Descartes
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Pour une poignée de voix...
L'assemblée nationale a discuté hier une proposition de loi "portant transposition du droit communautaire
sur la lutte contre le racisme et réprimant la contestation de l’existence du génocide arménien". En fait, c'est la deuxième partie du titre qui est importante. La "transposition du droit communautaire sur la lutte contre le racisme" n'est là que pour donner au texte une apparence de base légale dans l'hypothèse où le texte serait déféré devant le Conseil constitutionnel (1). C'est donc bien la "contestation de l'existence du génocide arménien" qui est visé, même s'il n'est pas une seule fois mentionné dans le dispositif législatif. Qui est très simple: dans son article premier, il modifie les dispositions pénales contenues dans la loi du 29 juillet sur la liberté de la presse en introduisant la disposition suivante:
« Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 [ 1 an d'emprisonnement et 45000 € d'amende] ceux qui auront fait l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels qu’ils sont définis de façon non exclusive :
« 1°) par les articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale créée à Rome le 17 juillet 1998 ;
« 2°) par les articles 211-1 et 212-1 du code pénal ;
« 3°) par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 ;
« et qui auront fait l’objet d’une reconnaissance par la loi, une convention internationale signée et ratifiée par la France ou à laquelle celle-ci aura adhéré, par une décision prise par une institution communautaire ou internationale, ou qualifiés comme tels par une juridiction française, rendue exécutoire en France. » (2)
Quant au deuxième et dernier article de la proposition de loi, il n'a pour but que d'étendre la possibilité de se porter partie civile dans ces affaires aux associations défendant les intérêts "de toute autre victime de crimes de génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi".
La proposition de loi en question émane de députés du groupe UMP, mais cela n'a guère d'importance: la proposition de loi est fondée sur une loi antérieure "reconnaissant" le génocide arménien votée sous impulsion socialiste en 2001, le candidat socialiste à l'élection présidentielle avait indiqué qu'il ferait lui aussi voter une telle disposition s'il était élu, et l'ensemble des députés de droite comme de gauche - a quelques et honorables exceptions près - a affirmé, souvent en termes lyriques son attachement au vote de la loi.
A ma connaissance aucun candidat à la présidence de la République n'a pris position contre cette proposition de loi. Rares donc ont été ceux qui ont eu le courage et la clairvoyance de s'opposer à cette monstruosité.
Car c'est bien d'une monstruosité qu'il s'agit. Il était déjà passablement absurde (3) pour le parlement de s'ériger en juge de l'histoire avec le vote des lois mémorielles "reconnaissant" tel ou tel génocide ou crime contre l'humanité, comme si l'existence ou non d'un génocide était une question qui pouvait être reglée par un vote à la majorité.
Mais bon, dans la mesure où ces lois n'ont pas d'autre effet pratique que de permettre aux élus qui les votent d'aller draguer les voix de telle out elle communauté, ce n'était pas trop grave.
Mais avec cette loi, on franchit un nouveau seuil: il sera désormais interdit aux historiens, aux chercheurs, aux journalistes de raconter autre chose que la version officielle sur les génocides "reconnus", sous peine d'amende et de prison. Même si l'on peut supposer que les tribunaux feront de cette loi une sage application, une épée de Damocles flottera désormais sur la tête de ceux qui s'aviseraient de contredire la version officielle, pour les inciter à une salutaire autocensure.
Les défenseurs de ce genre de loi - en général les participants à la surenchère communautaire ou chacun veut avoir son petit Auschwitz - appuient leur démarche sur la loi Gayssot, avec l'argument "pourquoi ne pas faire pour les autres ce qu'on a fait pour les juifs" ?
Cet argument repose sur une profonde incompréhension de la nature de la loi Gayssot. Il y a une différence fondamentale entre la négation d'un crime qui fait partie de l'histoire nationale, et la négation d'un crime qui, par son éloignement dans l'espace ou dans le temps, a un rapport lointain avec celle-ci.
La négation des crimes nazis en France n'est pas seulement une question d'histoire. C'est une question fondamentalement politique, parce qu'une partie de la légitimité de nos institutions dérive justement du combat contre le nazisme.
La négation des crimes nazis - historiquement justifiée ou pas, peu importe - est une menace à l'ordre public, dans le sens qu'a donné à cette expression le Conseil d'Etat: l'ensemble des institutions et règles qui permettent la vie en commun. Quand bien même les crimes nazis seraient une fiction, ils sont une fiction nécessaire. Et la société est jusqu'à un certain point légitime pour protéger ce type de fiction, quitte pour cela à rogner partiellement la liberté du débat public.
Dans une société théocratique, la négation de l'existence de dieu n'est pas seulement un blasphème. C'est une atteinte à l'ordre public, puisque nier l'existence de dieu revient à priver la législation de toute base.
Nous ne sommes pas dans un état théocratique, mais dans un état où la légitimité de nos institutions repose sur un certain nombre de fondements. Interdire la contestation de ces fondements est une question d'ordre public, que le législateur peut estimer nécessaire, même si cela doit limiter à certains moments la liberté de l'historien. "Salus populo suprema lex esto".
Mais peut-on raisonnablement soutenir qu'interdire la contestation du génocide nazi serait légitime en Chine ?
A mon avis, non.
En Europe, questionner le génocide des juifs dépasse le cadre du débat historique et touche de près les questions politiques. A Pékin, la question de la véracité de l'extermination des juifs européens est un point qui ne concerne que les historiens intéressés par une contrée lointaine. Les institutions chinoises ne souffrent nullement de ce débat, qu'il soit tranché dans un sens ou dans l'autre.
Un peu comme le génocide arménien pour nous.
C'est pourquoi le raisonnement qui prétend établir une filiation entre la loi Gayssot et la proposition en discussion au parlement est vicié. Le génocide arménien, réel ou supposé, ne joue pas dans notre récit national le même rôle que le génocide juif de la seconde guerre mondiale.
Mais en dehors de son utilité ou de sa rationalité, la proposition de loi en question est une monstruosité parce qu'elle insulte la Turquie et la France. Il insulte la Turquie, parce que ce texte montre que les politiciens français accordent si peu d'intérêt aux rapports franco-turcs qu'ils sont prêts à les mettre en danger pour quelques centaines de milliers de voix. Et il insulte la France, parce qu'elle accepte que la politique étrangère de la France se fasse en fonction des demandes de telle ou telle "minorité", et non en fonction de l'intérêt général.
On ne peut se gausser du fait que la politique israélienne des US soit faite par le "lobby sioniste", et ensuite permettre au "lobby arménien" de faire la politique extérieure de la France.
Gauche et droite communiant dans la politique des "lobbies", ce n'est pas un bon signe. Et j'invite ceux que la question intéresse à lire le compte rendu de la séance à l'assemblée nationale (disponible ici). On y trouve des perles de démagogie communautariste, allant du député qui s'adresse au public dans les tribunes (ce que le règlement de l'Assemblée et la tradition parlementaire interdisent) à des variations infinies sur le thème "moi, qui ait toujours défendu la communauté arménienne dans ma circonscription..." (4).
Avec cette loi, on continue à détricoter la loi de la République pour lui substituer un droit communautaire. Le parlement a voté hier une loi pénale dont le but est de satisfaire les demandes d'une minorité définie en fonction de son origine. Et cela nous amène sur une pente dangereuse des lois communautaires. Si tel ou tel discours peut être interdit sous prétexte qu'il blesse une "communauté" donnée - à condition, bien entendu, que cette communauté soit perçue par nos élus comme électoralement porteuse - on rentre vite dans le royaume de l'arbitraire.
La négation du génocide arménien blesse-t-elle les descendants d'Arméniens plus que la négation de la sainteté du Prophète ne blesse les musulmans ?
Pourquoi interdire l'une et pas l'autre ?
Mais plus profondement, l'évocation d'une "communauté arménienne" par des nombreux députés au cours du débat devrait poser des questions. Car il n'y a pas de "communauté arménienne" en France. Il y a des Français d'origine arménienne, comme il y a des français d'origine congolaise, syrienne, algérienne ou... française.
Mais en tant que citoyens, ils sont égaux en droits et en devoirs.
C'est ça la République. Il est curieux de voir ceux-là même qui font preuve d'une vigilance extrême lorsque notre ministre de l'Intérieur introduit des dispositions créant "deux catégories de Français" tenir un discours qui divise les citoyens en "communautés" selon leur origine, communautés dont les sensibilités doivent être protégées par une loi pénale particulière votée en référence à la communauté en question.
Ce vote montre à quel point nos élus sont prêts à détricoter la République pour une poignée de voix.
Honte à eux.
PS: Je n'ai pas encore eu accès au détail du vote de chacun des élus. Lorsqu'il sera diffusé, je le mettrai ici.
Descartes
NOTES
(1) La décision-cadre 2008/913/JAI sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal a été adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 28 novembre 2008. Elle précise dans son article 1 que sont punissables en tant qu’infractions pénales certains actes commis dans un but raciste ou xénophobe, tels que : l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre tels que définis dans le Statut de la Cour pénale internationale (articles 6, 7 et 8) et des crimes définis à l’article 6 de la charte du tribunal militaire international, lorsque le comportement est exercé de manière à inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe. Mais dès lors que la législation française punit déjà l'incitation à la haine et à la violence en général, on voit mal ce que pourrait apporter un nouveau texte à l'application de la décision cadre.
(2) On voit que la proposition de loi va bien plus loin que le droit européen qu'elle prétend transposer: celui-ci appelle à punir la négation du génocide " lorsque le comportement est exercé de manière à inciter à la violence ou à la haine". Dans la proposition de loi, cette restriction tombe: un livre universitaire, une étude scientifique tombent sous le coup de la loi quelque soit l'intention ou l'effet recherché par les auteurs.
(3) Absurde et probablement inconstitutionnel: l'article 34 de la constitution, qui liste explicitement les domaines dans lesquels le législateur est compétent, n'inclut pas l'écriture de l'histoire, comme l'a signalé opportunément l'ancien président du Conseil constitutionnel, R. Badinter. Par ailleurs, en qualifiant pénalement des faits le Parlement empiète sur le domaine réservé de l'autorité judiciaire.
(4) Sur ce point, le summum est peut-être l'intervention de M. Jibrayel, député des Bouches du Rhône élu dans une circonscription marseillaise:
"Ce que je viens d’évoquer, je le tiens de ce que m’ont raconté les Arméniens de Marseille, qui le tiennent eux-mêmes de leurs parents et de leurs grands-parents. Aujourd’hui, je suis particulièrement heureux et ému de voir que la pénalisation de la négation du génocide arménien revient en débat à l’Assemblée nationale. La pénalisation de la négation du génocide arménien n’est pas un simple acte législatif : c’est un devoir pour nous, élus du peuple, de faire en sorte que soit pénalisée la négation de ce que l’histoire ne cesse d’affirmer,
Une fois encore, pour tous mes amis arméniens, je me réjouis de ce texte et ne ferai que mon devoir en lui apportant mon approbation(...)".
Les citoyens français seront ravis d'apprendre que leurs élus votent la loi, expression de la volonté générale, en pensant à "leurs amis".
A des amis qui votent, of course.