Le débat né des révélations sur l’utilisation de l’argent public à des fins privées par François de Rugy élargit davantage le fossé entre deux types de journalisme. Mais si la presse d’investigation n’est pas exempte de critiques, celle qui, majoritaire, assume sa connivence avec le politique ne possède en revanche aucune vertu. Le temps est venu de sauver les médias français de l’abîme.
Vendredi 26 juillet, les médias rendent un hommage poli mais discret à Pierre Péan, journaliste-enquêteur loué pour ses travaux sur les petits et grands secrets des politiques (l’affaire des « diamants » offerts à Giscard par Bokassa, le passé vichyste de François Mitterrand, le consulting lucratif de Bernard Kouchner…).
Parmi les sujets de prédilection de Péan, figuraient en outre les rapports entre le pouvoir et les médias. La Face cachée du Monde (Éd. Mille et Une Nuits), qu’il écrivit avec le regretté Philippe Cohen, déchaîna les passions lors de sa parution en 2003 en bousculant sur son piédestal le quotidien du soir et sa réputation de « journal de référence ». À l’heure où disparaît un géant du journalisme français, le petit milieu médiatique bruisse encore des conséquences de « l’affaire » qui a conduit François de Rugy, ministre de la Transition écologique, à démissionner sur la base d’informations publiées par Mediapart. Depuis la diffusion de deux rapports-éclairs relatifs aux accusations portées contre l’intéressé, pourtant truffés d’ambiguïtés, l’exécutif, les élus de la majorité et la presse pro-gouvernementale jouent la petite musique de la délation, de l’acharnement ignoble, sinon de la diffamation.
Un nouveau procès contre un certain journalisme est instruit : celui qui ne se contente pas de relayer ou, dans le meilleur des cas, de commenter complaisamment les éléments de langage des politiques.
Informer tue ? Dans un accès de délire emphatique, l’égérie du PAF Bernard-Henri Lévy a qualifié les journalistes de Médiapart d’ « assassins » de François de Rugy. Ce spécialiste hors catégories du name dropping aurait été plus inspiré de se souvenir de Camus et de ce qu’il advient des choses mal nommées… Le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand a évoqué de son côté la démission contrainte du ministre comme une « brutalité insupportable ».
Rien de moins.
Pour l’ancien éditorialiste Dominique de Montvalon, il ne devrait pas y avoir d’affaire : la surexploitation médiatique des dîners du couple de Rugy n’est que « le fait des populistes anti-parlementaristes des deux rives »… Il n’est pas jusqu’au très macroniste Journal du Dimanche qui s’est tôt engagé dans la réhabilitation du ministre lynché en titrant en Une le 20 juillet : « Rugy est-il parti pour (trois fois) rien ? ». Le choix d’un vocabulaire excessif ne vise pas à secourir l’infortuné mais bien à porter l’estocade contre la presse qui « révèle », en d’autres termes, celle qui gêne.
En France, le journalisme de connivence – que d’aucuns appellent avec moins de ménagement le journaliste servile ou courtisan – demeure sur-représenté. Serge Halimi a évoqué dans son enquête saisissante, Les Nouveaux chiens de gardes, ces liens incestueux entre politiques et journalistes, souvent issus des mêmes milieux, fréquentant les mêmes écoles, partageant les mêmes intérêts et ne voyant nul inconvénient à entretenir des liens d’intimité que ne nécessitent pourtant pas les rapports professionnels qu’ils sont amenés à nouer. Bien après la fin de l’ORTF, cette sujétion des rédactions françaises au bon vouloir du prince a plus d’une fois surpris les journalistes des médias étrangers[1].
« Critiquer l’enquête de Médiapart relève du débat démocratique, surtout s’il apparaît que les accusations sont insuffisamment étayées… Jeter le bébé avec l’eau du bain en discréditant la démarche d’investigation, qui est la noblesse du métier, est de trop »
L’endogamie politico-médiatique explique aisément pourquoi un intervieweur de premier plan comme Jean-Michel Aphatie s’est retrouvé à déguster des crustacés dans un dîner privé offert par l’ancien président de l’Assemblée nationale[2]. Ou qu’une kyrielle d’éditorialistes montent au créneau pour relativiser la gravité des faits reprochés à François de Rugy et tirer à boulets rouges sur les confrères qui ont eu l’impudence de confronter les principes dont s’enorgueillissait celui-ci à ses actes concrets…
Critiquer l’enquête de Médiapart relève du débat démocratique, surtout s’il apparaît que les accusations sont insuffisamment étayées ou présentées sous un angle biaisé. Après tout, il arrive aussi aux spécialistes des révélations, comme ceux du Canard enchaîné ou de Médiapart, de prendre leurs libertés avec la déontologie, notamment avec la vérification des sources. Jeter le bébé avec l’eau du bain en discréditant la démarche d’investigation, qui est la noblesse du métier, est de trop.
Cette guerre ouverte entre le journalisme de connivence et celui qui se conçoit comme un véritable contre-pouvoir par tous moyens possède néanmoins un mérite. Elle pose à nouveau la question du positionnement de la presse à l’égard du pouvoir politique d’une part et des citoyens qu’elle informe d’autre part.
Depuis plusieurs années, un grand nombre d’ouvrages rédigés par des journalistes s’en prennent au manque d’indépendance des rédactions, mis en relief par une série de symptômes : la concentration des titres dans les mains d’un nombre réduit de grandes fortunes, l’alignement idéologique des lignes éditoriales sur la pensée politico-économique dominante (voir à ce sujet notre recension de l’ouvrage d’Aude Lancelin Le Monde libre), le déficit de pluralisme chez les journalistes, le peu d’incitation aux méthodes de l’investigation durant leur formation professionnelle, la persistance de l’auto-censure voire de cas de censure directe… Ces ouvrages ont contribué à alerter l’opinion sur l’état de la liberté de la presse en France sans déclencher pourtant la révolution culturelle qui sauverait les médias de l’effondrement et revivifierait la vie démocratique.
Le rôle des médias dans le débat public n’est pas un sujet annexe de la question démocratique : il en est le cœur. En 2019, seulement 24 % des Français déclaraient faire encore confiance aux médias, soit 11 % de moins qu’il y a un an, selon une enquête menée à l’échelle mondiale[3].
Entre-temps, s’est produite la crise des Gilets jaunes. Les journalistes ont été tour à tour accusés d’alimenter la colère en accordant un intérêt excessif à la parole des manifestants et de soutenir le gouvernement en tentant de discréditer la contestation… Quel que soit son propre camp, force est de constater que cette crise inédite sous la Ve République a été l’énième révélateur d’une déconnexion terrible entre les faiseurs d’opinion et le vécu des Français. L’incapacité de la plupart des journalistes à anticiper la fronde, leur mauvaise volonté à essayer de la comprendre et, enfin, leurs excès dans le traitement qui lui a été accordée parachèvent le discrédit d’un mode de fonctionnement suranné.
La mission des médias n’est pas d’être le miroir flatteur du politique mais la loupe posée sur la pratique du pouvoir et sur la réalité quotidienne des êtres humains. La « crise politique » mainte fois rabâchée par ces mêmes médias tel un « marronnier » aurait dû depuis longtemps les conduire à l’auto-critique. Car c’est à travers eux que se diffusent en principe les opinions dans leur diversité, la connaissance des problèmes et les propositions de solutions.
« La mission des médias n’est pas d’être le miroir flatteur du politique mais la loupe posée sur la pratique du pouvoir et sur la réalité quotidienne des êtres humains »
En 2015, un groupe de professionnels a créé le collectif « Informer n’est pas un délit » pour œuvrer en faveur de la liberté de la presse écrite, audio-visuelle et en ligne et proposer des réformes. Pendant la dernière campagne présidentielle, il a tenté d’attirer l’attention des candidats autour de cinq priorités : la lutte contre la concentration des médias ; une meilleure protection législative du secret des sources ; la lutte contre les procédures abusives engagées contre des journalistes ; la création d’un délit de trafic d’influence relatif à l’information et le renforcement de l’indépendance des journalistes vis-à-vis des actionnaires ; la facilitation de l’accès aux documents publics pour tous.
Ces propositions détaillées[4]constitueraient en effet la première étape d’un salutaire « Grenelle » de la presse, pour peu que la formule si prisée ne dissimule la faiblesse des mesures. Il faudrait de toute façon aller plus loin encore en s’intéressant au mode de recrutement des journalistes et au système de formation qui enferme dans une logique de rendement. Il faudrait surtout, et c’est là le défi le plus difficile, rompre avec une pensée unique qui, dans les principaux médias publics et privés, ne laisse aucun autre horizon socio-économique que la mondialisation, la société de consommation, la construction européenne et le néolibéralisme.
Le problème est culturel, donc profond. Seules une prise de conscience générale et de nouvelles générations de journalistes pourront redorer à moyen terme le blason de la presse, remise à sa juste place : au service de la démocratie. Et servir la démocratie n’est pas servir le pouvoir légal ; qu’on se le dise !
Notes :
[1] Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Éd. Raisons d’Agir, 2005, 155 pages.
[2] Alexandre Boudet, « Invité à manger chez François de Rugy, Jean-Michel Aphatie regrette d’y être allé », huffingtonpost.fr, 10 juillet 2019.
[3] Enquête menée par le Reuters Institute, l’Université d’Oxford et YouGov, Digital news report 2019, juin 2019. La France évolue très en-deçà de la moyenne générale, qui se situe à un niveau de 42 % de confiance.
[4] Voir le site du collectif, notamment l’article suivant : « Liberté, égalité, informés : les propositions », 5 avril 2017.