en appelant les travailleurs à la vigilance, s'en tiennent à des conseils de prudence. La FEN demande à ses responsables départementaux d'intervenir auprès des préfets pour "affirmer leur volonté de défendre les institutions républicaines".
"L'Humanité" barre sa Une d'un vigoureux "Alerte au fascisme !".
La Bourse du 14 mai reste calme. "Pas de gros remous sur le marché", note Paris Journal.
Le 15 mai, le général de Gaulle tient une conférence de presse. Il se déclare "prêt à assumer les pouvoirs de la République". La déclaration fait sensation.
Si certains considèrent de Gaulle comme une personnalité "au-dessus de la mêlée", susceptible de ramener le calme, d'autres, les communistes en tête, dénoncent le "complot". L'Humanité titre, le 16 mai, "De Gaulle jette le masque", et en-dessous "Le chef des généraux factieux revendique le pouvoir personnel" et "A bas la dictature militaire!". Le ton est donné.
Le 20 mai, nouvelle conférence de presse du général. De Gaulle justifie les évènements d'Alger et l'attitude des chefs militaires :
"Les Français d'Algérie ne veulent pas se séparer de la métropole. Car, on ne crie pas "Vive de Gaulle' quand on n'est pas avec la nation. Dans ces conditions, l'armée qui constatait cette immense émotion populaire, l'armée a jugé de son devoir d'éviter que le désordre ne s'établisse. Elle l'a fait et elle a bien fait".
Et répondant à l'inquiétude initiée par son attitude, le général sort sa phrase célèbre :
"Croit-on qu'à 67 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ?".
Mais déjà, des tractations politiques sont menées bon train. Antoine Pinay, ancien président du Conseil, l'un des leaders de la droite (il fut titulaire de la Francisque, décernée par Pétain), invite Guy Mollet à rencontrer de Gaulle, et le Président Coty menace de démissionner si la solution 'de Gaulle' n'est pas retenue...
Le 24 mai, des parachutistes, venus d'Alger, prennent le contrôle de la Corse.
Le plan "Résurrection", nom de code donné à l'opération d'Alger, se développe.
A Paris, une édition spéciale de L'Humanité contre le "complot gaulliste" est saisie par le gouvernement.
Le 27 mai, un communiqué du général de Gaulle annonce :
"J'ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l'établissement d'un gouvernement républicain, capable d'assurer l'unité et l'indépendance du pays".
Des manifestations favorables aux mutins d'Alger ont lieu aux Champs-Elysées.
Après "une journée d'action pour la défense de la République" organisée le 27 par la seule CGT, le 28 se déroule, de la Nation à la République, une puissante manifestation qui regroupe l'ensemble des partis de gauche et des organisations syndicales. Elle rassemble 300.000 personnes.
Mais il est bien tard. Le président de la République, utilisant le chantage à la guerre civile (on parle de l'envoi de bataillons de paras qui seraient lâchés sur Paris), fait le forcing pour obtenir des formations politiques leur accord pour la formation d'un gouvernement présidé par le général de Gaulle, dans lequel l'ensemble des partis trouverait leur place. Sauf le Parti communiste français. Le nouveau gouvernement, ainsi constitué, serait doté des pleins pouvoirs, et soumettrait le texte d'une nouvelle constitution, ratifiée ultérieurement par référendum. Coty exige que le Parlement ratifie cette solution, et met en balance sa propre démission. Pendant ce temps, des émissaires parlementaires vont s'entretenir avec de Gaulle. Guy Mollet y joue un rôle essentiel.
Le 1er juin, le général est investi à l'assemblée, par 309 voix contre 224. Il obtient "les pleins pouvoirs" par 329 duffrages contre 224. Toute la droite, le MRP (mouvement d'inspiration catholique, issu de la Résistance), et la majorité du groupe radical, votent pour, ainsi que 45 députés socialistes - sur 95 - . Les 141 élus communistes votent contre, de même que 49 socialistes, 18 radicaux dont Mendès-France, et François Mittérand, de l'UDSR.
L'évènement est salué par la Bourse :
"Espoir a la Bourse de Paris, fortes hausse des valeurs françaises et vif recul de l'or",
note Paris journal, du 3 juin.
Le 4 juin, de Gaulle se rend à Alger, et dans diverse villes d'Algérie. A Mostaganem, il lance à la foule qui scande "Algérie française !", le fameux "Je vous ai compris !".
Deux semaines durant, la France a été secouée par une crise de régime.
La IVème République est morte. Certes, elle a été emportée par les subresauts de la guerre perdue d'Indochine, d'abord, puis de celle d'Algérie, qu'elle a menée pendant quatre ans, sans succès, et au prix d'un traumatisme profond de la population française.
Mais est-ce la seule raison de ce bouleversement politique ?
En 1945, à la Libération, le grand patronat, compromis qu'il était dans la collaboration avec l'ennemi, avait dû transiger avec les forces sociales et politiques, issues de la Résistance. Celles-ci avaient fait siennes le programme du CNR. Le patronat avait alors tenu compte de la puissance du Parti communiste français, le premier parti de France, et de celle de la CGT
réunifiée.
Le rapport de force ne lui était pas favorable.
Le combat de classe a de nouveau éclaté, en 47 et 48, lors des grandes grèves ouvrières, durement réprimées par les gouvernements à direction socialiste, alors que sur le plan international, "la guerre froide" opposait l'impérialisme américain au bloc socialiste.
Les forces du Capital reconstituées ont voulu prendre leur revanche.
Mais leurs intérêts économiques ne pouvaient plus se contenter des aléas d'une démocratie . Il leur fallait un pouvoir fort, concentré, à son service.
C'est le sens du "complot du 13 mai" : liquider le régime parlementaire et lui substituer un système de pouvoir personnel, apte à annihiler les oppositions.
Nous verrons, le moment venu, avec la Vème République et sa constitution, en septembre 1958, l'aboutisement d'un régime qui répondait aux vues du capital monopoliste, en formation.