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La Syrie, compagne de route des intérêts français

 

LE MONDE | 14.02.2014

Hubert Bonin

(professeur d'histoire économique à Sciences Po Bordeaux

et à l'UMR GRETHA – université Montesquieu-Bordeaux-IV)

 

L'annonce, le 10 février, par le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, du dépôt d'un projet de résolution au Conseil de sécurité des Nations unies pour exiger des accès humanitaires aux populations civiles dans les villes syriennes assiégées n'est que le dernier avatar de l'intérêt de la France pour la Syrie.

Déjà, Napoléon III avait envoyé des troupes pour protéger les chrétiens menacés par les Druzes en 1860-1861, signe d'une empathie pour un Proche-Orient, désigné par les diplomates sous le terme de « Levant », que la France considérait comme un pivot de ses échanges commerciaux méditerranéens et même asiatiques.

C'était la porte des « routes » reliant Marseille aux profondeurs de l'Asie, en parallèle aux voies maritimes, reconnue dès François Ier par des « capitulations » (des traités) entre le royaume de France et l'Empire ottoman de Soliman le Magnifique, accordant des avantages juridiques et financiers aux marchands français.

 

Au XIXe siècle, les négociants marseillais vont quérir au Levant cotonnades (« toiles d'Alep »), cocons et filés de soie, bois méditerranéens recherchés pour l'ameublement ou la décoration et divers biens de consommation courante. C'est une source d'approvisionnement parmi d'autres en Méditerranée orientale et en mer Noire.

Lorsque l'économie de la Syrie « décolle », avec la croissance des quartiers dans les villes, l'équipement en services publics, l'adoption par les bourgeoisies locales d'un mode de vie à l'européenne et l'essor des activités mercantiles, les maisons de commerce européennes commencent à s'y intéresser.

C'est un « impérialisme à la française » beaucoup plus diffus que le simple colonialisme. La Banque impériale ottomane (BIO), créée en 1863 par des financiers français – majoritaires – et britanniques, est la banque centrale de l'Empire ; ses agences à Damas, Tripoli, Alep, Hama, Homs font circuler la monnaie en Syrie tout en y gérant des activités de banque commerciale et de dépôt. Elle distribue du crédit hypothécaire aux promoteurs des nouveaux quartiers urbains.

Dans les services publics, les intérêts belges contrôlent la Société des tramways et d'éclairage électrique de Damas (1904-1927), avec l'aide de capitaux français à partir de 1927.

LIBAN ET SYRIE REGROUPÉS DANS LA « GRANDE SYRIE »

 

La Syrie devient elle aussi un champ de la rivalité franco-allemande au Proche-Orient, qui s'exerce à la fin des années 1890 dans les chemins de fer et la banque, notamment à Alep, gare du Bagdad Bahn reliant Constantinople et Adana au fleuve Tigre à la veille de la

Grande Guerre. La réaction française s'exerce par le truchement de la BIO qui, en 1901, prend le contrôle de la société du Beyrouth-Damas, lancée en 1891 avec une participation française, avant de devenir la Société du chemin de fer de Damas-Hamah et Prolongements, décrochant la construction du tronçon Hamah-Alep en 1904, avec du matériel français. Son réseau atteint 683 kilomètres en 1914.

 

Quand les forces alliées se partagent des aires d'influence dans l'ex-empire ottoman en 1920, la France récupère le Levant, avec des mandats de la Société des nations sur le Liban et la Syrie, regroupés dans la « grande Syrie ». La place bancaire parisienne y détecte des occasions d'action.

La médaille française pour

la campagne de Syrie

 

La BIO (devenue Banque ottomane en 1926) perd ses fonctions de banque centrale. Mais elle conserve son activité de banque commerciale, dont l'influence s'exerce entre la Syrie et Beyrouth, par le biais d'une filiale établie en 1919, la Banque de Syrie, transformée en Banque de Syrie et du Grand Liban en 1924. Le Crédit foncier d'Algérie et de Tunisie (CFAT), s'y installe et mène un consortium d'entreprises françaises auquel est confiée en 1924 la concession de l'électricité, du tramway et des eaux d'Alep. La France lance en outre un plan de mise en valeur des ressources hydroélectriques.

En 1926, le Haut-Commissaire de la République française en Syrie et au Liban, Henry de Jouvenel (1876-1935), résume l'idée directrice de cette stratégie : « Le pays se ralliera au mandat français dans la mesure où ce mandat lui paraîtra une bonne affaire. » Une relative prospérité bénéficie aux exportateurs agricoles (soie, tabac, figues, noisettes, céréales, Société cotonnière de Syrie, près d'Alep).

BOMBARDEMENT DE DAMAS

 

Malgré un ressentiment nationaliste contre la séparation du Liban et de la Syrie en 1926, la cession d'un district à la Turquie et l'autonomie conférée en 1920-1922 au district alaouite de Lattaquié, les populations syriennes semi-colonisées tolèrent un ordre français qui est beaucoup plus léger que les régimes monarchiques installés au Moyen-Orient par les Britanniques.

 

Ce qui explique que des dizaines de milliers de « Syro-Libanais » voguent vers les colonies d'Afrique subsaharienne, dans lesquelles ils déploient leur savoir-faire dans le commerce de semi-gros.

Malgré la reconnaissance de l'indépendance de la Syrie par les Forces françaises libres lors de leur entrée dans le pays en 1941, la

France entend préserver ses intérêts, notamment économiques, en 1944-1945. Des soulèvements anti-Français, le bombardement de Damas par l'armée en mai 1945 (400 morts) ne favorisent pas un climat d'entente. Malgré un accord financier en février 1949 qui apaise les relations, la France sort de Syrie avec une mauvaise image de marque et replie ses intérêts sur le Liban.

La Syrie ne rejoint pas la zone franc en 1948, contrairement au Liban ; nombre d'actifs étrangers sont nationalisés (services publics, banques). Il devient difficile de préserver une communauté d'intérêts dans une Syrie dirigée à partir de 1963 par le parti Baas, qui applique son carcan étatiste et nationaliste.

TOTAL BEL, LAFARGE ET AIR LIQUIDE

Le régime s'ouvre à l'économie de marché et aux investissements étrangers en 1991, dans le cadre de circuits dépendants des clans militaro-politiques. Des entreprises françaises participent à la chasse aux contrats dans un pays qui conduit des programmes d'investissement soutenus (au nom d'un socialisme moyen-oriental) dans les équipements urbains et portuaires, les travaux publics ou l'armement.

Faute d'une économie de marché transparente, on est loin de la percée effectuée en Turquie. Les occasions se multiplient toutefois, d'autant plus que le Liban proche subit les soubresauts de la guerre civile en 1975-1990.

Des pionniers se risquent en Syrie : Total monte en 1988 une coentreprise pour développer des gisements de pétrole dans l'Est syrien, à Deir Ez-Zor. Les groupes dotés d'une stratégie d'internationalisation suivent : Bel (2005), Lafarge (2010), Air liquide (2011). Conséquence du « printemps arabe », tout s'arrête peu ou prou en 2012-2013.

Avec des montants modestes (405 millions d'euros d'importations, dont 285 en pétrole ; 332 millions d'exportations), la France n'occupe en 2010 que la 82e place parmi les clients de la Syrie et la 79e parmi ses fournisseurs.

Tag(s) : #Histoire
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