Evgueni Maksimovitch Primakov vient de mourir ce 26 juin à Moscou. Avec cet homme de 85 ans disparaît l’un des plus grands acteurs de la politique internationale, mais aussi de la politique intérieure russe. Si la Russie doit à quelqu’un de ne pas s’être décomposée au moment de la crise financière d’août 1998, c’est largement à Evgueni Primakov qu’elle le doit. Son rôle a été bien plus important que ce que l’on en a perçu à l’époque. Il fut, avec Vladimir Poutine et quelques autres, le véritable « père » de la Russie moderne que nous connaissons aujourd’hui.
Les débuts de la carrière d’Evgueni Primakov
Evgueni Primakov avait passé sa jeunesse en Géorgie. Il fit ses études à l’Institut de l’Orient à Moscou, dont il sortit diplômé en 1953, l’année de la mort de Staline. Après avoir travaillé dans cet institut, il devint un grand journaliste, couvrant le Moyen-Orient pour la radio soviétique de 1956 à 1970. Sa connaissance du terrain, des langues, son intelligence politique remarquable, en fit l’un des interlocuteurs principaux tant des dirigeants arabes, et en particulier du courant nationaliste, que des journalistes occidentaux. Il revint en URSS en 1970 et fut le vice-directeur de l’IMEMO, le très prestigieux institut de l’économie et des relations internationales. Sous sa houlette furent formés des générations de chercheurs mais aussi de journalistes soviétiques que j’eu à connaître dans les années 1980. Il y a avait chez de nombreux d’entre eux une « marque Primakov » qui se traduisait par une capacité à distinguer clairement l’observation objective de l’interprétation idéologique. Il revint à son ancienne alma mater, l’institut d’Orient qu’il dirigea de 1977 à 1985, avant de prendre la direction, de 1985 à 1989, de l’IMEMO.
Cette période de la vie d’Evgueni Primakov fut celle où son influence sur la génération de la Perestroïka fut certainement la plus forte. Mais, cette influence ne se limita pas aux seuls soviétiques. De nombreux responsables étrangers étudièrent sous sa direction, que ce soit en Palestine, mais aussi en Syrie et au Liban, enfin en Afrique. Primakov, que j’ai rencontré à de multiples reprises de 1998 à 2010, était discret sur ses anciens étudiants, mais on sentait qu’il n’était pas peu fier d’avoir pu contribuer à leur formation.
Primakov et la théorie du monde multipolaire
Il entra en politique en 1989, et fut le conseiller diplomatique de Mikhaïl Gorbatchev pour le Moyen-Orient au moment de la première guerre d’Irak, en 1991. Puis, il devint le vice-directeur du KGB avant de prendre la direction des « services extérieurs » lors de la scission des missions du KGB en 1992/1993. Il devait exercer la responsabilité du « service extérieur » ou SVR jusqu’en 1996, avant de devenir le Ministre des Affaires Etrangères. Sa nomination, par Boris Eltsine, marque le début de la fin de l’influence américaine sur la Russie. Non que Primakov ait été un « anti-américain » obsessionnel. Il était bien trop intelligent pour tomber dans ce piège. Mais, il avait une connaissance très précise des finalités, souvent contradictoires, de la diplomatie américaine et une conscience très claire des dangers que cette diplomatie, avec tous ces relais d’influence, pouvait faire courir à l’équilibre mondial. Il fut l’un des premiers en Russie à articuler le concept de la « multipolarité » et à lui donner un contenu précis. Il s’opposa à la politique des Etats-Unis sur la question de l’ex-Yougoslavie, percevant de manière très pertinente qu’un certain discours « droit de l’hommiste » aboutirait à détruire les fondements du droit international. Il faisait une claire distinction entre les questions éthiques (sur lesquelles il avait des positions qui étaient très claires) et les questions politiques. Cette distinction, qui a largement disparu tant en France qu’en Europe, avec l’instrumentalisation de l’éthique à des fins politiques, est l’une des clefs si l’on veut comprendre la démarche diplomatique de la Russie depuis cette période. Le cas du Kosovo, fut emblématique de cela. Loin de conduire à une situation de “ paix ethnique ”, qui était l’objectif affiché, l’intervention de l’OTAN n’a fait que déplacer de cibles le mouvement d’épuration ethnique et de massacres de populations civiles. Le Kosovo est resté, sous administration de l’ONU, une zone de non-droit[1]. On peut ici, à bien des égards, parler de “ contre-modèle ” en ce qui concerne l’appui militaire apporté à une cause dite humanitaire[2].
La crise russe et l’heure de gloire d’Evgueni Primakov
Mais, l’heure de gloire d’Evgueni Primakov survint lors de la crise financière qui frappa la Russie à l’été 1998. Devant l’ampleur de la crise, tant économique que politique, une majorité d’union nationale se forma à la Douma et fit pression sur Boris Eltsine pour qu’il appelle au pouvoir, en qualité de Premier ministre, Evgueni Primakov. L’effet immédiat du krach d’août 1998 avait semblé dévastateur[3]. Le pays avait été contraint à faire défaut sur sa dette et son système bancaire était en miettes. Pourtant, loin de signifier la fin de la Russie, cette crise fut le signal d’un renouveau du pays. S’écartant progressivement des thèses néo-libérales qui avaient dominé les années quatre-vingt-dix, la Russie s’est reconstruite autour d’un projet national et industrialiste. La croissance économique qui se fit sentir dès les premiers mois de 1999, a permis progressivement au pays d’effacer la dépression de la décennie précédente. La Russie, qui avait été humiliée et appauvrie de 1991 à 1998, est ainsi progressivement redevenue une puissance avec laquelle il fallait compter. On peu dater de septembre 1998 et des premières mesures prises par le gouvernement Primakov, le processus qui devait conduire au “ retour de la Russie ” que l’on a constaté dans les années 2000 et par la suite.
Dans ce double processus, on doit reconnaître le rôle éminent de l’action du Premier ministre nommé à la suite du krach du 17 août 1998, Evgueni Primakov qui, même s’il ne resta au pouvoir que quelques mois, exerça une influence décisive sur la reconstruction de la Russie. Cette reconstruction fut d’abord politique. En réaffirmant le rôle de l’État face aux empiétements des oligarques, mais aussi du FMI, Primakov a créé le contexte qui permis le sursaut économique et grâce à ce dernier le renouveau social. Le sursaut économique se manifesta très rapidement, en fait dès la fin de l’automne 1998[4]. Contrairement aux affirmations complaisamment colportées par les experts américains renvoyés à leurs foyers, ce sursaut ne fut pas le produit des exportations de matières premières[5]. Le rôle de Primakov fut essentiel pour la reconstruction d’un système fiscal solide, mais aussi pour entamé le début de la guerre contre les oligarques, guerre qui allait en réalité être poursuivie par Vladimir Poutine.
Mais, son action ne se limita pas à la seule économie, même si elle fut alors absolument fondamentale. Primakov prit l’initiative de s’opposer à l’intervention de l’OTAN au Kosovo en envoyant les parachutistes russes, déployés dans le cadre des troupes de l’ONU en Bosnie, occuper la ville à population Serbe de Priština en 199. Les relations russo-américaines connurent à cette époque un premier nadir. On le pensait conjoncturel ; il reflétait en réalité une opposition profonde et durable[6].
Un homme d’influence
Mis sur la touche par Boris Eltsine en 1999, Evgueni Primakov tenta un retour dans la politique russe, mais finit par se rallier à Vladimir Poutine au printemps 2000. Il devint un expert écouté sur les question du Moyen-Orient, mais aussi sur les questions économiques. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises à cette époque et nous avons eu de passionnantes discussions. Son influence fut toujours importante que ce soit sur la politique russe en Irak ou sur la question du monde multipolaire[7]. Par ailleurs, en économie, il obtint le départ de certains ministres par trop liés à l’influence libérale des années 1990. L’arrivée de Primakov au pouvoir en 1998, puis celle de Poutine en 2000, ont lancé aux États-Unis le débat sur la “ perte de la Russie ”[8]. On peut toujours soutenir que les États-Unis, n’ayant jamais “ possédé ” la Russie, ne pouvaient la perdre. C’est oublier un peu vite le rôle essentiel de la “ politique russe ” dans le projet hégémonique américain des années 90. Il fallait affaiblir et intégrer la Russie. L’échec fut ici patent sur les deux plans[9]. Il faut ici mesurer la défaite symbolique que représenta la crise financière de 1997-1999 et l’incapacité des Etats-Unis et des organisations qu’ils hégémonisent, à reprendre le dessus.
Evgueni Primakov se faisait plus rare dans la presse et à la télévision. On le savait souffrant. Mais, sa parole portait ; il était l’homme qui avait symbolisé ce moment particulier où la Russie se reprit. Personnellement, je garderai le souvenir de sa présence à un match de football à l’automne 1998, où le stade en entier se leva et lui fit une spectaculaire et magnifique ovation. Il a représenté cette solidité du peuple et des institutions qui ont permis à la Russie de traverser la crise et de prendre le dessus.
Reposez en paix Evgueni Maksimovitch. Mais, votre sagesse et vos connaissances manqueront à vos proches, à vos amis, et au peuple russe en entier.
NOTES :
[1] Outre les rapports cités, on renvoie ici le lecteur au roman-témoignage écrit par un officier supérieur de l’armée française à partir de son expérience au Kosovo : J. Armen, Dernière danse à Pristina, Ramsay, Paris, 2007.
[2] Human Right Watch report, Under Orders – War Crimes in Kosovo, Genève 2001, op.cit., chapitre 17. Human Right Watch note que pratiques criminelles de l’UCK envers la population civile sont patentes depuis 1998
[3] J. Sapir, Le Krach Russe, La Découverte, Paris, 1998.
[4] J. Sapir, “Russia’s Crash of August 1998: Diagnosis and Prescriptions”, in Post-Soviet Affairs, vol. 15, n°1/1999, pp. 1-36 ; du même auteur : ) “The Russian Economy: From Rebound to Rebuilding”, in Post-Soviet Affairs, vol. 17, n°1, (janvier-mars 2001), pp. 1-22.
[5] V.M. Kapicyn, O.A. Gerasimenko, L.N. Andronova, “Analiz Ekonomicheskoj situacii v Promyshlennosti Rossii v 1999-2000″ _Analyse de la situation économique dans l’industrie russe 1999-2000_ in Problemy Prognozirovanija, n°5/2001, pp. 92-99. M.N. Uzjakov, “O perspektyvah ekonomitcheskogo rosta v Rossii” _Sur les perspectives de la croissance économique en Russie_ in Problemy Prognozirovanja, n° 4/2002, pp. 3-14.
[6] J. Sapir, “L’évolution des relations américano-russes”, in Les Cahiers du CHEAr, n°42, Printemps 1999, pp. 27-44.
[7] Primakov E., Le monde après le 11 septembre et la guerre en Irak, Presses de la renaissance, Paris, 2003, p.18. Traduction de Mir Posle 11 sentjabrja, Mysl, _Le monde après le 11 septembre_ Moscou 2002
[8] En référence à l’important débat des années 1949-1950 sur la Chine (“ Who lost China ”) ce débat a été utilisé par les fractions néo-conservatrices pour décrédibiliser la politique de l’administration Clinton et des démocrates.
[9] Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008