Ci-dessous la version longue de cette critique
L’enfer du décor :
une critique du film « Dheepan »
Jacques Audiard
Dheepan
2015 / France / 1h49
Scénario : Jacques Audiard, Noé Debré et Thomas Bidegain
Distribution : Jesuthasan Antonythasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers, Marc Zinga…
De nombreux critiques considèrent Jacques Audiard comme le meilleur réalisateur français en activité. Si l’homme témoigne indéniablement d’une certaine maîtrise et ne filme pas pour rien, l’éloge nous paraît excessif. Voyons pourquoi en dix points avec Dheepan, son dernier film, Palme d’or à Cannes.
Menacés par la guerre civile au Sri Lanka, un combattant des Tigres tamouls, Dheepan, une jeune femme, Yalini, et une petite orpheline, Illayaal, fuient en France en se faisant passer pour une famille, espérant ainsi obtenir plus facilement l’asile politique. Après une période en foyer d’accueil, ils sont installés dans un quartier populaire d’Île-de-France, où Dheepan a trouvé un emploi de gardien d’immeuble. La nouvelle famille apprend à se connaître – non sans heurts – et essaie de se construire un avenir, mais le quartier est rendu invivable par des trafiquants de drogue qui font régner leur loi de façon brutale. Toujours torturé par son passé de soldat, Dheepan va renouer avec ses réflexes guerriers pour protéger son foyer. La violence qu’ils ont fuie au Sri Lanka rattrape les trois réfugiés dans une banlieue parisienne…
1) Le défaut le plus rédhibitoire de Dheepan réside dans sa représentation des quartiers populaires. C’est une vision apocalyptique que nous propose Jacques Audiard. Les « reportages » anxiogènes de TF1 sont battus à plate couture. Réduite à quelques barres d’immeubles, la ville semble entièrement sous le contrôle des trafiquants. Bandes, drogue, violence, insultes, menaces, dégradations, saleté, tapage nocturne, tout y est, sauf les tournantes et le mouton dans la baignoire. La menace est permanente, les brefs moments de quiétude sont rapidement anéantis par l’irruption d’un nouveau danger. La description est si crépusculaire qu’on se croirait en pleine guerre des gangs à Medellín ou Mexico. Là où Jacques Audiard et ses co-scénaristes sont particulièrement irresponsables c’est qu’ils laissent entendre que cette situation est non seulement représentative du quotidien des quartiers populaires, mais aussi entièrement de la faute des « mauvais éléments » de ceux-ci.
2) Cadrant avec le traitement sécuritaire et dépolitisant des quartiers populaires qui domine dans les médias, Dheepan suggère qu’ils seraient tout à fait vivables… si on se débarrassait – au Kärcher ? – des délinquants qui pourrissent la vie des autres habitants. Le contexte économique et social est occulté, le chômage, la relégation urbaine, l’abandon républicain, tout cela est apparemment jugé secondaire. Dheepan passe son temps à réparer et à nettoyer le chaos que sèment les « voyous ». Lui est un immigré modèle, il est discret, travailleur, il ne demande qu’à vivre en paix avec sa famille, pas comme ces hors-la-loi qui cassent tout et font de la banlieue un enfer. On n’est dès lors plus surpris que Le Figaro et Valeurs actuelles aient applaudi Dheepan pour la justesse de sa représentation des « cités sensibles »…
3) Un élément de Dheepan met particulièrement mal à l’aise (quand on le remarque, ce que n’ont pas fait les critiques). Parmi les dealers, deux sortent du lot dans l’histoire ; ils se posent des questions, sont assez lucides sur leur condition, ils semblent même avoir des doutes quant à leur mode de vie. Quel est le problème ? direz-vous. Eh bien, ces deux voyous sensibles et réfléchis sont blancs. Certes, l’un des deux s’appelle Brahim mais il est joué par un acteur caucasien (Vincent Rottiers). Ceux dont l’apparence physique les associe clairement à des origines maghrébines ou d’Afrique noire représentent une masse indifférenciée et menaçante.
4) Les métaphores auxquelles recourt Jacques Audiard sont assez maladroites, voire douteuses. L’ensemble du film repose sur l’idée que l’intense violence du conflit au Sri Lanka est comparable à celle des quartiers populaires en France, qui seraient non seulement des « zones de non-droit » mais carrément des zones de guerre. Autre métaphore, celle-ci simplement lourde : à plusieurs reprises dans le film, un éléphant fait une apparition énigmatique, émergeant lentement d’une végétation dense ; il représente évidemment à la fois Dheepan – notre héros fort et placide – et Ganesh, une divinité centrale de l’hindouisme. Jacques Audiard a résisté à inclure aussi un tigre, on lui en sait gré.
5) Dans sa dernière partie, Dheepan relève du film d’auto-défense, genre cinématographique dans lequel un justicier solitaire en marge de la loi punit les méchants, généralement beaucoup plus nombreux que lui. Cette veine qui a donné le meilleur comme le pire repose sur une forme de manichéisme paranoïaque dans laquelle une horde brutale s’acharne contre des innocents. La tension monte jusqu’à ce que le héros n’en puisse plus et se livre à une contre-attaque virile. Dans le cas de Dheepan, d’une part la transformation du personnage principal en justicier implacable est peu crédible (on ne croit guère à son passé militaire), d’autre part il y a comme un malaise face au mélange stylistique entre réalisme social et film d’auto-défense. Dans Les Chiens de paille (1971), l’une des références de Jacques Audiard pour Dheepan, le réalisateur Sam Peckinpah ne s’était pas aventuré ainsi à essayer de faire plusieurs films en un.
6) Comme un grand nombre de réalisateurs contemporains, Jacques Audiard abuse des gros plans et des images « tremblantes ». Ces procédés de mise en scène qui visent l’un et l’autre à produire de l’intensité émotionnelle, de la tension dramatique, peuvent être pertinents quand ils sont utilisés avec parcimonie, leur effet étant proportionnel à la rareté de leurs occurrences. Mais lorsqu’ils sont trop présents, on est tenté d’y voir une facilité compensant la faiblesse dramaturgique du scénario ou un manque de savoir-faire dans la mise en scène.
7) Lorsque la structure dramatique d’un film repose en grande partie sur un déchaînement de violence soudain, la mise en scène et l’action du passage en question ont intérêt à être efficaces, sous peine que le film ne se « dégonfle ». Dans Dheepan, c’est assez confus dans la forme et peu crédible dans le fond. Nous sommes loin de la maîtrise de John Boorman dans Délivrance (1972).
8) Dheepan est aussi un film sur l’incommunicabilité, que ce soit entre les gens qui parlent la même langue comme entre ceux qui ne partagent pas un idiome commun. Il montre aussi que l’on peut comprendre et apprécier quelqu’un qui semble très éloigné de nous par la culture et l’origine mais avoir des conflits âpres avec ceux qui sont censés nous être proches. Toutes ces variations sur « l’étrangeté de l’autre » ne sont pas dénuées de justesse mais elles sont finalement assez plates et convenues.
9) Le happy end de Dheepan a laissé beaucoup de spectateurs dubitatifs. Il y a de quoi. Après l’explosion de violence en France, on retrouve toute la famille en Angleterre. Dheepan a un travail (taxi), il vient d’avoir un enfant avec Yalini, ils ont une maison, des amis, ils sont en sécurité, heureux et intégrés. Bref, après l’enfer français, c’est le paradis britannique, d’ailleurs un chœur d’enfants vient souligner musicalement l’angélisme de la situation. L’Angle-terre promise des migrants, il fallait oser. Au passage, on se demande comment Dheepan a pu quitter la France après y avoir tué une dizaine de personnes…
10) Un nouveau genre est en train de s’imposer dans le cinéma français : le faux film social. Il consiste à faire mine de prendre à bras le corps des sujets sociaux « lourds » pour en fait adopter un traitement dépolitisant et farci de stéréotypes (pour ne pas effrayer financiers et décideurs ?). Et bien sûr le tout accompagné du discours habituel des cinéastes : « Je ne fais pas de politique », « L’idéologie ne m’intéresse pas », etc. Il arrive même que le réalisateur se réfugie derrière une confortable ambiguïté et laisse le soin à la critique et au public d’éclaircir son propos.
Terminons en recommandant un film autrement plus réussi – mais sorti discrètement en début d’année – sur le retour dans son quartier (populaire) d’un homme qui vient de passer neuf ans en prison pour braquage : Sous X de Jean-Michel Correia.
Laurent Dauré