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Faut-il avoir peur des médicaments?

 

Par Julie Joly

 

  

 

 Encore un scandale sanitaire. L'affaire du Mediator relance des questions qui n'en finissent pas de se poser: sur l'opacité de l'industrie pharmaceutique, l'indépendance des experts, la formation des médecins, l'information des patients... Enquête sur un système grippé et en mal de remèdes.

 

Elle se voit encore lui dire: "Chéri, allez, prends ton Mediator..." Le matin au petit déjeuner, à midi, et puis encore le soir: trois comprimés par jour, 21 par semaine, pendant quatorze ans. Son mari, "c'était un artiste, raconte Madeleine*. Il détestait les médicaments".

Devenu diabétique sur le tard, l'ancien poète franc-comtois est mort d'insuffisance cardiaque il y a deux ans. Et depuis, dans ce patelin jurassien de 400 âmes, une épouse dévouée se maudit. 

Ses deux filles ont beau la raisonner, sa conscience ne lui laisse pas de répit: la septuagénaire se dit qu'elle a empoisonné son homme en le forçant à se soigner. Elle enrage aussi contre les laboratoires, plus prompts à bichonner leurs intérêts que leurs patients. Contre l'Etat, "bien lent à réagir". Contre son généraliste, qui lui déconseille de lire les notices, "pour ne pas s'inquiéter pour rien"...

C'est en lisant Santé Magazine que la veuve a découvert le pot aux roses. 

 

5 millions de Français ont avalédu Mediator depuis 1976

 

Pendant ce temps, à Paris, Xavier Bertrand, à peine (re)nommé ministre du Travail, de l'Emploi et de la Santé, convoquait le 16 novembre toutes les huiles de son administration. "500 morts sous Mediator", le premier décompte confirmé par l'Assurance-maladie a de quoi faire trembler. Près de 5 millions de Français auraient avalé cet antidiabétique détourné comme coupe-faim depuis son lancement, en 1976.

Combien de victimes au total?

Qui a fauté?

Comment être sûr que cela ne se reproduise pas?

Diligentée en urgence, l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) est chargée de faire la lumière sur cette sombre histoire. Elle a peu de temps pour rendre son rapport, commandé pour la mi-janvier. Et, en attendant, la colère gronde. 

 

Le Vidal, est une collection de notices rédigées par les fabricants 

 

Car après le Distilbène, l'Isoméride, le Vioxx, le sang contaminé, ce nouveau désastre sanitaire confirme l'impensable: il est donc toujours possible, en France, de trouver en pharmacie des remèdes mortels. Des scientifiques qualifiés d'experts peuvent autoriser le remboursement de produits inefficaces, voire dangereux. Des médecins, prescrire, sans le savoir, du venin sur ordonnance. Et des patients dociles, mourir en pensant se soigner. Les réformes successives n'auraient donc servi à rien. Ni la création, en 1993, des agences du médicament européenne et française. Ni l'obligation, pour les experts, de déclarer leurs conflits d'intérêts. Ni les progrès de la science et de l'information. 

 

Comme Madeleine, des millions de Français découvrent, abasourdis, une vérité désormais impossible à cacher : le royaume d'Hippocrate est une terre d'hypocrites. Les patients croyaient leurs médecins sur parole? Ils apprendront que certains prescrivent les yeux fermés. Leur bible, le Vidal, est une collection de notices rédigées par les seuls fabricants. Leur enseignement universitaire sur les médicaments se limite, en moyenne, "à soixante-quatre heures dispensées sur l'ensemble de leur cursus", tonne le Pr Jean-Paul Giroud, membre de l'Académie de médecine.

Et les firmes pharmaceutiques se chargent personnellement de combler leurs lacunes. 

 

Les patients inquiets peuvent-ils au moins s'en remettre à l'Etat pour assurer leurs arrières? Ils réalisent, avec le Mediator, ce que la complexité administrative dissimule: une véritable usine à gaz, où les responsabilités se noient dans des méandres opaques.

Pire, que peuvent 990 agents de l'Afssaps et 115 millions d'euros de budget face à plus de 8000 spécialités pharmaceutiques et 2 milliards de boîtes remboursées chaque année ?

En un an, les fabricants de médicaments engrangent près de 27 milliards d'euros de chiffre d'affaires en France.

Les décideurs sont les payeurs. "C'est sur la foi d'études cliniques exclusivement menées et financées par les firmes que s'évaluent aujourd'hui les traitements", martèle le président du Formindep, le Dr Philippe Foucras, Don Quichotte de l'indépendance médicale. 

Faut-il avoir peur des médicaments?

AFP PHOTO/ STEPHANE DE SAKUTIN

 

Vigilance. A quoi aura servi la création de l'Agence française de la sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps)?  

 

Il n'est pas toujours besoin de pactoles pour convaincre. Outre-Atlantique par exemple, les défenseurs de l'industrie ont table ouverte à Washington. Près de 1500 lobbyistes attitrés ont leur entrée au Congrès, au Sénat et jusque dans les couloirs de la Maison-Blanche. Inutile pour eux de montrer patte blanche: environ 64% sont des revolvers, d'anciens fonctionnaires de l'administration américaine.

 

En France, les liens incestueux sont plus discrets, mais non moins forts. Elisabeth Hubert, Roselyne Bachelot ou encore Nora Berra ont travaillé pour des laboratoires avant de chapeauter le ministère de la Santé. De même que la plupart des "experts" censés contrôler la mise sur le marché des médicaments.

Même le gendarme du secteur, l'Afssaps, est financé à 90% par les firmes pharmaceutiques.

Mauvaise nouvelle : la maigre perfusion publique au budget de l'agence pourrait bientôt disparaître. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale prévoit de réduire à néant la subvention de l'Etat pour les trois années à venir. Et tant pis si la petite économie discrédite un peu plus les autorités sanitaires... 

 

Car, à défaut d'indépendance et de moyens, les questions pleuvent. "Qui croire à présent?" lance, furieux, Abdelkacem, chauffeur de taxi diabétique resté un an sous Mediator. Les médecins formés à l'école des labos? Le sien ne l'a toujours pas appelé pour lui conseiller un examen cardiaque. "Même les notices des médicaments ne garantissent rien", maugrée une gériatre francilienne abonnée à Prescrire, la seule revue médicale indépendante disponible en France. Comme pour le Mediator, certains effets secondaires apparaissent des années après la commercialisation d'un médicament et beaucoup ne remontent jamais aux oreilles des autorités sanitaires.

En matière de pharmacovigilance pourtant, "nous ne sommes pas face à un vide juridique", précise Christian Lajoux, président du lobby français des laboratoires (Leem). Mais le système est ainsi fait: "Il repose essentiellement sur la bonne volonté de quelques-uns", résume le conseiller d'Etat Didier Tabuteau, tout premier directeur de l'Agence du médicament.  

Entre deux consultations et trois feuilles de soins, médecins, aides-soignants ou encore pharmaciens signalent bien quelque 25 000 cas d'effets insoupçonnés des médicaments chaque année. Les firmes, elles, près de 18 000. Mais à quoi bon?
Les médicaments provoquent toujours, à eux seuls, plus de 130 000 hospitalisations par an. Et tuent en silence 18 000 malades qui s'ignorent.
"Il y aura d'autres Mediator", promet le Dr Philippe Foucras à la tête de son comité de médecins résistants. C'est aussi ce que laisse penser la liste, établie par L'Express, de dix produits qui ne devraient plus être sur le marché.
De même que certaines aberrations persistantes. Il y a un an, le gel anti-inflammatoire Ketum était ainsi retiré des pharmacies. Une mesure attendue: depuis 1993, des cas d'eczéma et d'allergies cutanées graves étaient régulièrement rapportés sur des patients exposés au soleil. Cet antidouleur n'étant pas plus efficace que les autres, et plus dangereux, l'Afssaps décide de l'interdire le 12 janvier dernier. Mais deux semaines plus tard, coup de théâtre : saisi par le fabricant, le juge des référés estime que l'injonction est "disproportionnée", menaçant la survie économique du laboratoire. Le Conseil d'Etat confirme et les tubes retrouvent derechef leur place en pharmacie. 

 

La machine est grippée, mais elle n'est pas fichue. Partout dans le monde, des médecins, telle la Brestoise Irène Frachon, jouent les Robins des Bois au péril de leur carrière. Des voix s'élèvent en France pour exiger que leur statut de "lanceur d'alerte" soit enfin reconnu, à l'instar notamment des Etats-Unis. Des voix comme celles des associations de patients, de Prescrire, du Formindep, mais aussi de Didier Tabuteau, désormais responsable de la chaire santé de Sciences po Paris.

Selon lui, une autre révolution mériterait d'être importée d'Amérique: la transparence obligatoire sur les liens entre labos et professionnels de la santé, aussi appelée Sunshine Act. Inspirée par le Mediator, l'Assurance-maladie promet, quant à elle, d'ouvrir plus souvent ses fichiers de remboursement, une mine d'informations.

Outre-Atlantique encore, la pratique est courante et permet de repérer plus vite les victimes d'effets secondaires graves. Enfin, preuve que les temps changent, l'école de la rigueur pourrait finir par s'imposer. L'austère revue Prescrire connaît un pic d'audience inespéré auprès des étudiants en médecine et en pharmacie.

Mieux, selon nos sources, elle compte même, depuis peu, un nouvel abonné: Xavier Bertrand, ministre de la Santé. Il n'est jamais trop tard. 

 
* Le prénom a été changé.  
 
Quarante ans de scandales sanitaires

 

Avant le Mediator, d'autres traitements ont provoqué des catastrophes au cours des dernières décennies. Parmi les plus graves: 

 

La thalidomide (un anti-nauséeux pour les femmes enceintes). 

Le Distilbène (prescrit en prévention des fausses couches). 

Le sang contaminé par le virus du sida (distribué aux hémophiles et à des transfusés). 

L'hormone de croissance, porteuse de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (prescrite aux enfants trop petits). 

L'Isoméride (un coupe-faim voisin du Mediator) 

Le Vioxx (un antidouleur). 

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