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Le international

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CPI : A la Haye, c'est un juge en train de mourir

         qui fit le sale boulot contre Gbalbo

#CPI / À la Haye, c'est un juge en train de mourir qui fit le sale boulot contre Gbagbo

 

Initialement paru in Le Nouveau Courrier n°1118 en date du 25 septembre 2014 sous le titre :


L'avocat de Gbagbo demande une enquête sur la mort du juge allemand

 

La partie la plus informée de l'opinion publique ivoirienne s'en souvient. Le 25 juin dernier, la CPI annonçait la démission du juge allemand Hans-Peter Kaul à compter du 1er juillet. Le 21 juillet, ce magistrat mourait d'une «grave maladie». Troublant, très troublant quand l'on sait que c'est un «changement d'avis» de Hans-Peter Kaul qui a fait basculer le rapport de forces au sein de la Chambre préliminaire I et qui a ouvert la voie à un procès Gbagbo. En effet, en juin 2013, seule la juge-présidente, l'Argentine Silvia Fernandez de Gurmendi, considérait que la procureure Fatou Bensouda avait dans son escarcelle de quoi conduire à un procès. Un an plus tard, elle était rejointe par Hans-Peter Kaul alors même que dans son document contenant les charges (DCC) modifié, l'Accusation n'avait pas répondu aux questions qui lui avaient été posées par les juges. Seule la juge belge Christine Van den Wyngaert campait sur ses positions.

Forcément, les informations sur la maladie et sur la mort du juge allemand ouvrent la voie à des questionnements. Dans quel état physique et intellectuel se trouvait-il au moment de statuer sur le DCC modifié et de prendre une décision lourde de conséquences pour le président Laurent Gbagbo et la Côte d'Ivoire ? C'est ce mystère que Maître Emmanuel Altit, avocat principal de la Défense, veut éclairer en demandant une enquête à la CPI. Selon toute évidence, des langues se sont déliées. La Défense semble en mesure d'affirmer que la maladie fulgurante du magistrat allemand s'est déclenchée – selon les confidences de certains de ses amis – fin mars ou début avril 2014. Or les observations de la Défense ont été déposées le 17 mars et les soumissions finales le 14 avril ! Hans-Peter Kaul était-il en mesure de les prendre en compte de manière équilibrée alors qu'il luttait contre la mort ? A-t-il pu lire la masse incroyable de documents qui devaient fonder sa conviction (61 jeux d'écritures et des milliers de pages) en l'absence de toute audience publique ? Si la réponse est négative, cela signifie que les droits de la Défense ont été gravement violés. Maître Emmanuel Altit ne passe pas par quatre chemins : il demande la nomination par la présidence de la CPI d'un médecin expert indépendant qui prendra connaissance du dossier médical du juge Kaul, le transmettra aux parties ou en fera une synthèse qu'il transmettra aux dites parties. L'institution de La Haye, largement discréditée au sein des opinions africaines, acceptera-t-elle cette épreuve de la transparence ? Difficile de le dire. Pour l'Histoire, Le Nouveau Courrier, première publication à avoir révélé que la mort du juge Kaul suscitait la controverse dans les couloirs de La Haye sur la réalité de sa décision en âme et conscience, publie l'intégralité de la requête de l'avocat principal du président Gbagbo. Bon à savoir : la jurisprudence de la CPI permet la reconsidération des jugements dans certaines circonstances.

1. Le 17 janvier 2013, le Procureur dans son premier DCC se fondait sur 45 incidents qu’il indiquait être survenus pendant la crise postélectorale pour accuser le Président Gbagbo de crimes contre l’Humanité.
2. Du 19 au 28 février 2013 avait lieu l’audience de confirmation des charges.
3. A la suite de cette audience, les Juges de la Chambre préliminaire se prononçaient le 3 juin 2013.
4. Deux des trois Juges, la Juge Van den Wyngaert et le Juge Kaul rappelaient qu’au stade de la confirmation des charges il appartient aux Juges de la Chambre préliminaire de vérifier si les allégations du Procureur « are sufficiently strong to commit [the per- son] to trial ». Comment vérifier la consistance de la preuve du Procureur? Les deux Juges indiquaient que « Pre-Trial Chambers have consistently held that to meet the evidentiary burden of "substantial grounds to believe", the Prosecutor must "offer concrete and tangible proof demonstrating a clear line of reasoning underpinning [the] specific allegations"».
5. Or, ils relevaient que « in light of the above considerations, the Chamber notes with serious concern that in this case the Prosecutor relied heavily on NGO reports and press articles with regard to key elements of the case, including the contextual elements of crimes against humanity. Such pieces of evidence cannot in any way be presented as the fruits of a full and proper investigation by the Prosecutor in accordance with article 54(l)(a) of the Statute ».
6. Les Juges Van den Wyngaert et Kaul précisaient «during the Hearing, the Prosecutor made clear that besides the four charged incidents, she is relying upon further 41 incidents to establish her allegation for the existence of an "attack directed against any civilian population" under article 7 of the Statute. Of these 45 incidents, the majority of them are proven solely with anonymous hearsay from NGO Reports, United nations reports and press articles. As explained above, the Chamber is unable to attribute much probative value to these materials. Moreover, many of these incidents are described in very summary fashion, making it difficult for the Chamber to determine whether the perpetrators acted pursuant to or in furtherance of a policy to attack a civilian population as required by article 7(2)(a) of the Statute».
7. Ils ajoutaient «The Chamber is also presented with an incomplete picture as to: (i) the structural connections between the so-called "pro-Gbagbo forces" acting across the incidents; and (ii) the presence and activities of the armed forces opposing them. Ultimately, the Chamber is asked by the Prosecutor to draw numerous inferences from actions or conducts of Mr Gbagbo, his inner circles and the "pro-Gbagbo forces", but the Chamber does not have enough informations to determine whether these inferences are sufficiently supported by the evidence in order to meet the required threshold for confirmation».
8. Les Juges Van den Wyngaert et Kaul refusaient alors de confirmer les charges et décidaient d’ajourner l’audience de confirmation des charges pour permettre au Procureur de présenter d’éventuels autres éléments plus convaincants au soutien des allégations qu’il avait formulées dans le DCC du 17 janvier 2013.
9. Dans une opinion dissidente datée du même jour, la troisième Juge, Madame Fernandez de Gurmendi, exprimait son «désaccord » avec les deux autres Juges.
10. Le 13 janvier 2014, le Procureur déposait un DCC modifié.
11. Dans ses observations sur la preuve du Procureur déposées le 17 mars 2014 la Défense relevait que :

1- 22 des 45 incidents mentionnés par le Procureur à l’audience de confirmation des charges de février 2013 et présentés par lui à l’époque comme essentiels pour démontrer l’existence d’une attaque contre la population civile avaient disparu.
2- Ces incidents avaient été remplacés par 16 nouveaux incidents dont aucun ne reposait sur un témoignage direct.
3- Concernant les 23 incidents mentionnés en janvier et février 2013 que le Procureur avait conservés dans son DCC de 2014, le récit initial avait été transformé pour cinq d’entre eux, y compris trois des quatre incidents les plus importants. Dans ces cinq cas, l’allégation était présentée comme étant la même qu’en janvier 2013 mais sa substance avait changé. Ce qui signifie que le Procureur n’avait pas enquêté sur les incidents tels qu'initialement décrits.
4. Pour ce qui concerne les 17 incidents déjà formulés en janvier et février 2013 dont il conservait la substance, le Procureur ne présentait aucun nouveau témoin pour 10 de ces incidents. Le Procureur n'avait donc pas atteint le standard minimal que les Juges lu avaient demandé le 3 juin 2013 de respecter. Concernant six des sept incidents restant, le Procureur ne présentait qu'un seul nouveau témoin, indirect, celui du représentant d'une ONG, un étranger peu au fait de la situation dans le pays, arrivé sur le tard (en janvier 2011) en Côte d'Ivoire et qui n'y aura effectué que de courts séjours. Cette personne n'aura fait que recueillir des déclarations sans jamais mener de véritable enquête. Au final, le Procureur ne présentait pas un seul témoignage direct nouveau concernant 16 de ces 17 incidents formulés en janvier 2013 dont il avait conservé le récit. Pour le dernier incident, la marche des femmes, le Procureur ne présentait que 3 nouveaux témoins directs dont les déclarations étaient particulièrement douteuses et contradictoires.
5- A aucun moment, le Procureur ne présentait un seul élément permettant de croire que le Président Gbagbo aurait, d’une manière ou d’une autre, été impliqué dans la mise en œuvre d’un prétendu plan commun arrêté avant les élections dont le but aurait été son maintien au pouvoir à tout prix.
6- Le Procureur ne présentait qu’une version partielle et partiale de la crise postélectorale refusant obstinément par exemple d’examiner le rôle, pourtant essentiel, des Autorités et des forces armées françaises dans la crise. C’était un peu, soulignait la Défense, comme si le Procureur, enquêtant sur la guerre de Corée, avait refusé d’examiner le rôle de la Chine, de l’URSS et des Etats-Unis dans le conflit et avait refusé d’en tirer les conséquences.
7- Ce déni permanent de réalité avait conduit le Procureur à refuser de reconnaitre :
- Que les forces rebelles avaient été renforcées avant les élections présidentielles de 2010 par de nombreux mercenaires recrutés au début de l’année 2010.
- Que de nombreuses unités rebelles avaient été infiltrées à Abidjan avant même le second tour de l’élection présidentielle en vue de l’assaut final.

12. Dans ses soumissions finales du 14 avril 2014 la Défense insistait sur les défauts de la démonstration du Procureur et l’absence d’éléments probants au soutien de son argumentation.
13. La Défense relevait aussi « le peu de place accordé par le Procureur et la Représentante dans leurs soumissions finales à la question, pourtant centrale, de la responsabilité pénale du Président Gbagbo».
14. Ainsi la Défense avait-elle démontré que :
- Le Procureur n’avait apporté aucun élément nouveau significatif et probant au soutien des allégations formulées en janvier 2013 ;
- Il avait abandonné la moitié de ses allégations concernant les prétendus incidents censés illustrer l’attaque contre la population civile ;
- Les quelques nouveaux incidents supposés étaient encore moins étayés que les précédents ;
- Il n’existait strictement aucun élément reliant le Président Gbagbo à l’un quelconque des incidents décrits par le Procureur ;
- Par conséquent, les allégations du Procureur étaient encore moins étayées qu’en 2013 et sa preuve plus faible encore, loin du standard arrêté par les Juges le 3 juin 2013.
15. Néanmoins, le 12 juin 2014, deux des Juges de la Chambre préliminaire I, le Juge Fernandez de Gurmendi et le Juge Kaul, considéraient que « there is sufficient evidence to establish substantial grounds to believe that Laurent Gbagbo, [...], is criminally responsible for the crimes against humanity ».
16. Dans une opinion dissidente, le Juge Van den Wyngaert, considérait «I am not convinced that the evidence in the record suffices to commit Laurent Gbagbo to trial for the charges under article 25(3) (a),(b) and(d) ». Il ajoutait « as a judge of the Pre-Trial Chamber of this Court, it is my duty to assess whether the case against Laurent Gbagbo, as formulated by the Prosecutor in the Amended Document Containing the Charges, is sufficiently strong to go to trial. It is my considered opinion that, at least as far as the charges under article 25(3)(a),(b) and (d) are concerned, it is not».
17. Le Juge Van den Wyngaert restait ainsi dans la ligne de la décision prise par les Juges le 3 juin 2013 considérant que «on the basis of article 25(3)(a),(b) and (d) (...) the evidence is still insufficient»; de même le Juge Fernandez de Gurmendi restait dans la ligne de son opinion dissidente du 3 juin 2013. Il est donc clair que c'est le changement de position du Juge Kaul qui a entraîné la décision de confirmation des charges.
18. Il est clair aussi que le Juge Kaul a dû - pour décider de confirmer les charges - revenir sur sa décision du 3 juin 2013 puisque les incidents dont il disait à l’époque n’être pas suffisamment étayés ne le sont pas plus aujourd’hui et que les nouveaux incidents auxquels le Procureur se réfère ne sont pas étayés par des témoignages directs.

1.1. La maladie du Juge Kaul et ses implications possibles.

19. Le Juge Kaul a présenté sa démission pour « raisons de santé » le 25 juin 2014. Cette démission a pris effet le 1er juillet 2014.
20. Le Juge Kaul semble avoir prévenu ses amis et connaissances de sa volonté de démissionner pour raisons de santé avant l’officialisation de sa démission.
21. D’après certains de ses amis, la maladie qui devait l’emporter fut diagnostiquée à la fin du mois de mars ou au début du mois d’avril 2014.
22. Le 21 juillet 2014, le Juge Kaul mourait.
23. La Cour a souligné que «le juge Hans-Peter Kaul, ancien juge à la Cour pénale internationale (CPI), est décédé (...) à la suite d'une grave maladie».
24. La Défense présente ses condoléances à la famille du Juge Kaul. Le Juge Kaul aura été pour les membres de l’équipe de Défense un modèle et une source d’inspiration. Les membres de l’équipe de Défense sont honorés d’avoir pu plaider devant le Juge Kaul.
25. Cette triste situation ne doit pas pour autant empêcher la Défense de remplir ses obligations professionnelles : dans de telles circonstances, il est important qu’elle puisse vérifier si la dégradation rapide de l’état de santé du Juge Kaul n’a pas eu un effet sur sa capacité à juger d’une part et si les traitements qu'il a reçus ne l'ont pas empêché de remplir les devoirs de sa charge d'autre part. Il est d'autant plus important de faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles la décision de confirmation des charges du 12 juin 2014 été prise et que cette décision peut avoir des conséquences non seulement quant au destin d’un homme mais aussi quant à l’avenir de tout un pays.

2. L’importance de la présente affaire et les conséquences de la décision du 12 juin 2014 imposent d’en examiner attentivement la genèse.

26. La décision de confirmation des charges du 12 juin 2014 est particulièrement importante eu égard à ses conséquences non seulement concernant le Président Gbagbo mais encore concernant le futur de la Côte d’Ivoire et la crédibilité de la CPI. Il est utile de rappeler que le dossier du Président Gbagbo est le plus important et le plus complexe qu’aura eu à juger jusque-là la CPI :
- Du fait du nombre et de l’identité des protagonistes : il s’agit pour les Juges d’examiner la légitimité des actions menées par les forces gouvernementales, les forces rebelles, les forces armées françaises, les contingents des Nations Unies, etc.
-Du fait de la durée de la crise : les premières tentatives de coup d’Etat pour installer Alassane Ouattara au pouvoir ont eu lieu en 1999, 2000, 2001 et l’une d’elle a abouti à la partition du pays le 19 septembre 2002.
- Du fait des enjeux, tant politiques que symboliques, essentiels : il s’agit d’écrire le passé donc aussi de tracer l’avenir non seulement de la Côte d’Ivoire mais encore de toute la sous- région, ce qui revient à porter un jugement sur la légitimité des actions des gouvernements impliqués.
- Du fait des enjeux économiques et financiers considérables: la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao, un producteur important de café, d’or, de diamants, de pétrole, de gaz, etc. La victoire militaire d’Alassane Ouattara a permis la prise de contrôle de certains de ses secteurs par de nouveaux acteurs. Mener une véritable enquête sur les tentatives de déstabilisation de la présidence Gbagbo conduit à examiner le rôle des grandes compagnies agissant en Côte d’Ivoire et dans la sous-région. Certaines ont été impliquées dans le soutien aux rebelles malgré l’embargo sur les armes instauré par les Nations Unies.

3. La complexité de l’affaire au plan juridique.

27. Cette affaire est en outre particulièrement complexe :
- Parce que le Procureur vise de très nombreux incidents ayant eu lieu à différents endroits d’Abidjan et dans les environs, à des époques différentes ;
- Parce que c’est la plus longue procédure de confirmation des charges de l’histoire de la CPI.
- La plus fournie : près de sept cents jeux d’écritures ont été échangés et de très nombreux points de droit ont été abordés ;
- Enfin les parties se sont fondées sur près de sept mille pièces (5840 pièces pour le Procureur, 1029 pour la Défense), soit 34 737 pages environ et 99h35sec environ de vidéos.
28. Le Procureur a d’ailleurs à plusieurs reprises relevé la complexité du cas 28 de même que la Juge Unique.
29. La complexité du cas, l’importance de l’affaire, l’ampleur des enjeux exigeaient de la part des Juges une implication totale, notamment dans la période du 13 janvier au 12 juin 2014.

4. La maladie du Juge Kaul semble s’être déclenchée au cours du premier semestre 2014, une période cruciale lors de laquelle les Juges devaient se consacrer entièrement à l’affaire

30. Dans la période s’étendant du 13 janvier au 12 juin 2014, des documents cruciaux, particulièrement longs et complexes tant d’un point de vue juridique que factuel, ont été échangés par les parties.
31. A partir du 13 janvier 2014, date du dépôt par le Procureur de son DCC modifié et jusqu’au 30 juin 2014, 61 jeux d’écritures (dont les observations de la Défense – 330 pages, les soumissions finales du Procureur – 60 pages, les soumissions finales du Représentant des victimes – 49 pages, et les soumissions finales de la Défense – 50 pages) ont été échangés.
32. Par conséquent, les Juges ont été particulièrement mobilisés pendant toute cette période. Comme ils n’ont pu décider de la confirmation des charges qu’après un examen attentif de tous les éléments qui leur avaient été soumis par les parties et en particulier n’ont pu le faire qu’après un examen des observations de la Défense sur la preuve du Procureur (déposées le 17 mars 2014), des pièces présentées par la Défense au soutien de ces observations, des soumissions finales de la Défense et des pièces au soutien de ces soumissions finales, leur charge de travail a été particulièrement lourde du 17 mars 2014 au 12 juin 2014.
33. Les observations de la Défense, un document de 330 pages en français, ont été déposées par la Défense au dossier le 17 mars 2014. Compte tenu de la longueur et de la complexité du document, il ne peut en avoir été établi de traduction avant la toute fin du mois de mai 2014. Il est donc crucial de savoir si entre la fin mai et le 12 juin 2014, le Juge Kaul était apte à travailler d’arrache-pied sur un tel document faisant référence à des milliers de pièces.
34. Quant aux soumissions finales de la Défense – un document de 50 pages en français déposé par la Défense au dossier le 14 avril 2014 – elles sont particulièrement importantes puisque la Défense y démontre que le dossier du Procureur est, du point de vue de la Défense, encore moins étayé donc plus fragile qu’il ne l’était en février 2013.
35. Compte tenu de la longueur du document, de sa complexité, du fait que les vacances judiciaires ont duré du 17 au 28 avril 2014 et de la charge de travail des traducteurs déjà occupés par la traduction des observations de la Défense, ce document n’a pu être traduit avant la fin du mois de mai 2014. Il est donc crucial de savoir si entre la fin du mois mai et le 12 juin 2014 le Juge Kaul était apte à travailler d’arrache-pied sur un tel document.
36. Les faits de l’espèce montrent à quel point il était primordial que le Juge Kaul soit en possession de toutes ses facultés pendant les semaines précédant la décision du 12 juin 2014.
37. Il convient de relever en outre que le Juge Kaul a participé à la décision de confirmation des charges dans l’affaire Ntaganda prise le 9 juin 2014, ce qui lui a coûté un important travail supplémentaire.
38. Même dans l’hypothèse où le Juge Kaul n’aurait pas eu besoin de travailler sur des traductions des documents de la Défense et aurait pu analyser en profondeur tous les documents directement en français, il conviendrait de constater que les observations de la Défense ayant été déposées le 17 mars 2014, il n’aurait pu commencer son travail, une fois réunis tous les éléments et pièces auxquels ces observations faisaient référence, qu’à la toute fin du mois de mars et plus probablement au début du mois d’avril 2014 ; quant aux soumissions finales de la Défense déposées le 14 avril 2014, il est probable que le Juge Kaul n’a pu commencer à y travailler qu’à partir du mois de mai 2014.
39. La question de l’aptitude du Juge Kaul à juger se pose d’autant plus que c’est le Juge Kaul qui a fait basculer la position de la Chambre et a permis – par deux voix contre une – qu’il soit décidé de la tenue d’un procès.

1.5. Sur l’aptitude à juger

40. Le métier de Juge est un métier difficile qui demande les plus hautes qualifications professionnelles et une grande capacité d’analyse. Un Juge doit être en possession de tous ses moyens tant intellectuels que physiques pour pouvoir se consacrer à un dossier et comprendre des situations très différentes, parfois extrêmement complexes. Ceci est particulièrement vrai à la CPI, notamment dans une affaire comme l’affaire Gbagbo où il est demandé aux Juges de saisir, dans un contexte culturel et politique spécifique, la réalité d’une guerre ayant duré dix ans et de distinguer dans un débat sur la preuve ce qui relève du fait et ce qui relève de la propagande. En outre, les questions juridiques qui leur sont posées ici sont particulièrement complexes ;
beaucoup demandent une réflexion de la part des Juges sur le sens du Statut, en particulier concernant la raison d'être de la phase de confirmation des charges. En d'autres termes, un Juge qui n'usait pas été en possession de tous ses moyens n'aurait pu à l'évidence tenir son rôle et se prononcer sur toutes les questions posées tant par l’Accusation que par la Défense dans des documents de plusieurs centaines de pages.

5.1. Sur l’inaptitude.

5.1.1. La maladie facteur d’incapacité.

41. Il est communément admis que la maladie, parce qu’elle empêche le Juge d’assurer, totalement ou partiellement, ses fonctions, est un facteur d’incapacité32. Il est admis aussi que si la période où le Juge ne peut continuer à siéger ou à assurer ses fonctions dépasse une courte durée, il doit être remplacé. C’est ce que prévoit le RPP du TPIY en son article 15bis (C).

5.1.2. La fatigue comme cause de retrait d’une affaire.

42. Dans l’affaire Le Procureur c. Delalić et al.33, la Chambre d’appel du TPIY a considéré que le comportement d’un Juge, qui s’était endormi en audience, «cannot be accepted as appropriate conduct for a judge». La Chambre d’Appel précisait que : « If a judge suffers from some condition which prevents him or her from giving full attention during the trial, then it is the duty of that judge to seek medical assistance and, if that does not help, to withdraw from the case ».

5.1.3. L’un des critères de l’inaptitude d’un Juge est de ne pouvoir ni contrôler ni superviser de façon active la procédure.

43. Dans l’affaire Cesan v The Queen36, la High Court australienne relevait que : «In this case there was a miscarriage of justice by failure of the judicial process. It was constituted by the judge's substantial failure to maintain the necessary supervision and control of the trial ».

5.1.4. L’incapacité d’un Juge à remplir ses obligations affecte le caractère équitable de la procédure

44. Dans la mime affaire, la High Court considérait que "If, by reason of sleep episodes or serious inattention, the reality or the appearance exists that a trial judge has substantially failed to discharge his or her duty of supervision and control of the trial (…) then enough has been made out to establish a miscarriage of justice »38. En effet, la High Court rappelait que « a fair trial requires a judge to be attentive to the evidence and submissions of the parties».
45. La High Court considérait de plus que «this is a case in which the miscarriage of justice was substantial because it created the appearance of injustice ».

5.2. La pratique de la CPI.

46. La CPI a déjà considéré qu’un mauvais état de santé constituait une cause valable empêchant, même temporairement, un Juge d’officier.
47. Dans l’affaire Katanga, les Juges de la Chambre de première instance II ont repoussé d’un mois la date à laquelle ils devaient rendre leur décision « compte tenu de l'état de santé actuel de l'un des juges»41.
48. La Juge Miriam Defensor-Santiago, entrée officiellement dans ses fonctions de Juge à la CPI le 11 mars 201242, n’a jamais prêté serment, ayant considéré que les problèmes de santé qu’elle connaissait l’empêchaient d’exercer.

5.3. Application dans le cas d’espèce.

49. La question de la capacité d’un Juge à remplir les devoirs de sa charge est donc essentielle. Il est par conséquent important de vérifier que pendant toute la période cruciale commençant par le dépôt par le Procureur de son DCC le 13 janvier 2014 et s’achevant par la décision de confirmation des charges le 12 juin 2014 le travail du Juge Kaul n’a été affecté en rien par la maladie dont il était atteint et/ou les traitements qu’il recevait. En d’autres termes, que son rythme de travail et sa capacité de concentration sont restés intacts.
50. Examiner l’implication de chacun des Juges peut être fait de façon simple en répondant aux questions suivantes :
le Jugea-t-il reçu les documents en question, en a-t-il reçu leur traduction, a-t-il participé à des réunions avec les autres Juges lors desquelles le travail a été organisé, puis le fond du dossier discuté ? A-t-il lui-même procédé à une analyse des différents documents et des éléments de preuve visés ? A-t-il donné jusqu’au dernier jour des instructions à ses assistants, fondées sur sa propre analyse du dossier ? A-t-il contrôlé jusqu’au dernier jour le travail de ses assistants ?
51. Le Juge a-t-il pris une part significative dans les discussions finales, a-t-il tenté de faire prévaloir son point de vue sur tel ou tel point, a-t-il accepté des compromis, s’est-il rallié à une position différente de la sienne sur un ou plusieurs points après débats ? Autrement dit, son apport à la décision est-il réel et reconnaissable ? Par ailleurs, a-t-il expliqué à ses assistants pourquoi il aurait changé d’avis sur tel ou tel point ?
52. Compte tenu de la gravité de la maladie dont était atteint le Juge Kaul et de la lourdeur possible des traitements qu’il subissait, il est indispensable pour les parties d’obtenir des éléments d’information permettant de les éclairer sur l’état de santé du Juge Kaul au moment où la décision portant confirmation des charges était rédigée.
53. S’il s’avérait que le Juge Kaul n’avait pu remplir toutes ses obligations de Juge et n’avait pu être présent lors de toutes les délibérations réunissant les trois Juges de la Chambre, s’il n’avait pu donner les instructions nécessaires aux Legal Officers et les vérifier jour après jour, cela entrainerait pour le suspect un préjudice puisqu’alors, le Juge Kaul n’ayant pu remplir tout ou partie de ses obligations, le suspect aurait été jugé par seulement deux Juges.

6. Sur les conséquences d’une éventuelle inaptitude du Juge Kaul.

54. La Jurisprudence de la CPI reconnaît la possibilité d’une reconsidération dans certaines circonstances44.
55. C’est pourquoi, il est crucial que la Défense puisse vérifier si le Juge était apte afin d’évaluer son éventuel préjudice et décider d’une éventuelle requête en reconsidération.

7. Permettre aux parties de vérifier l’aptitude d’un Juge à remplir ses obligations est indispensable pour que les décisions de justice soient incontestables.

56. Dans l’affaire Commonwealth of Pennsylvania, v. John Wilson, la Superior Court of Pennsylvania décidait d’ordonner un nouveau procès, notamment parce que : «it is common knowledge that the original trial judge has been ill for several years and, subsequent to this trial, was relieved of his duties and institutionalized. This fact, (...), casts additional shadows on an already clouded record. In view of all the above circumstances, we believe the interests of justice require a new trial».
57. Les parties doivent pouvoir s’assurer que le Juge était capable d’examiner en détail les éléments de preuve qu’elles ont présentés, les comprendre, les analyser, les interpréter, les contextualiser et les mettre en relation avec les écritures des parties. S’il existait un risque que la compréhension des écritures et des éléments de preuve présentés par les parties soit altérée par l’état de santé du Juge, cela porterait inévitablement atteinte à l’équité de la procédure.

8. La Défense a l’obligation professionnelle de soulever la question de l’aptitude à juger.

58. Le Juge Kaul a présenté sa démission le 25 juin 201448, soit moins de deux semaines après la décision de confirmation des charges du 12 juin 2014. Cette coïncidence de dates impose à la Défense de demander à la Présidence de lui fournir tous les éléments nécessaires permettant d’évaluer l’état de santé du Juge Kaul dans les dernières semaines de sa mission et de mieux comprendre le déroulé des événements ayant mené à sa démission inattendue49.

9. Pour évaluer l’aptitude d’un Juge, la Défense a le droit de demander des éléments d’information.

59. Il a été démontré que la question de l’aptitude d’un Juge peut être valablement soulevée par une partie. Si cette partie démontre l’existence d’une forme d’inaptitude il peut y avoir retrait du Juge ou reconsidération de la décision. Le débat sur l’aptitude des Juges fait donc partie intégrante du débat judiciaire et le droit de soulever cette question est un droit de la défense. Pour que ce droit puisse être mis en œuvre, il appartient à la Cour de donner aux parties tous les éléments d’information nécessaires. A défaut, non seulement le suspect ne pourrait pas exercer son droit mais encore la décision aurait les apparences de l’injustice.

10. Le devoir de la Cour de divulguer les informations utiles.

60. Les New Zealand's Guidelines for Judicial Conduct prévoient que :
«35. A number of reasons can be identified for the existence of the duty to disclose.
36. First, it cannot be expected that the parties will be aware of, let alone enquire into, potentially disqualifying circumstances concerning a Judge (...)
40. Second, the failure to disclose, of itself, can be one of the circumstances which together with others may give rise to a reasonable apprehension of bias. (...) A failure to disclose no matter how unwitting, can undermine public confidence in the integrity of, and the administration of justice by, the judicial officer (...) concerned.
4l. Third, disclosure of itself, necessarily assists in securing the object that justice is 'seen' to have been done. That is particularly so where the duty to disclose may arise in respect of circumstances known to the tribunal (...)
43. It is important to emphasise that, however the duty may be formulated, the facts to be disclosed are those that might found or warrant a bona fide application for disqualification (...)».

11. Les demandes de la Défense.

61. Il est important pour la Défense de savoir à partir de quand la dégradation de l’état de santé du Juge Kaul a eu un possible effet sur son travail.
62. Pour obtenir la réponse à cette question, la Défense demande respectueusement la transmission d’éléments objectifs :
1. la lettre de démission ; elle matérialise le fait que le Juge Kaul considère ne plus être apte à juger. Encore faut-il distinguer entre la lettre de démission officielle formalisant une décision déjà discutée avec les autres Juges et la Présidence et les premiers échanges concernant cette question que le Juge a pu avoir avec ses collègues.
2. il est donc important que la Défense soit informée de la date à laquelle ces premiers échanges ont eu lieu. Il est possible que le Juge, dans ses échanges avec ses collègues et/ou dans sa lettre de démission ait expliqué en détail les raisons de sa démission. Par conséquent, il conviendra que ces documents soient communiqués à la Défense afin que celle-ci dispose des éléments lui permettant d’évaluer l’aptitude du Juge Kaul à juger dans la période cruciale des mois de mars à juin 2014.
63. Néanmoins, ces éléments ne sauraient suffire à permettre une information claire et précise des parties. Il convient alors qu’il leur soit transmis d’autres éléments d’ordre médical. La Défense comprend que la transmission d’éléments de ce type soit toujours délicate, ce pourquoi elle propose qu’un médecin expert indépendant soit nommé par la Présidence (Cf. le « par ces motifs »).

12. Sur la compétence de la Présidence.

64. Compte tenu du manque d’éléments d’information à la disposition de la Défense il ne lui a pas été possible de soumettre la question de l’aptitude du Juge Kaul à la Chambre préliminaire dans le cadre d’une requête portant sur l’appel de la décision de confirmation des charges. Ce n’est que lorsque la Défense disposera des informations nécessaires qu’elle décidera si la question de l’état de santé du Juge peut fonder une demande en reconsidération.
65. Dans ces conditions, la Défense se tourne vers la Présidence dont l’article 38 du Statut prévoit qu’elle « est chargée [d]e la bonne administration de la Cour ». Il s’agit en effet ici d’une question relevant d’une bonne administration de la justice qui, si il n’y était pas répondu, entraînerait des conséquences dommageables aux droits du Président Gbagbo et affecterait la suite du processus judiciaire.
66. Par ailleurs, la Défense note que le Statut prévoit que les questions relatives aux conditions d’exercice des Juges (décharge ou récusation) sont de la compétence de la Présidence51.
67. Il apparaît dès lors logique que la Présidence dispose des pouvoirs découlant de cette compétence. Il appartient ici à la Présidence d’ordonner la communication aux parties des informations nécessaires à la mise en œuvre des droits de l’accusé. Comme le précise la CIJ, «il convient de souligner que la Cour possède un pouvoir inhérent qui l'autorise à prendre toute mesure voulue, [...] pour faire en sorte que, si sa compétence au fond est établie, l'exercice de cette compétence ne se révèle pas vain».

Conclusion :

68. Il est essentiel au bon exercice de la Justice que les décisions de la Cour soient les plus transparentes possibles. Chacun doit pouvoir vérifier que la Justice a été rendue de façon équitable. La question de l’aptitude d’un Juge relève de ce qui peut être discuté et vérifié. La transparence est la condition nécessaire pour que les décisions rendues par la Cour soient indiscutables et inattaquables. La CPI a un devoir d’exemplarité.

Par ces motifs, plaise à la présidence de la cour, de :

− Transmettre aux parties la lettre de démission du Juge Kaul ainsi que tous les échanges portant sur l’état de santé du Juge ayant précédé cette lettre de démission ;
- Nommer un médecin expert indépendant avec pour mission de :
Soit de transmettre aux parties des extraits du dossier médical du Juge Kaul qui leur permettraient d’évaluer si le Juge était apte à remplir ses obligations jusqu’au 30 juin 2014;
Soit de leur adresser une synthèse rédigée par les soins de l’expert permettant aux parties d’évaluer si le Juge était apte à remplir ses obligations jusqu’au 30 juin 2014 ;
- Communiquer aux parties tout autre élément qu’il jugerait pertinent.

Emmanuel Altit
Conseil Principal de Laurent Gbagbo
Fait le 23 septembre 2014
à La Haye, Pay
s-Bas.

Tag(s) : #Contre l'impérialisme
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