
Les trois éléments de politique internationale :
le virage vers l'Orient, l'Ukraine et la Syrie
Suite aux sanctions prises par l'UE et les Etats Unis, la Russie a renforcé ses partenariats à deux niveaux: au niveau régional avec l'Union eurasienne et dans le cadre de l'Organisation du Pacte de défense collective, mais également de manière individuelle avec la Chine ou à l'international avec les BRICS. Le soutien que la Chine apporte, par ailleurs, à la politique étrangère russe dans les instances internationales n'est pas passé inaperçu. Il serait pour autant erroné de revenir au discours classique de cette Russie tirallée entre Occident et Orient. La Russie est européenne, géographiquement (surtout si l'on envisage l'entrée de la Turquie dans l'UE), culturellement et politiquement. Mais elle est européenne dans le sens classique du terme, celui de l'Europe du 19e. Ainsi, le virage opéré répond tout autant à une logique de développement naturelle, qu'au besoin de mettre en péril les tentatives d'isolement lancées par l'administration américaine et ce fut un choix gagnant.
Sur l'Ukraine, l'appréciation de la situation est plus mitigée. Le cessez-le-feu a surtout permis d'éviter le recours systématique à l'artillerie lourde, mais il n'est pas pour autant appliqué. Il a figé la situation de manière assez bancale, avec des territoires trop petits pour être viables, donc maintenus sous perfusion politique et humanitaire russe, sans que la Russie ne puisse en retirer le moindre avantage. Quant au processus politique de résolution du conflit qui implique une négociation directe entre Kiev et les représentants du Donbass, il est pour l'instant impossible. Du côté des autorités de Kiev, car cela reviendrait à reconnaître les républiques du Donbass non pas comme des groupes terroristes que l'on est en droit de détruire, mais comme des entités politiques qu'il faut respecter. Ce qui serait, même si l'Ukraine était indépendante, une faute politique avec tous ces bataillons nationalistes plus ou moins contrôlés. Du côté Donbass, c'est également très difficilement evisageable, car trop de sang et trop de haine ont coulé et continuent au quotidien avec le blocus, sans même parler de la haine dans les médias ukrainiens à leur égard. Donc pour des raisons et politiques et humaines, un accord faisant table rase des dissentions est actuellement impossible. La sortie de crise est surtout inconcevable parce que la crise ukrainienne est nécessaire pour les Etats Unis comme arme géopolitique contre la Russie.
La décision d'intervenir militairement en Syrie a été l'élément de rupture sur l'échiquier géopolitique. Ce fut une réelle surprise pour les membres de la coalition américaine et les Etats Unis eux-mêmes, le Congrès ayant même demandé une enquête sur les services de renseignement pour savoir comment ils ont pu laisser passer cela. C'est aussi la première fois depuis la chute de l'Union soviétique que la Russie sort militairement de sa zone d'influence régionale. Et elle le fait de manière indépendante, affirmant accepter de collaborer sur un pied d'égalité avec tous ceux qui veulent lutter contre l'état islamique et les groupes terroristes. L'égalité est justement ce qui pose problème, car elle entraîne une vision autonome de la perspective politique dans la région, comme le combat autour du sort d'Assad le démontre.
A partir de cela, il est possible de tirer deux conclusions pour l'année 2015:
- La remise en cause de l'hégémonie américaine par la Russie a renforcé les conflits collatéraux, ce qui permet d'éviter les affrontements directs. Il s'agit essentiellement de l'Ukraine et de la Syrie. L'Ukraine a été utilisée pour lancer des instruments de destabilisation interne, comme les sanctions économiques, fondés sur le niveau de vie et le pouvoir d'achat de la population visée. Sur le plan social, le but affiché était également de provoquer une rupture dans la société russe autour du soutien et des méthodes à utiliser pour sauver le "peuple frère". La Syrie, avec l'utilisation de la Turquie, est le lieu d'une confrontation à la limite de l'affrontement direct. Les attaques des avions civils et militaires russes, par les terroristes puis par l'aviation turque suite aux informations fournies par la Russie aux Etats Unis sur ses plans de vol, sont autant de tentatives d'intimidation face au pouvoir et de provocations sociales. Car pour maintenir son intervention, le pouvoir russe a dû expliquer à la société que le prix humain à payer était justifié, qu'il n'intervenait pas pour aider Assad, mais pour éviter que le terrorisme ne se propage en Russie même. Pour l'instant, le pari a été gagné et les tentatives d'intimidation ont tourné court. La dernière visite expresse du secrétaire d'Etat américain J. Kerry à Moscou en a été le signe.
- C'est pourquoi le combat passe sur un deuxième plan, celui des négocations politiques pour la paix dans le cadre de l'ONU. Alors que le Conseil de sécurité de l'ONU n'a pas sanctionné l'intervention de la coalition américaine en Syrie, alors que les autorités syriennes n'ont certainement pas demandé l'aide de pays qui veulent détruire politiquement, voire physiquement, leur Président, finalement, la Russie a réussi a ramené le processus de résolution de la crise syrienne dans le cadre du droit international et de l'ONU. Mais ici, la partie sera beaucoup plus délicate à jouer que sur le plan militaire, car elle s'aventure sur le terrain de prédilection des Etats Unis, celui des processus politiques dans les pays tiers. Et le combat entre les Etats Unis et la Russie, c'est-à-dire pour la préservation d'un ordre mondial unipolaire et américano-centré entraînant le renoncement de la Russie ou l'avènement d'un ordre multipolaire entraînant le recul des Etats Unis s'est déplacé vers des combats politico-médiatiques. Et la lutte contre le terrorisme est devenue la banière derrière laquelle se mène le véritable combat, un autre combat.L'on comprend mieux alors les accusations imprécises de toucher des cibles civiles, de viser les terroristes modérés opposés à Assad et de ne pas toucher l'état islamique adressées en permanence à l'action militaire de la Russie en Syrie. Pourtant, en toute contradiction avec ces affirmations, la Russie collabore avec l'Armée libre syrienne et les analystes ont remarqué pour la première fois un renversement stratégique de la situation sur le terrain: les groupes terroristes n'ont plus l'initiative de l'action, ils reculent et sont passés en mode défensif.