CE QUE DISAIT ET ÉCRIVAIT
LE PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS
SUR « L’EUROPE » DE 1947 A 1980
La meilleure façon de rendre compte avec objectivité de l’analyse que le Parti communiste français faisait de la « construction européenne » dans les années 1947-1980 est à coup sûr de rappeler ce qu’en disaient ses principaux responsables pendant toute cette période.
Pour cela, un livre intitulé Europe, la France en jeu, simplifie considérablement le travail de recherche.
Écrit par un collectif de responsables communistes à la fin 1978 et publié au début de 1979, ce livre a été préfacé par Maxime Gremetz, à l’époque membre du Bureau Politique et du Secrétariat du Parti communiste français. On ne peut donc pas trouver preuve plus convaincante de la position officielle du Parti Communiste Français sur la question européenne à la fin des années 1970
Europe, la France en jeu
Ouvrage collectif de D. Debatisse, S. Dreyfus, G. Laprat et G. Streif, paru début 1979 aux Éditions Sociales – très proches du Parti Communiste Français -, cet ouvrage réalisé dans la perspective des élections européennes de la même année, fut préfacé par Maxime Gremetz. Lequel fut d’ailleurs élu député européen de 1979 à 1986.
Maxime Gremetz, préfacier de l’ouvrage. au Secrétariat du Parti Communiste Français en 1979, date à laquelle il signa la préface de l’ouvrage évoqué ici.
Pour l’objet que je me suis fixé, je crois donc spécialement judicieux de faire une longue citation de cette introduction, et plus précisément de sa seconde moitié, allant des pages 18 à 23, qui concerne l’histoire de la prétendue « construction européenne » à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Je n’ai donc pas repris la première moitié de cette introduction qui décrit sommairement la genèse de « l’idée européenne » depuis Charlemagne, et notamment au XIXe siècle, selon le point de vue intéressant de l’analyse marxiste.
Je n’ai pas retranché un seul mot à l’extrait qui suit. Les seules modifications que j’y ai apportées ont été de surligner en gras quelques passages et d’insérer des encarts photographiques assortis de commentaires pour rappeler aux lecteurs qui étaient Maurice Thorez, Jean Kanapa, Guy Mollet et Jacques Duclos.
EUROPE, LA FRANCE EN JEU,
Éditions Sociales, 1979,
Préface de Maxime Gremetz pages 18 à 23
Le 19 septembre 1946, Winston Churchill lance à l’université de Zurich son appel pour les États-Unis d’Europe, en fait à la division de l’Europe en blocs antagonistes.
Le 12 mars 1947, Truman se prononce devant le Congrès en faveur de l’aide à l’Europe pour, dit-il, endiguer la subversion communiste.
Le 5 mai suivant, les ministres communistes français sont révoqués par le président du Conseil de l’Europe de l’époque, le socialiste Paul Ramadier. À quelques semaines près, le même phénomène se produit en Belgique et en Italie.
Le 6 juin, le général Marshall annonce le lancement de son plan « d’aide » à l’Europe. L’objectif était triple : assurer l’influence américaine dans les pays d’Europe et combattre celle de l’Union soviétique ; briser les mouvements démocratiques des pays européens ; ouvrir des débouchés à l’industrie américaine en crise et faire de l’Europe, sortie exsangue de la guerre, son principal client. Étant entendu que les pays qui acceptaient l’aide devaient « s’abstenir d’un élargissement et d’une modernisation rapide de l’industrie ou d’une large mécanisation de l’agriculture ».
Dans ces limites, économiques et politiques, les États-Unis apportaient leur soutien total à une « communauté européenne » avec laquelle ils pourraient entretenir des relations de suzerain à vassal.
Léon Blum, envoyé à Washington pour examiner les propositions américaines, se porte garant, à son retour, du désintéressement des États-Unis… Alors que Maurice Thorez déclare en juin 1947, à Strasbourg : « Les capitalistes américains ont en vue d’étendre leur hégémonie sur l’Europe et le monde entier… La recherche des débouchés pour leurs marchandises coïncide avec la volonté de s’assurer des bases politiques à travers le monde. »
D’emblée, le Parti communiste français s’était prononcé contre cette politique de blocs.
Déjà, dans un discours à Rouen, le 4 août 1946, Maurice Thorez déclarait : « La sécurité française ne peut être fondée sur la formation de blocs antagonistes, mais sur l’entente étroite et la collaboration sincère entre tous les peuples, grands et petits. »
Maurice Thorez (1900 – 1964) a été secrétaire général du Parti Communiste Français de 1930 jusqu’à sa mort en 1964, et membre du gouvernement à la Libération, comme ministre de la Fonction publique de 1945 à 1947 et vice-président du Conseil (équivalent à l’époque de vice-Premier ministre) en 1947.Vouant une admiration inconditionnelle à Staline, Maurice Thorez reste, avec l’Italien Palmiro Togliatti, l’une des plus grandes figures du communisme en Europe occidentale de l’après-Seconde Guerre mondiale, celle d’un ouvrier devenu dirigeant d’un des plus grands partis de France devenu le type le plus achevé du Secrétaire général stalinien.
Tous ceux qui l’ont connu – même des non-communistes – soulignent par ailleurs sa clarté d’expression, son sens de la synthèse, et sa très vaste érudition, Philippe Robrieux, son biographe de référence, soulignant même qu’il aurait pu être professeur d’université et qu’il tenait à conserver toujours du temps pour la lecture et l’étude.
Lors de sa mort, Charles de Gaulle lui rendit cet hommage : « À une époque décisive pour la France, le Président Maurice Thorez a, à mon appel, et comme membre de mon gouvernement, contribué à maintenir l’unité nationale.»
À ces fins, une nécessité s’imposait et malgré les engagements souscrits solennellement, les États-Unis et les bourgeoisies européennes allaient reconstituer la puissance économique et militaire de l’Allemagne (RFA).
Le temps n’est plus au respect des traités interdisant la reconstitution des konzernsallemands et prohibant la mise en place d’une armée allemande. Les États-Unis avaient choisi de faire de l’Allemagne occidentale le principal rempart de l’Occident face à l’Union soviétique, sur le plan militaire, mais aussi en reconstituant sa puissance économique. C’est l’époque où les dirigeants des konzerns sont libérés des prisons alliées – quand ils y étaient !
Le statut d’occupation contrôlé par une autorité spéciale interalliée et qui imposait à l’Allemagne des limites strictes de production d’acier, base de toute capacité industrielle militaire allemande, fut systématiquement violé, grâce aux États-Unis qui intervenaient régulièrement pour le relèvement des plafonds de production.
En 1949, à Washington, sont mis surpied le Pacte atlantique et son organisation militaire intégrée : l’OTAN. Le premier commandant suprême des forces alliées en Europe est, bien sûr, un Américain, le général Eisenhower. En 1951, devant le Congrès américain et parlant de la future Europe intégrée qu’il appuie sans réserve, il précisera : « Quelle nation est plus capable et mieux préparée que les États-Unis pour en assurer le commandement ? »
Ainsi, « dès ses premiers pas, la construction de l’Europe revêt des traits bien particuliers. Au nom de l’unité européenne, elle organisait la division du continent européen. Au nom de l’Europe « libre », elle regroupait les seuls États européens capitalistes. Au nom de l’Europe pacifique, elle organisait un bloc militaire agressif dirigé contre la partie socialiste de l’Europe. Dès sa naissance, enfin, elle portait la tare de l’atlantisme, c’est-à-dire du leadership américain ». [Source : J. Kanapa et J. Denis : Pour ou contre l’Europe ? Éditions sociales, 1969]
Jean Kanapa (1921-1978). Proche de Jean-Paul Sartre, agrégé de philosophie, il adhéra au Parti Communiste Français en août 1944, puis fonda et dirigea pendant une dizaine d’années la revue La Nouvelle Critique. Correspondant de L’Humanité à Cuba puis Moscou, il devint conseiller de Waldeck Rochet puis de Georges Marchais, membre du Comité central puis du Bureau politique jusqu’à sa mort.
Naissance de l’intégration
C’est sous ces auspices que furent jetées les premières pierres de l’intégration européenne. Celle-ci touchait deux domaines clés, le charbon et l’acier d’une part, les problèmes militaires d’autre part.
Un banquier, « le plus américain des hommes d’affaires français » comme l’appelle le journaliste Claude Bourdet, dirigeait à cette époque les tout nouveaux services du plan gouvernement français : Jean Monnet. C’est sous son impulsion que furent mis en place les premiers organismes européens.
Le 9 mai 1950, Robert Schumann proposait au nom du gouvernement français de « mettre en commun les productions de base, d’instituer une ‘’Haute Autorité nouvelle dont les décisions lieront la France, l’Allemagne et les pays qui y adhèreront’’ ». Cette « Autorité » devait être supranationale, précisait Robert Schuman devant l’Assemblée nationale le 25 juillet 1950.
Les conditions d’élaboration de ce plan éclairent son contenu. Il a été préparé dans le plus grand secret par une équipe restreinte, sans consultation du Parlement ni même de la quasi-totalité du gouvernement. J. Monnet appelle, dans ses Mémoires, cette équipe d’un nom évocateur : les conjurés. « Neuf personnes au total étaient dans le secret… Nous étions bien résolus à mener toute l’opération en dehors des voies diplomatiques officielles. Le secret fut total, à une exception près. »
Cette « exception » fut, comme par hasard, Dean Acheson, le secrétaire d’État américain…
Bien sûr, les États-Unis appuyaient la manœuvre puisque la production allemande d’acier était libérée, comme ils le souhaitaient depuis longtemps, et que l’Allemagne occidentale était ainsi définitivement liée au bloc atlantique. Le secret était cependant partagé par quelques-uns. Jean-Monnet raconte : « Nous ne pouvions faire état de ces assurances et de celle que nous donnaient personnellement les dirigeants des charbonnages, et nous les laissâmes protester que nous avions disposé d’eux arbitrairement. »
Un an plus tard, le traité instituant la communauté européenne du charbon et de l’acier était signé par la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. La « Haute autorité », supranationale, est nommée. À sa tête, Jean-Monnet. Le deuxième membre français désigné par le gouvernement, Léon Daum, est, bien sûr, un des principaux dirigeants de l’industrie sidérurgique…
Aussitôt le Département d’État américain envoie un télégramme : « les États-Unis ont l’intention de donner à la communauté du charbon et de l’acier un fort appui, justifié par l’importance de l’unification politique et économique de l’Europe. »
Tels étaient les parrains de l’Europe des Six : les Américains, les monopoles industriels les plus puissants de l’époque, les tenants du réarmement allemand.
Hommes d’État français, américains, allemands, juraient que c’était le seul moyen d’enterrer définitivement le vieux contentieux franco-allemand, de garantir enfin la paix. L’histoire de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) montre le crédit qu’il fallait accorder à ces déclarations.
On avait redonné à l’Allemagne Thyssen et Krupp, il fallait lui redonner une armée.
La pression des États-Unis s’accroît sur les Alliés. La France dépend, à cette époque, presque entièrement des crédits américains. On ne compte plus les voyages outre-Atlantique de Léon Blum ou de Jean Monnet pour réclamer des rallonges financières.
Les États-Unis lancent un véritable ultimatum : la République fédérale allemande doit prendre sa part de la « défense du monde libre ».
Refaire directement une armée allemande soulevait trop d’opposition en France. Alors naît le projet d’une Communauté européenne de défense. Pas d’armée « allemande », pour sauver les apparences, mais une armée « européenne » intégrant, en fait, une armée allemande reconstruite. C’est la proposition faite par Pleven le 24 octobre 1950 devant l’Assemblée nationale.
Une large opposition se fait jour en France. La SFIO est divisée, de nombreux socialistes – dont Guy Mollet – appuient le projet de la CED.
Guy Mollet, ici à gauche avec François Mitterrand à droite (photo prise en 1966). Les socialistes de la SFIO, très largement inféodés à Washington, étaient les bêtes noires du Parti Communiste Français dans les années 50, bien davantage que ne l’étaient les gaullistes. Cependant, à la première élection présidentielle au suffrage universel, en décembre 1965, le Parti Communiste Français décida de ne pas présenter de candidat et soutint François Mitterrand dès le 1er tour, qui devint ainsi le candidat unique de la gauche et parvint à mettre en ballottage Charles de Gaulle, qui avait orgueilleusement refusé de faire campagne en pensant qu’il serait élu dès le premier tour.
Au second tour, François Mitterrand reçut le désistement de tous les autres candidats, y compris du candidat discrètement soutenu par les Américains Jean Lecanuet, et y compris le candidat de l’extrême droite, Jean-Louis Tixier-Vignancour, et des partisans de l’OAS. Bernard Antony (Romain Marie), Christian Baeckeroot, Michel Collinot, Roger Holeindre, Pierre Sergent, Jean-Pierre Stirbois, et bien sûr Jean-Marie Le Pen, en leur nom propre ou au nom de leur organisation, appelèrent à voter Mitterrand.Mitterrand fut battu au second tour ( avec 45,5 % contre 54,5 % pour de Gaulle), mais cela lui permit de prendre la tête de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), qui regroupait la gauche non communiste (essentiellement la SFIO, le Parti radical, la CIR et divers clubs), et ultérieurement de prendre la tête du nouveau Parti socialiste à partir de 1971.

La Une de L’Humanité
après le rejet de la Communauté Européenne de Défense (CED)
le 30 août 1954 par une alliance de fait entre les gaullistes et les communistes.
En mai 1952, le congrès de la SFIO vote une motion sur la CED : « C’est pourquoi le parti, qui approuve la création d’une armée européenne unifiée, ouverte à toutes les nations démocratiques et soumise à un pouvoir politique européen démocratiquement contrôlé, estime que l’Allemagne doit pouvoir y participer. »
Le chancelier allemand Adenauer parlait plus clairement : « Notre raison d’adhérer à la Communauté européenne est qu’elle paraît être le meilleur moyen, sinon le seul, de récupérer les provinces perdues de l’Est. »
Les communistes combattirent résolument le projet. « Nous sommes prêts avec tous les Français quels qu’ils soient – nous disons bien quels qu’ils soient – qui, comme nous, ne veulent pas d’une nouvelle Wehrmacht, à participer à toutes les actions politiques qui peuvent et doivent être organisées par une puissante campagne à travers la France »,
déclarait Jacques Duclos en octobre 1953.
L’appel fut entendu. La mobilisation la plus large de toutes les forces patriotiques, des communistes aux gaullistes du RPF, permit de faire échec au projet.La Communauté européenne de défense fut finalement repoussée par le Parlement français en 1954. Jacques Duclos (1896-1975) fut pendant plus de 35 ans l’un des principaux dirigeants du Parti communiste Français, aux côtés de Maurice Thorez et Benoît Frachon. Responsable du Parti communiste clandestin pendant l’Occupation (1940-1944), il fut même secrétaire général par intérim du PCF, en raison de la maladie de Maurice Thorez de 1950 à 1953, et était très impliqué dans la vie du mouvement communiste international (Komintern et Kominform). C’est sous son autorité et avec l’appui de l’Union soviétique, que furent lancés des appels contre la guerre d’Indochine menée par son pays et contre ce qu’il appelait déjà l’impérialisme américain. Il s’illustra dans l’organisation d’une manifestation interdite contre la venue à Paris du général américain Ridgway que la propagande communiste accusait de mener une guerre bactériologique en Corée (« Ridgway la peste »). À cette occasion, il fut incarcéré quelques jours à la prison de la Santé.
En 1968, année du Printemps de Prague, il approuva l’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie et demeura fidèle à la ligne conservatrice du parti communiste d’Union soviétique.
À l’élection présidentielle anticipée de 1969, échaudé par les événements de mai 68 où le Parti Communiste Français et la CGT avaient sauvé de Gaulle très certainement sur instruction de Moscou, le Parti Communiste Français décida à ne pas rééditer l’expérience de 1965 et de présenter son propre candidat.
Ce fut Jacques Duclos, qui réalisa d’ailleurs un très bon score (21,27 %). Il est resté célèbre pour avoir appelé au vote blanc ou à l’abstention au second tour, en disant des deux candidats restés en lice au second tour (Georges Pompidou et Alain Poher) que c’était « Blanc bonnet ou Bonnet blanc ».
En évitant ainsi que des voix communistes ne se reportent sur le très centriste, très europhile et très américanophile Alain Poher, le Parti Communiste Français contribua donc à assurer la victoire de Georges Pompidou, très probablement, là aussi, avec le plein assentiment, sinon l’instruction, de Moscou.