Je commencerai ce papier par un souvenir personnel. Celui d'une photo montrant mes grands parents, jeunes, prenant le train. Ils sont là, sur le quai d'une gare, accompagnés d'une nombreuse famille. Parents, frères, cousins, tout le monde semblait s'être déplacé en tenue du dimanche pour dire "au revoir" à ceux qui partaient. L'existence de ce cliché, non pas une photo prise par un membre de la famille mais un tirage effectué par un professionnel, montre l'importance de l'affaire. Sur la photo, mon arrière grand-mère et mon arrière grande-tante ont les yeux gonflés. On voit qu'elles ont beaucoup pleuré pendant ces adieux, et même si elles essayent de faire bonne mine pour l'objectif, elles tiennent serrés dans leurs mains des mouchoirs blancs, prêts à servir.
Pourquoi tous ces gens se déplaçaient-ils en masse pour quelque chose d'aussi banal qu'un départ en vacances, alors que les départs de nos TGV d'aujourd'hui se font dans le plus grand anonymat ? Pourquoi pleurait-on en faisant ses adieux ? Et bien, au delà des moyens de communications modernes qui nous permettent de rester en contact permanent, quelque chose de plus profond a changé et les générations qui nous ont précédées. Pendant des siècles, les hommes ont vécu dans l'idée qu'ils étaient les jouets du destin, et que la catastrophe n'était pas trop loin. Les bateaux qui partaient n'étaient pas sûrs d'arriver à bon port. Une maladie infectieuse pouvait vous emporter en quelques jours. Chaque départ pouvait être le dernier, chaque "au revoir" pouvait facilement se transformer en "adieu".
Quelque chose de semblable est arrivé en économie. Ceux qui sont passés par les crises et les guerres de la première moitié du vingtième siècle savaient par expérience que tout pouvait s'arrêter, et sans préavis. Des fortunes pouvaient se faire ou se défaire en quelques mois, des patrimoines se constituer ou s'évaporer. Une maladie, et c'était des années d'économies d'une famille modeste qui partaient en frais. Le chômage, c'était la misère immédiate, totale, absolue. Entre cette expérience et la notre, il y a les "trente glorieuses", l'Etat providence, les "amortisseurs sociaux" qui ont "lissé" les crises de ces trente dernières années. Nous sommes les citoyens d'une société où les trains qui partent arrivent, où les maladies infectieuses foudroyantes ont été bannies ou presque, ou nous pouvons raisonnablement organiser nos vies en supposant que nous seront vivants dans vingt ans. Nous sommes aussi les citoyens où, quelque soient les crises annoncées, nous avons du mal à imaginer un effondrement dramatique des choses qui nous entourent. On se dit "bon, c'est la crise, on va nous augmenter un peu les impôts, on va nous rembourser moins bien les médicaments, il faudra attendre deux ans de plus pour partir en retraite". On ne se dit pas que demain les hopitaux pourraient fermer, les retraites ne pas être payées.
Un tel scénario est-il vraisemblable ? Oui et non. La récente publication des chiffres de l'INSEE, chiffres qui ont obligé le gouvernement à reconnaître en public ce que tout le monde disait en privé, à savoir, que le chiffre de 3% du déficit public en 2013 ne serait pas tenu, sonne comme un avertissement. En fait, l'INSEE ne fait que confirmer ce que beaucoup de commentateurs dénoncent depuis longtemps: la vision orthodoxe de l'Allemagne est en train - par le biais de la monnaie unique - de tuer la croissance dans l'ensemble de la zone euro et de la pousser dans une spirale déflationniste (1).
Ce qu'il faut comprendre, c'est que ce mécanisme désastreux n'est pas contingent. Certains politiques, de Cohn-Bendit jusqu'à Mélenchon semblent croire qu'il suffirait de changer le fonctionnement de la BCE et plus largement de l'Union européenne pour que les choses changent. C'est oublier que le fonctionnement actuel est inscrit dans l'ADN de la construction européenne. Celle-ci n'existe que parce qu'on a accepté de fermer la voie aux transferts entre états, qui auraient constitué un véritable fédéralisme. C'est parce qu'il n'y a pas de transferts entre états que l'Allemagne a accepté Maastricht et la fin du mark. Croire qu'on pouvait lui faire avaler Maastricht pour ensuite changer les règles dans son dos, c'ést se bercer de douces illusions. L'Allemagne s'enrichit grace à l'Euro tel qu'il est. Pourquoi changerait-elle les règles qui lui ont si bien servi ?
Nous sommes donc engagés dans un long tunnel récessionnaire. Mais un effondrement de l'économie française à l'image de ce qu'on a vu en Grèce ou en Espagne reste peu probable. D'une part, parce que la gestion des finances publiques et privée est en France bien plus sérieuse qu'elle ne l'a été dans ces pays. On n'a pas constaté chez nous un dérapage généralisé des dépenses publiques et privées, ni la formation de "bulles" de grande taille. Et d'autre part, parce que si l'Etat français est pauvre, les citoyens français sont riches et épargnent beaucoup. Depuis trente ans on a appauvri l'Etat pour enrichir les classes moyennes, et il serait parfaitement possible de renverser la tendance. Le scénario le plus probable - et à mon sens bien plus préoccupant - c'est celui d'une mort à petit feu. Elle se traduirait par un "saupoudrage" général des économies de la dépense publique, permettant de déguiser les dégats en termes d'emploi mais aboutissant à une inefficacité généralisée des services publics (2). C'est dejà commencé, d'ailleurs. Il suffit de voir comment le "surgel" des crédits 2013 est en train d'être appliqué aux organismes de recherche pour le voir.
Ce "saupoudrage" se traduit aussi généralement par un sacrifice des investissements, les crédits de fonctionnement étant plus difficilement compressibles sans toucher à l'emploi. Or, nous vivons depuis bientôt trois décennies sur les investissements faits par les générations précédentes. Nos infrastructures (chemins de fer, réseaux électriques, centrales nucléaires mais aussi musées, écoles...) arriveront bientôt, si l'on ne prend pas garde, à leur fin de vie. D'où sortirons nous les moyens pour les reconstruire ou les remplacer dans un contexte de tour de vis généralisé ? Nos usines deviennent de plus en plus obsolètes. Comment les moderniser si les entreprises sont mises à genoux par un marché en berne ?
Dans la situation où nous sommes, rien n'est pire que la politique "du chien crevé au fil de l'eau". C'est pourtant celle qui réunit aujourd'hui le plus grand consensus autour d'elle. Les journaux - qu'ils soient de droite ou de gauche, d'ailleurs - sont remplis de pages sur le "mariage pour tous" ou sur la réforme des prisons, de la viande qu'il y a dans nos lasagnes ou, quelquefois, d'articles plus ou moins larmoyants sur les travailleurs qui vont perdre leur boulot. A congrès du PCF, le grand sujet est la lutte contre le "patriarcat" et la parité des instances de direction (3). La politique industrielle ? La politique monétaire ? L'économie ? Voyons, camarade, ça n'intéresse personne. C'est compliqué. Et puis, c'est pas mobilisateur. En tout cas, beaucoup moins que d'aller aux portes des entreprises "emblématiques" pour se faire offrir des casques en racontant aux travailleurs que "xxxx vivra" alors qu'on sait comment se sont terminés toutes les affaires du même type dans le passé.
Pourquoi un tel consensus autour de la "politique du chien crevé au fil de l'eau" ? Parce que c'est la solution de facilité. Nous arrivons à un moment où les marges de manoeuvre de l'action politique dans le cadre imposé par les institutions européennes est nul. Si l'on veut faire quelque chose, il faudra "casser" un élément de ce cadre. Ce qui suppose d'affronter les intérêts de ceux - les classes moyennes pour faire court - à qui ce cadre profite. Le problème est simple: si l'Etat est en déficit, c'est que les entrées ne couvrent pas les sorties. Et alors on a deux choix: soit on diminue les dépenses - ce qui veut dire moins de services, moins d'allocations, moins de remboursements maladie, moins de retraites - ou bien on augmente les recettes, c'est à dire, les impôts. Dans les deux cas, cela revient à baisser le revenu disponible des gens, et comme on ne peut décemment pousser les pauvres vers plus de pauvreté (4), et que les riches sont peu nombreux, la charge retombera fatalement sur les classes moyennes. Et on aura alors un deuxième choix: soit on accepte une baisse du revenu "sèche", soit on travaille plus pour le maintenir constant. Là encore, cela revient a demander aux classes moyennes d'arbitrer entre loisir et revenu. De quoi se faire de solides inimités dans le groupe social qui aujourd'hui fait et défait les gouvernements. Et c'est pourquoi nos politiciens ne préfèrent laisser faire les choses, et suivre la ligne de moindre résistance.
La possibilité de continuer cette politique attentiste dépend aussi beaucoup de la position que prendra la Commission européenne. Si devant l'évidence que l'objectif des 3% ne sera pas tenu elle fait le mort, le gouvernement aura une chance de continuer dans sa politique - ou plutôt son absence de politique. Si au contraire la Commission exige un tour de vis supplémentaire, cela risque de se gâter sérieusement. Wait and see...
Descartes
NOTES
(1) Il est d'ailleurs intéressant de regarder la carte de la croissance dans le monde: tous les continents sont dans le vert... sauf l'Europe. +2% en Amérique du Nord, +2,5% en Amerique du Sud... même l'Afrique est dans le vert. Que sont devenues toutes ces merveilleurses promesses qui, de Barcelone à Lisbonne nous promettaient l'économie "la plus compétitive du monde" et qui encensaient l'euro comme "instrument de croissance" ? Il avait raison Pasqua: "les promesses n'engagent que ceux qui y croient".
(2) Confrontés à la pression pour faire baisser la dépense publique, les services ont tendance à distibuer les économies de manière uniforme. Cela convient très très bien à des dirigeants qui craignent d'avoir à faire des choix et à les assumer. Le problème de cette méhtode est qu'au lieu de supprimer un programme - jugé moins prioritaire - pour préserver les autres, on rend tous les programmes, qu'ils soient prioritaires ou pas, moins efficients. Et lorsque les "coupes" se répètent, tous les programmes finissent par s'arrêter de facto. Pour donner une image, s'il faut couper un certain poids de chair, qu'est ce qui est plus efficient ? Couper un bras ou couper les deux mains ?
(3) Sur ce point, on atteint d'ailleurs les limites du ridicule: dans le site du PCF, la composition du Comité exécutif national et de la Coordination nationale sont données en deux colonnes, l'une pour les membres du sexe masculin, l'autre pour les membres du sexe féminin. Heureusement qu'on n'a pas encore pris en compte "l'identité de genre": faudrait-il bientôt pour atteindre la parité compter les homosexuels comme des femmes et les lesbiennes comme des hommes ?
(4) Quoique. La politique du "chien crevé au fil de l'eau" revient en fait à faire retomber le fardeau sur les pauvres, puisque ce sont eux dont la situation se dégrade la plus rapidement. Mais aucun politicien digne de ce nom,