Kojève, le philosophe hégélien libéral avait dit « il ne s’est rien passé en mai 68, il n’y a pas eu de morts ». La flèche serait-elle finalement arrivée à destination le mercredi 7 janvier 2015 ? Ou bien les journalistes de "Charlie Hebdo" sont-ils des morts pour rien, des ressortissants de la rubrique des faits divers?
La mort des dessinateurs de Charlie Hebdo, assassinés par un commando islamiste, est un événement historique de grande importance, mais pas pour les raisons convenues qui sont étalées par les écrans médiatiques. Les tueurs du 7 janvier ont porté atteinte à deux religions : à la leur, et à celle de la liberté de la presse dont ils ont involontairement exposé les contradictions.
Guy Debord qualifiait Charlie Hebdo de « comique troupier de l’électorat de Mitterrand ». Il disait en pensant à cette génération 68 qu’il ne fallait accorder aucun crédit à ceux qui avaient amélioré leur situation sociale en critiquant la société, et pour cela il avait raison pour l’essentiel, mais ça ne clôt pas le débat, car CH a fini par devenir un élément central de la culture nationale de ce pays. Pour le penser de manière critique, Gramsci s’avère un meilleur guide. De quel bloc historique, c’est à dire de quels intérêts de classe concrets ce journal a-t-il relevé ?
CH quand on le lisait au lieu de faire ses devoirs au début des années 1970 faisait partie de la mouvance libertaire petite bourgeoise et propageait le langage gauchiste. On peut dire qu’il s’exprimait là une certaine idéologie rousseauiste, révolutionnaire mais non dialectique. Il exprimait bien les aspirations à une vie libre, c'est-à-dire sans travail et sans contrainte, proche de la nature, et à l'amour libre, qui dominait chez les adolescents de ces années-là. C'est le noyau de naïveté de l'idéologie du désir remise en cause dès 1973 par le philosophe marxiste Michel Clouscard. Par la suite CH a changé, sans vraiment s’en rendre compte, et a régressé idéologiquement de Rousseau à Voltaire.
« Non dialectique » signifie qu’ils ne pouvaient pas concevoir que l’expression sincère de la vérité puisse devenir un moment du mensonge, que la libre expression puisse se renverser en son contraire, et que des subversifs insolents comme ils l’étaient deviendraient au moment de leurs funérailles nationales des icônes de la réaction conservatrice qu’ils détestaient. Pas plus qu’ils n’ont compris qu’ils étaient devenu un élément du bloc historique de ce que le sociologue Boltanski a baptisé « le nouvel âge du capitalisme » apparu précisément à la fin des années 1970 (quoique Cabu qui appelait à voter « Oui » au TCE ait eu conscience de ce virage, je pense).
Les dessinateurs de CH ont fait partie de la culture populaire depuis son explosion des années 1960 et à ce titre ils sont aussi des composants de la personnalité d’une foule de gens de ma génération et particulièrement parmi les militants de gauche. Ils sont aussi une composante de notre narcissisme de militants. Parce que nous autres, nous ne sommes pas des "beauf's" (concept imaginé par Cabu), évidemment !
Mais malgré leur idéologie convenue, c’était des artistes de très grand talent dont on se souviendra parce qu’ils laissaient loin derrière eux les bouffons entretenus de l’art contemporain avec lesquels ils ont partagé l'époque. Leur meurtre est un peu l’équivalent culturel de celui de John Lennon, en 1980 : en tuant CH, au fond, les terroristes ont tué mai 68. Comme en tuant Lennon on a tué San Francisco, cette date et ce lieu étant devenus de purs symboles de la liberté abstraite sans limite de l'individu, l'idole des années 60. Dans les deux cas les assassins ont voulu faire taire des balsphémateurs. Mais il s’agit de symboles seulement, et Lennon qui se battait pour la paix était réellement subversif au fond, autrement que ce que CH a fini par devenir lorsqu’il a appelé à la guerre contre la Serbie en 1999 !
Charb et son équipe sont morts entre autres choses pour avoir agité le chiffon rouge devant le monstre terroriste religieux qui est suscité au Moyen Orient par les mêmes forces impérialistes qui aujourd’hui communient dans l’Union nationale autour de la liberté de la presse, c'est-à-dire celle des capitalistes des médias. Les satiriques, qui ne vivent pas de publicité ou de subvention mais de leur talent vivent dans l’illusion de l’indépendance, sans se rendre compte qu’ils sont déterminés à penser par leurs réseaux de relations qui les poussent à s’engager dans des combats douteux. Plutôt que de s’attaquer à un dieu qui n’existe pas, ils auraient mieux fait de s’en prendre au capital, qui lui existe. Mais le succès commercial épisodique provoqué par la polémique aurait disparu, et donc en même temps l’illusion de l’indépendance éditoriale. La provocation antireligieuse parfois gratuite était donc devenue une condition de cet équilibre commercial de plus en plus difficile à atteindre.
Ils n’ont sans doute pas compris qu’ils faisaient le jeu de tout ce que sincèrement ils ont refusé toute leur vie : ils vont être portés en terre par tous les notables rances qu’ils ont toujours détesté, dont le plus que douteux Sarkozy, et ils vont illustrer dans des funérailles nationales l’excellence d’un État répressif et d’un système capitaliste qu’au moins au temps de leur jeunesse ils ont tenté de remettre en cause. Ils n’ont pas mérité leur mort, et encore moins leur enterrement.
Lorsque Charb a défié ostensiblement les réactionnaires religieux musulmans, avec manifestement le sentiment mystique d’avoir une mission à accomplir, il tenait un moment du vrai : les intégristes cherchent avec souvent la complicité implicite de religieux d’autres obédiences à sanctuariser le discours religieux contre la critique. Mais ce qu’il n’a pas voulu voir, c’est que l’ensemble du débat religieux actuel ne fonctionne que comme un leurre. Plutôt que de s’attaquer à des fanatiques dont les chances de prévaloir dans le monde sont nulles, il aurait du s’en prendre aux marionnettistes de ces religieux, et donc à l’impérialisme. Mais s’il l’avait fait, il n’aurait pas atteint le succès et la visibilité possibles dans le spectacle actuel, où les corporations de la presse et du spectacle animent des débats qui loin d’éclairer le public le détournent du fond des choses.
C’est ainsi que les fondamentalistes chiites du Hezbollah et l’Iran des ayatollahs ont fini par jouer un rôle beaucoup plus important et plus positif que CH dans la lutte concrète contre le terrorisme islamiste, ce qui est quand même un comble.
Marx en 1845 a découvert la clé de son engagement et de sa vie : la cause de la vérité est inséparable de celle du prolétariat, et c’est à la classe ouvrière de réaliser la philosophie. Le débat bourgeois qui continue depuis ce temps là contient des éléments de vrai, et la critique de l’obscénité intégriste en fait partie, mais cette vérité ne fait qu’alimenter le non-vrai idéologique global, que l’on peut résumer sommairement dans l’idée que vérité, justice, humanité et art sont aliénés au capital, comme les journaux le sont à la finance et que pour les délier il faut que la révolution prolétarienne triomphe. Tous les délais de cette révolution ne font qu’aggraver le retour de la barbarie et compromettre l’avenir de l’humanité. Peu d’intellectuels ou d’artistes bourgeois le comprennent, ni peuvent le comprendre. Des hommes comme Wolinski sont passés près de cette sagesse, puis l’ont laissée se perdre.
La fonction de Charlie Hebdo, au moment de son déclin, était de servir de miroir à la petite bourgeoisie vieillissante, qui en le lisant croyait qu’elle était libre. Cela n’enlève rien au talent de ces artistes assassinés par l’obscurantisme religieux, et sacrifiés allégrement par le capital à fin d’édification du bon peuple. Mais le fascisme ne se combat pas avec le rire, mais avec des Kalachnikovs, et ils ont été inventés pour ça.
Depuis Hegel, au moins, et il est mort en 1831, on sait que l'on ne peut pas dépasser la religion en lui opposant une autre valeur transcendentale, quelqu'en soit l'importance, parce que cette "valeur" entre immédiatement en contradiction avec elle-même.
Le rire n’est pas transcendantal, n’en déplaise à George Bataille, écrivain de mode dans les années 60, et en voie de tomber dans l'oubli. Le rire peut être fasciste. L’humour peut n’être rien d’autre qu’un langage de classe, ceux qui connaissent bien la Grande Bretagne ne me contrediront pas. Et l’obligation de rire de tout, la marque "Canal +", se transforme en pénible devoir, en sourire forcé et ricanement publicitaire.
La liberté d’expression n’est pas plus que le reste des droits de l’homme une valeur transcendantale, car ceux qui sont payés pour savoir devraient se souvenir que le transcendental ne transcende rien du tout. Aucun intellectuel n’a jamais transcendé ceux qui le payent. Ou alors, pour le payer lui-même très cher à la fin.
Alors l’importance historique de cet attentat, comparé partout spontanément au 11 septembre américain, est de l’ordre de celle du 11 septembre. Il servira à enrégimenter l'humour, la critique et l’insolence au service de la banalité impérialiste et à la communion générale de la petite bourgeoisie dans les bons sentiments.
Sauf si le murissement des contradictions du capitalisme emporte l’ensemble de la scène dans une crise révolutionnaire.
GQ, 10 janvier 2015, relu le 20 avril 2015
PS : cette analyse critique n'utilise pas le terme "islamophobie" qui est équivoque. De plus, on peut prendre beaucoup de recul par rapport à la fonction idéologique de Charlie Hebdo, mais l'accuser de propager le racisme, même inconsciemment, est un jugement à contresens de l'évolution générale du capitalisme depuis plus d'un demi-siècle. Le nouvel esprit du capitalisme n'est pas raciste. Il est même antiraciste ! Il n'en est pas moins tyrannique. Obama a montré qu'un noir pouvait bombarder l'Irak aussi bien qu'un blanc.
Il en est pour le philo-islamisme de gauche qui crie au racisme quand on manque de révérence pour le Prophète comme de la gauche républicaine et laïque qui cherche son salut dans le retour aux valeurs républicaines : encore un effort pour être communistes, camarades. En commençant par proposer à nouveau sous une forme simple et forte, aux masses de toutes les religions et de toutes les cultures le projet historique du socialisme, sans se laisser égarer par des polémiques qui ne sont lancées qu'à seule fin de diviser, dans la ligne du "choc des civilisations " de Samuel Huntington.