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L'Expansion

01/11/2009  - 

 

Dominique Labbé,

chercheur:

 

Les syndicats français

n'ont plus besoin d'adhérents

Propos recueillis par Bernard Poulet -  

 

 

Financés par l'Etat et les entreprises, les confédérations se passent très bien de cotisations et de militants.

Analyse d'un syndicalisme sans syndiqués qui a perdu tout mordant.

 

Alors que leurs effectifs ne cessent de fondre et que l'affaire du comité d'entreprise d'Air France, menacé de faillite, rappelle que les syndicats français brassent d'énormes sommes d'argent, deux chercheurs, Dominique Labbé et Dominique Andolfatto, ont analysé la manière dont les subventions ont contribué à vider les rangs des organisations de salariés. Ils viennent de publier Toujours moins ! (Gallimard). Dominique Labbé explique ici comment les dirigeants syndicaux, à l'instar des politiques, sont coupés de leur base.

 

La faiblesse des effectifs des syndicats est-elle une autre exception française ?

 

Oui, et elle date de la fin des années 70. Entre 1979 et 1988, le taux de syndicalisation a été divisé par deux. Aujourd'hui, il n'y a sûrement pas plus de 7 % de salariés syndiqués. C'est le taux le plus faible des grands pays à économie libérale. Cette tendance se poursuit, en dépit des affirmations des syndicats, qui ont pris l'habitude de transformer certaines ressources "grises" en pseudo-cotisations. Ils prétendent avoir stabilisé le nombre de leurs adhérents, alors que celui-ci continue de diminuer. Il ne restera bientôt plus qu'un appareil.

 

Selon vous, les conditions de financement des syndicats expliqueraient ce phénomène...

 

En effet, les syndicats n'ont plus besoin des cotisations de leurs adhérents. Dans le secteur privé, leurs ressources proviennent des comités d'entreprise et du financement direct par les entreprises. Sous le chapitre "droit syndical", il prévoit la prise en charge des permanents syndicaux, le remboursement de leurs frais, la fourniture de locaux, de téléphones, d'ordinateurs, etc. Au niveau des fédérations et unions territoriales, les syndicats reçoivent des subventions des collectivités locales et de l'Etat. Ainsi, en 2004, la région Ile-de-France a versé 1 million d'euros aux syndicats.

Ils bénéficient également de prélèvements sur les différents régimes sociaux et sur la formation professionnelle. A chaque fois qu'une caisse est gérée paritairement, syndicats et patrons se répartissent des sommes considérables. Rien que pour la formation professionnelle, cela représente plus que toutes les cotisations perçues par les différentes confédérations.

Il n'y a pas de statistiques officielles complètes. Mais nous avons évalué que, rien que pour les trois fonctions publiques - Etat, collectivités territoriales et hôpitaux -, les caisses de Sécurité sociale et les grandes entreprises nationales, les mises à disposition [les personnels salariés par ces organismes alors qu'ils travaillent pour un syndicat] correspondent à 40 000 emplois à temps plein, dix fois ce que les syndicats pourraient financer avec les seules cotisations.

 

Encore une exception française ?

 

En effet. Dans les autres pays comparables, l'indépendance du syndicat est la première règle : son financement est donc autonome. Surtout, les syndicalistes qui s'assoient à la table des négociations n'appartiennent pas à l'entreprise, ce sont des salariés du syndicat, totalement indépendants de l'employeur et peu susceptibles d'être sensibles aux pressions. C'est seulement en France qu'on a ce système bâtard où ceux qui négocient au nom des salariés sont soumis à l'autorité hiérarchique des employeurs.

 

Pourtant, en Allemagne aussi, il semble que les syndicats aient une lourde bureaucratie...

 

On a cette impression parce qu'il y a beaucoup de monde dans les sièges centraux. Mais c'est pour fournir d'importants contingents de négociateurs et de juristes. Pour le reste, ils ont beaucoup moins de permanents. Il faut visiter le siège national de la CGT, qui a construit une véritable cathédrale à Montreuil, ou celui de la CFDT, qui possède deux immeubles importants à Paris. Ce n'est pas avec leurs 540 000 et 450 000 adhérents qu'elles ont pu les financer !

Les syndicats français savent rendre "invisibles" une bonne part de leurs permanents. La CFDT, par exemple, annonce à peine plus de 300 postes à temps plein à son siège, mais, si on se rend sur place, on constate qu'il y a beaucoup plus de monde. Car une partie de ces permanents sont salariés par des organisations périphériques, comme celles de la formation syndicale.

 

Les entreprises financent les syndicats, et pourtant elles ne cessent de dénoncer les excès syndicaux. N'est-ce pas étrange ?

 

Toutes les grandes entreprises financent leurs syndicats, que ce soit dans la grande distribution, dans l'automobile, dans la construction aéronautique ou dans les banques et assurances. Faut-il parler de corruption ? Tout dépend du sens qu'on donne à ce mot. Il est pertinent s'il veut dire qu'on accepte de l'argent de la part de gens avec qui l'on va négocier. L'affaire des "valises" de billets de l'UIMM - utilisées, selon son ex-président, Denis Gautier-Sauvagnac, pour "fluidifier les relations sociales" - a soulevé un coin du voile. Les méthodes se sont sans doute "modernisées" et légalisées. Aujourd'hui, on signe officiellement des accords selon lesquels l'entreprise prend en charge, par exemple, les frais de déplacement des syndicalistes. Les syndicats se débrouillent ensuite comme ils veulent, leur comptabilité n'étant jamais contrôlée.

 

La "professionnalisation" des syndicalistes a-t-elle contribué à changer la nature de ces organisations ?

 

N'ayant plus guère d'adhérents, ni de véritable opposition interne, et de moins en moins d'enracinement social, les syndicats ont changé leur discours. Il ressemble désormais à celui des politiques, fait de formules générales, et donne l'impression qu'ils ne connaissent plus les salariés au nom desquels ils négocient. C'est pourquoi ils sont souvent surpris par les réactions violentes que peuvent provoquer certains des accords qu'ils ont signés, comme Nicole Notat en 1995 devant les mobilisations contre la réforme Juppé, ou comme François Chérèque en 2003 pour la réforme des retraites. Ces dirigeants paraissent flotter dans une bulle.

Le phénomène se reproduit au niveau des entreprises. Le délégué du personnel, jusqu'au début des années 80, était le pivot de l'implantation syndicale, il était sur le terrain et prenait en charge les problèmes des salariés. Nos études ont montré que la première cause d'adhésion tenait à cette capacité de résoudre des problèmes personnels. L'effacement des DP a coupé les racines sociales des syndicats.

Les syndicalistes ne sont plus des "militants", même s'ils continuent à se qualifier ainsi, ce sont des professionnels de la représentation, comme les députés dans leurs circonscriptions, qui, eux non plus, n'ont pas besoin d'adhérents puisqu'ils sont financés publiquement.

 

Pourquoi écrivez-vous que "les luttes syndicales appartiennent à la légende" ?

 

A partir de la fin des années 70, la "conflictualité" sociale a reculé. Seules quelques crises brutales, comme en 1995, ont masqué cette baisse. Depuis plus d'un quart de siècle, la conflictualité sociale est faible. Ainsi, en 2004, on comptabilisait dix fois moins de jours de grève que dans les années 70. Les salariés sont plus dispersés, isolés face à leur hiérarchie, et surtout privés de représentants capables d'exprimer ce qu'ils souhaitent. On a donc peu de conflits, et ils sont généralement très brefs, faute de caisse de grève, alors que les conditions de travail et de vie d'un grand nombre de salariés se dégradent et que ces salariés en sont conscients. Cela explique les brusques flambées de colère, notamment lors des fermetures d'usines, mais ce sont des manifestations isolées.

 

Pourquoi parlez-vous de l'enthousiasme des patrons" pour la négociation collective ?

 

Dans aucun pays développé on ne négocie autant qu'en France. On donne la première place au dialogue entre syndicats et employeurs, la loi n'étant là que pour fixer un cadre général. Les accords dérogatoires à la loi ou aux accords de branche devant être signés par les syndicats représentatifs pour acquérir une valeur juridique, l'employeur a intérêt à traiter avec un syndicat compréhensif.

La loi d'août 2008 sur la représentativité syndicale a d'abord servi à ouvrir la voie à des accords dérogatoires sur la durée et l'organisation du temps de travail. Le gouvernement est passé en force, permettant aux entreprises qui obtiennent des accords majoritaires de déroger à toute une série de règles sur le temps de travail. Elles peuvent, par exemple, faire passer des salariés au forfait, augmenter le nombre de jours travaillés dans l'année, fractionner le temps de travail, et, bien sûr, supprimer les trente-cinq heures. L'objectif du président de la République était de faire sauter les trente-cinq heures, mais aussi de flexibiliser le temps de travail au maximum.

Cette loi a aussi permis de rendre légales les mises à disposition accordées aux syndicats par les entreprises ou par les collectivités publiques. Jusque-là, c'était un abus de bien social. Désormais, les employeurs, publics ou privés, peuvent financer leurs syndicats légalement.

 

Quels vont être les effets du changement des règles de la représentativité syndicale ?

 

La bureaucratie syndicale et le syndicalisme sans adhérents s'en trouveront renforcés, car les derniers garde-fous ont sauté : les fédérations du secteur privé pourront désormais fonctionner presque uniquement grâce aux mises à disposition et au financement des entreprises.

Bien sûr, il leur faudra recueillir des votes pour être dites représentatives, mais on a discrètement changé la périodicité des élections : elle est passée de deux à quatre ans. Le nouveau système ne sera donc réellement mis en place qu'à la fin de 2012. Il devrait favoriser l'hégémonie de la CGT et de la CFDT, facilitant les accords majoritaires. Ces deux organisations, en désaccord sur presque tout, s'accordent sur le thème : "On lamine les autres et on ramasse la mise."

 

Que faudrait-il faire, alors ?

 

Assurer l'indépendance des syndicats et redonner la première place aux adhérents en supprimant toutes les aides, privées ou publiques. Le reste est secondaire. Fonder un système de représentativité uniquement sur les élections aura les mêmes résultats néfastes que pour le système politique. Ce n'est pas l'instauration de seuils qui a permis la clarification et mis fin à l'émiettement de la représentation politique.

 

N'avez-vous pas une vision un peu trop sombre, pour ne pas dire "gauchiste" ?

 

Nos conclusions sont le résultat de trente ans de travail et n'ont aucune coloration politique. D'ailleurs, il n'y a pas eu de différence sensible entre les politiques de droite et celles de gauche dans ces domaines. Nous serions heureux d'être démentis, car les salariés français ont bien besoin d'être correctement représentés et défendus !

 

Deux spécialistes

Dominique Labbé et Dominique Andolfatto animent depuis 1978 un réseau de chercheurs qui analysent le syndicalisme. Ils ont notamment publié Les Syndicats en France (La Documentation française, 2004), Histoire des syndicats (Seuil, 2006) et Les Syndiqués en France (Liaisons sociales, 2007).

 

 

Tag(s) : #Lutte de Classe
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