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La diplomatie étasunienne

 

 

et

 

la dissidence cubaine  (2/2)

 par Salim Lamrani

 

 

 

Ainsi, en à peine un an d’existence, alors qu’il existe des dizaines de blogs plus anciens et non moins intéressants que celui de Sánchez, la bloggeuse cubaine a obtenu le prix de Journalisme Ortega y Gasset, d’un montant de 15 000 euros le 4 avril 2008, décerné par le quotidien espagnol El País. D’habitude, ce prix est accordé à des écrivains et journalistes prestigieux ayant une longue carrière littéraire. C’est la première fois qu’une personne du profil de Sánchez l’obtient53. De même, la bloggeuse a été sélectionnée parmi les 100 personnes les plus influentes du monde par la revue Time (2008), en compagnie de George W. Bush, Hu Jintao et le Dalaï Lama54.

Son blog a été inclus dans la liste des 25 meilleurs blogs du monde de la chaîne CNN et la revue Time (2008) et elle a également obtenu le prix espagnol Bitacoras.com ainsi que The Bob’s (2008)55. Le 30 novembre 2008, le quotidien espagnol El País l’a inclus dans sa liste des 100 personnalités hispano-américaines les plus influentes de l’année (liste dans laquelle n’apparaissaient ni Fidel Castro ni Raúl Castro)56.

La revue Foreign Policy l’a incluse en décembre 2008 parmi les 10 intellectuels les plus importants de l’année57. La revue mexicaine Gato Pardo en a fait de même pour l’année 200858. La prestigieuse université étasunienne de Columbia lui a décerné le prix Maria Moors Cabot59.

Et la liste des distinctions est longue60.

 

Par ailleurs, le site Generación Y de Yoani Sánchez reçoit 14 millions de visites par mois et est le seul au monde à être disponible en pas moins de 18 langues (anglais, français, espagnol, italien, allemand, portugais, russe, slovène, polonais, chinois, japonais, lituanien, tchèque, bulgare, néerlandais, finlandais, hongrois, coréen et grec). Aucun autre site au monde, y compris ceux des plus importantes institutions internationales comme par exemple les Nations unies, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’OCDE, l’Union européenne, ne dispose d’autant de versions linguistiques. Ni le site du Département d’Etat des Etats-Unis, ni même celui de la CIA ne disposent d’une telle variété61. Autre fait unique, le président étasunien Barack Obama a concédé une interview à Yoani Sánchez62.

 

            Jamais aucun dissident à Cuba – peut-être dans le monde – n’a obtenu autant de distinctions internationales en si peu de temps, avec une caractéristique particulière : elles ont rapporté à Yoani Sánchez assez d’argent pour vivre tranquillement à Cuba jusqu’à la fin de ses jours. En effet, la bloggeuse a été rétribuée à hauteur de 250 000 euros au total, c’est-à-dire une somme équivalant à plus de 20 années de salaire minimum dans un pays tel que la France, cinquième puissance mondiale. Le salaire minimum mensuel à Cuba étant de 420 pesos, c’est-à-dire 18 dollars ou 14 euros, Yoani Sánchez a obtenu l’équivalent de 1488 années de salaire minimum à Cuba pour son activité d’opposante63.

 

            Yoani Sánchez est en étroite relation avec la diplomatie étasunienne à Cuba comme l’indique un câble, classé « secret » en raison de son contenu sensible, émanant de la SINA. Elle est tenue en haute estime par l’administration Obama comme le montre la réunion secrète qui a eu lieu dans l’appartement de la jeune bloggeuse cubaine avec la sous-secrétaire d’Etat étasunienne Bisa Williams lors de sa visite à Cuba entre le 16 et le 22 septembre 2010. Lors de rencontre avec Williams, Sánchez a fait part de son souhait de pouvoir bénéficier des services de l’entreprise étasunienne de transfert d’argent Paypal que les Cubains ne peuvent utiliser en raison des sanctions économiques – pour lutter plus efficacement en faveur d’un changement de régime à Cuba :

« Savez-vous tout ce que l’on pourrait faire si nous pouvions utiliser Paypal ? ». Ce service permet de recevoir des transferts financiers du monde entier. L’opposante a obtenu gain de cause car le seul site cubain qui bénéficie des services de Paypal est Generación Y. Alors que la dissidente raconte régulièrement son quotidien sur son blog, on ne retrouve aucune trace de sa rencontre avec Williams, ce qui montre son caractère clandestin. Ce courrier diplomatique révèle ainsi les liens entre la médiatique bloggeuse cubaine et les représentants étasuniens à La Havane et l’importance accordée à l’opposante par Washington64.

 

Un autre mémorandum évoque également l’importance de l’interview accordée par le président Barack Obama à Sánchez, qui a contribué à la médiatisation internationale de l’opposante cubaine65.

 

Absence de perspectives pour l’opposition cubaine

 

Farrar est néanmoins réaliste : « Aucun dissident n’a de vision politique qui pourrait être appliquée dans un futur gouvernement. Même si les dissidents ne l’admettront pas, ils ne sont que très peu connus à Cuba en dehors du corps diplomatique et médiatique étranger […]. Il est peu probable qu’ils jouent un rôle significatif dans un gouvernement qui succèderait aux frères Castro66 ».

 

            La diplomatie étasunienne note que l’objectif est de « soutenir le bon travail du mouvement dissident » dans sa campagne contre le gouvernement de La Havane en axant la tâche sur le thème des « droits de l’homme » et des « prisonniers politiques », les deux raisons évoquées par Washington pour maintenir les sanctions économiques contre Cuba. Cette campagne est surtout destinée à l’opinion publique internationale car, selon Farrar, elle « n’intéresse pas les Cubains dont les principales préoccupations sont avoir un niveau de vie plus élevé et davantage d’opportunités de voyager plus librement67 ».

 

            Dans un autre câble, la SINA admet également qu’elle se trouve isolée sur la question des droits de l’homme à Cuba :

« L’immense majorité des 100 missions diplomatiques étrangères à La Havane ne font pas face à un dilemme des droits de l’homme dans leurs relations avec les Cubains. Ces pays n’abordent pas cette question. Le reste, un groupe qui inclut une majorité de l’Europe, le Canada, l’Australie, le Japon et les Etats-Unis, affirme qu’il emploie des approches différentes pour évoquer la question des droits de l’homme à Cuba, mais la vérité et que la plupart de ces pays n’évoquent pas du tout la question à Cuba68 ».

 

            La SINA relève également que certains alliés des Etats-Unis tels que le Canada ne partagent pas le même avis sur la question des « prisonniers politiques », et évoque une discussion avec leurs homologues canadiens :

« Nos collègues canadiens nous ont posé la question suivante : quelqu’un qui accepte de l’argent des Etats-Unis doit-il être considéré comme un prisonnier politique ? ». La diplomatie canadienne a rappelé ainsi que toutes les nations occidentales sanctionnaient également les individus qui étaient financés par une puissance étrangère dans le but de renverser l’ordre établi69.

 

            La diplomatie étasunienne ne se fait guère d’illusions sur l’efficacité des sanctions économiques étasuniennes contre l’île, qui ont plongé le pays dans une délicate crise économique.

Selon elle, le peuple cubain est habitué aux périodes difficiles et répondra aux restrictions gouvernementales futures avec une endurance similaire70 ». Elle écarte la possibilité d’une grave crise et note que « Cuba et les Cubains ne sont pas aussi vulnérables qu’ils l’étaient en 1989 avant la fin de l’aide soviétique ». Par ailleurs, « le standard de vie des Cubains, même s’il n’est pas aussi élevé qu’il y a vingt ans avant la fin de l’aide soviétique, est toujours bien meilleur que durant les jours les plus sombres de la période entre 1990 et 1993 lorsque le PIB a chuté de plus de 35% ». En outre, « l’économie cubaine actuelle est moins vulnérable […] grâce à des sources de revenus et de crédits plus diversifiées et à une population cubaine avec plus de ressources71 ».

 

Néanmoins, malgré les sanctions économiques imposées par Washington, la diplomatie étasunienne signale que les Cubains ne ressentent pas d’animosité particulière à l’égard des citoyens étasuniens, car ils ne tiennent pas le peuple du Nord pour responsable de la politique de Washington. La SINA souligne ainsi « les sentiments positifs à l’égard du peuple américain72 ».

 

Conclusion

 

            Près d’un demi-siècle après son élaboration, la politique étasunienne consistant à créer et soutenir une opposition interne à Cuba est toujours en vigueur. Cette stratégie, clandestine durant près de trente ans, est désormais revendiquée et publique, même si elle est considérée comme illégale aux yeux du droit international. Ainsi, le financement de l’opposition cubaine par les Etats-Unis atteint plusieurs millions de dollars par an. Face à l’érosion de la dissidence traditionnelle représentée par Oswaldo Payá, Elizardo Sánchez, Vladimiro Roca, Marta Beatriz Roque, Guillermo Fariñas et les Dames en Blanc, Washington mise désormais sur la nouvelle génération d’opposants dont la figure de proue est la bloggeuse cubaine Yoani Sánchez.

 

Les contacts diplomatiques de la bloggeuse dissidente lui permettent d’arriver jusqu’à la Maison-Blanche et elle rencontre régulièrement les hauts fonctionnaires étasuniens tels que Bisa Williams. Pour éviter les critiques, les Etats-Unis diversifient leur soutien à l’opposition cubaine. En plus de l’aide financière directement apportée, ils ont mis en place, grâce au puissant réseau politique et médiatique dont ils disposent, un système de financement « légal » qui consiste à récompenser l’opposition au gouvernement de La Havane en remettant des « prix » dotés de plusieurs dizaines de milliers de dollars, comme l’illustre l’avalanche de distinctions reçues par Sánchez, la nouvelle égérie de Washington, en l’espace de quelques mois.

 

Le but de Washington n’est plus de fédérer la population cubaine autour de ces personnes qui prônent un changement de système à Cuba, car il sait que leur discours n’est guère audible auprès des habitants de l’île, qui restent en grande majorité attachés au processus révolutionnaire, malgré les difficultés et les vicissitudes quotidiennes. L’opposition alliée aux Etats-Unis suscite dans le meilleur des cas l’indifférence de la part des Cubains et souvent le rejet. La guerre est plutôt d’ordre médiatique. En maintenant la présence d’une opposition interne, même sans envergure et coupée de toute base populaire, elle permet de justifier sa politique d’isolement et de sanctions à l’égard du gouvernement de La Havane au nom de la lutte pour les droits de l’homme et la démocratie.

 

NOTES :

 

53 El País, « EL PAÍS convoca los Premios Ortega y Gasset de periodismo 2009 », 12 janvier 2009.

 

54 Time, « The 2008 Time 100 », 2008. http://www.time.com/time/specials/2007/0,28757,1733748,00.html (site consulté le 25 novembre 2009) 

55 Yoani Sánchez, « Premios », Generación Y 

56 Miriam Leiva, « La ‘Generación Y’cubana », El País, 30 novembre 2008. 

57 Yoani Sánchez, « Premios », op. cit.

 

58 Ibid. 

59 Ibid. 

60 El País, « Una de las voces críticas del régimen cubano, mejor blog del año », 28 novembre 2008. 

61 Yoani Sánchez, Generación Y. 

62 Yoani Sánchez, « Respuestas de Barack Obama a Yoani Sánchez », Generación Y, 20 novembre 2009. 

63 Yoani Sánchez, « Premios », op. cit. 

64 Joaquin F. Monserrate, « GOC Signals ‘Readiness to Move Forward’ », United States Interests Section, 25 septembre 2009, cable 09HAVANA592, http://213.251.145.96/cable/2009/09/09HAVANA592.html (site consulté le 18 décembre 2010) ; Yoani Sánchez, « Donar », Generación Y. http://www.desdecuba.com/generaciony/?page_id=2222 (site consulté le 20 décembre 2010).

 

65 Joaquin F. Monserrate, « U.S.-Cuba Chill Exaggerated, But Old Ways », United States Interests Section, 10 janvier 2010, cable 10HAVANA9, http://213.251.145.96/cable/2010/01/10HAVANA9.html (site consulté le 18 décembre 2010).

 

66 Jonathan D. Farrar, « The U.S. and the Role of the Opposition in Cuba », United States Interests Section, 9 avril 2009, op. cit. 

67 Ibid. 

68 Joaquin F. Monserrate, « Feisty Little Missions Dent Cuba’s Record of Bullying Others to Silence on Human Rights », United States Interests Section, 9 novembre 2009, cable 09HAVANA706, http://213.251.145.96/cable/2009/11/09HAVANA706.html (site consulté le 18 décembre 2010).

 

69 Ibid. 

70 Jonathan D. Farrar, « Key Trading Parters See No Big Economic Reforms », United States Interests Section, 9 février 2010, op. cit. 

71 Jonathan D. Farrar, « How Might Cuba Enter Another Special Period? », United States Interests Section, 4 juin 2009. http://213.251.145.96/cable/2009/06/09HAVANA322.html (site consulté le 18 décembre 2010). 

72 Michael E. Parmly, « Comsec Discusses Freedom and Democracy With Cubain Youth », United States Interests Section, 18 janvier 2008, op. cit.

 

 

Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est enseignant chargé de cours à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, et l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, et journaliste français, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son nouvel ouvrage s’intitule Cuba. Ce que les médias ne vous diront jamais (Paris : Editions Estrella, 2009).

Contact : lamranisalim@yahoo.fr

 

 

 

 

 

Tag(s) : #Contre l'impérialisme
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